LES CONTES D'HOFFMANN

un dossier proposé par Christian Peter

 
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Interview de Jean-Christophe Keck

Directeur de publication des oeuvres complètes de Jacques Offenbach (OEK
aux Editions Boosey & Hawkes.


(Jean-Christophe Keck)


Musicien éclectique : instrumentiste, chanteur, chef d'orchestre, compositeur et musicologue, Jean-Christophe Keck se consacre depuis une vingtaine d'années à la promotion de l'oeuvre de Jacques Offenbach dont il est aujourd'hui l'un des plus éminents spécialistes. On lui doit notamment la reconstitution de la partition intégrale des Fées du Rhin, créée au Festival de Montpellier 2002 (la parution du CD est imminente). Il s'apprête à publier une nouvelle édition des Contes d'Hoffmann, dont il a établi une version que l'Opéra de Lausanne a programmée en février 2003 avec un succès retentissant. Nous avons voulu en savoir plus...

Vous avez entrepris l'édition de l'Oeuvre intégrale d'Offenbach. Qu'est-ce qui a motivé votre choix ? Pourquoi ce compositeur ?

Écoutez, je vais reprendre un propos du film de Fellini, Prova d'orchestra. A un moment, le réalisateur se dirige vers un instrumentiste - un tubiste - et lui demande : "pourquoi avez-vous choisi le tuba ?". Ce à quoi le musicien répond : "ce n'est pas moi qui ai choisi le tuba, c'est le tuba qui m'a choisi". Eh bien, cela peut paraître prétentieux, mais je pense pouvoir dire que c'est Offenbach qui m'a choisi ! Parce que je ne sais pas pourquoi j'ai choisi Offenbach... Ca m'est tombé comme ça. Quand j'avais cinq ans, j'entendais chez mon grand-père un disque d'Offenbach, parmi tant d'autres. Et puis, à l'âge de quinze ans, j'ai vu une série télévisée avec Michel Serrault, "Les Folies Offenbach", et là, ç'a été vraiment le déclenchement absolu : une passion ravageuse. Ce n'était pas, à l'époque, ma seule passion, mais c'était la plus forte... Maintenant, voilà vingt-trois ans que cela dure ! D'autre part, ce que j'aime chez Offenbach n'est pas forcément ce que la plupart des gens apprécient. J'aime l'aspect comique, bien sûr, mais ce que je recherche, c'est le "plus". Par exemple, prenez Jacques Offenbach et Charles Lecocq ; ou Hervé ou tout autre compositeur d'opéras bouffes. Eh bien, ce qui leur est commun ne m'intéresse pas ! Ce qui me retient, c'est le génie d'Offenbach. Chez Offenbach - vous l'avez sûrement entendu l'été dernier dans Les Fées du Rhin - il y a toujours quelque chose de vraiment génial. Ce ne sont pas des harmonies simples, une orchestration simple : il y a un "plus". Voilà ce qui me plaît surtout chez lui, son côté dramatique ; son côté tragique même. Quand, en plein coeur d'un opéra bouffe, vous sentez une douleur, quelque chose qui tire quelque part vers les sentiments : moi je trouve cela fabuleux !

Justement, à propos des Contes d'Hoffmann : on dit souvent que c'est une oeuvre à part dans la production de son auteur. Est-ce que pour vous c'est le cas ou bien y a-t-il continuité ?

On a raconté beaucoup de bêtises (rires) ! C'est là l'une des grandes images qui suit Offenbach. Quand j'entends dire : "toute sa vie, il aura été un bouffon, et il aura voulu avant de mourir faire un testament, se racheter de sa bouffonnerie avec Les Contes", je réponds premièrement qu'il n'avait pas à se racheter de quoi que ce soit : tout ce qu'il avait fait, il l'avait bien fait, et il en était parfaitement conscient ! Deuxièmement, depuis sa prime jeunesse, il avait toujours fréquenté le répertoire "sérieux". Il a écrit beaucoup de musique de chambre, de concertos, de pièces bien plus graves que ses opéras bouffes. Seulement, l'opéra bouffe, le public parisien - et viennois aussi - voulait ça ! ils voulaient cet Offenbach-là... Il a pourtant essayé maintes et maintes fois de présenter un autre visage ; avec par exemple Barkouf en 1860, Les Fées du Rhin en 64 et surtout Fantasio en 72, sans oublier Les Bergers, Robinson Crusoé et Vert-Vert. Toutes ces oeuvres qui jalonnent son parcours sont autrement sérieuses que La Vie parisienne ou La belle Hélène. Mais le public, lui, demandait de l'Offenbach comique et celui-ci lui a donné ce qu'il attendait. 

En dehors de cela, plus qu'un testament, Les Contes d'Hoffmann constituent une synthèse ; la synthèse de toute une vie. Vous y trouvez par exemple le personnage bouffe de Franz, qui est très fortement imprégné de la tradition de l'opéra-comique français. Mais ce qui en fait un chef-d'oeuvre, c'est une intensité et une puissance musicales sans précédent - qui étaient aussi tout simplement liées au fait que le compositeur était en train de mourir. Il sentait la mort arriver ; et il a travaillé avec un acharnement quelque peu surnaturel. Attention, il convient de voir cela en dehors du légendaire : la genèse des Contes s'étend de 1873 à 1880. En 1873, Offenbach n'était pas - disons - en pleine forme ; il ne l'a jamais été, mais enfin, il ne ressentait pas la proximité de la mort... Une synthèse, oui, c'est le terme qui convient pour Les Contes d'Hoffmann. Mais sûrement pas une pièce à part dans l'oeuvre d'Offenbach. 

Précisément : à propos de bêtises écrites sur Les Contes, on a longtemps soutenu que c'était un opéra inachevé... alors que vous affirmez le contraire dans l'Avant-Scène Opéra.

L'Avant-Scène a été écrite... il y a dix ans. Eh bien, en dix ans, il s'en est passé des choses ! (rires). C'était l'époque où je venais de retrouver le manuscrit du finale de l'acte quatre. Donc, tout content, j'ai dit : "oui, oui, c'est achevé !". Et maintenant, je soutiens le contraire ! (rires)... Il n'y a que les imbéciles qui ne se remettent pas en cause ! On peut dire qu'Offenbach a achevé une large partie de son opéra ; il a terminé les quatre premiers actes, sans avoir composé cependant aucun des préludes, des mélodrames, des entractes, parce que ces choses-là, il les écrivait à la dernière minute, en reprenant des thèmes, en faisant des pots-pourris en quelque sorte. Mais il a quand même écrit une large partie pour chant et piano ; il a orchestré certaines choses - mais pas TOUT. Le cinquième acte, en revanche, pose problème. Au début, on pouvait croire qu'il l'avait achevé, parce qu'on possède apparemment toute la musique écrite pour le livret de la censure. En fait, le livret de la censure a été rédigé à partir de ce qu'on avait d'Offenbach. On s'est dit qu'on allait faire une sorte de version qui allait "tenir la route"... Mais il faut bien admettre aujourd'hui que cet acte n'est pas terminé. On n'en a que quelques esquisses avec rien moins que cinq livrets différents, car Offenbach n'était jamais satisfait de ce que Barbier lui présentait. Avec tout cela, il est possible de reconstituer cet acte qui est finalement assez court. 

Mais le plus important n'est pas là ; je ne le voyais pas à l'époque, parce que je ne voulais pas le voir, tout à ma joie de penser que l'oeuvre était complète... En réalité, son inachèvement est surtout dû au fait qu'Offenbach n'a pas été là pour donner son imprimatur, pour dire : "voilà, c'est comme ça qu'il faut la représenter"... Ce qui fait qu'aujourd'hui on a beaucoup de musique pour Les Contes, on a même deux passages qui, à mon avis, sont des longueurs. Il faut donc, si l'on veut que l'ouvrage soit présentable au théâtre, faire des coupures. C'est comme pour Les Fées du Rhin qui durent quatre heures et quart : ce qui est intéressant à entendre au concert ou au disque devient un handicap à la scène. il ne faut pas oublier qu'Offenbach était le premier à tailler à grands coups de ciseaux dans ses oeuvres pour leur donner un équilibre théâtral, musical et dramatique. Lui seul, en fait, était habilité à le faire ; et il y aurait beaucoup à dire sur ce que se permettent certains chefs et metteurs en scène (et qu'ils ne se permettraient d'ailleurs pas avec Verdi ou Wagner... ). En définitive, Les Contes d'Hoffmann seront à jamais inachevés en ce sens qu'on ne sait pas ce qu'Offenbach aurait fait au cours des dernières répétitions ou après les premières représentations. Selon les réactions du public, il aurait sûrement procédé à des modifications, comme à son habitude.

En plus, les distributions prévues à l'origine ont changé ; il y avait un Hoffmann baryton, par exemple... 

Oui, on possède d'ailleurs le manuscrit de cette version pour baryton ; c'est celle qui a été présentée par Offenbach en 1879, dans ses salons. Nous avons l'intention, avec Laurent Naouri - qui veut à tout prix la chanter- de la donner un jour, mais si on la joue telle que le compositeur l'a conçue, c'est-à-dire pour voix et piano, cela signifie une restitution en concert plutôt qu'une représentation scénique ! Bien ; il y a eu, effectivement, énormément de phases de composition entre 1873 et 1880. On a récemment retrouvé une lettre de 1873 adressée à Barbier dans laquelle Offenbach dit bien qu'il souhaite donner Les Contes à l'Opéra-Comique, alors qu'on a toujours prétendu qu'il avait, dès le début, pensé l'ouvrage comme un grand opéra : eh bien non ! Cette lettre indique clairement ses intentions. Ensuite, il le pense grand opéra, puis à nouveau opéra-comique, mais il envisage quand même d'écrire des récitatifs pour Vienne et Londres. D'ailleurs, il n'y a pas de textes parlés dans le prologue et il a dû envisager la même chose pour l'épilogue afin de donner un équilibre à la pièce : deux "piliers" entièrement chantés qui encadrent les trois actes avec des dialogues parlés. Il avait même déjà ébauché quelques récitatifs pour l'étranger, mais comme il n'a pu les achever, c'est Guiraud qui s'en est chargé.

Donc, Offenbach envisageait à la fois un opéra-comique et un grand opéra pour... 

... Pour Vienne et Londres. Mais son but était avant tout d'avoir un triomphe à l'Opéra-Comique. Il avait déjà écrit pour ce théâtre sans avoir obtenu beaucoup de succès et son grand rêve - c'était devenu une obsession - était d'avoir ce triomphe, qu'il a malheureusement eu de façon posthume. Donc, dans son esprit, c'est d'abord un opéra-comique, ensuite, sachant qu'à l'étranger on ne pouvait le représenter tel quel et qu'il fallait que tout soit chanté, il envisageait de composer des récitatifs, mais c'était davantage une contrainte qu'un choix artistique.

Pour en revenir à votre édition, qu'apporte-t-elle de plus que les éditions précédentes : Oeser, Kaye... ?

 Elle apporte différentes choses... mais le plus important c'est qu'elle donne à la pièce un équilibre et une cohérence que n'ont pas les autres éditions. C'est du moins ce que disent les directeurs de théâtre... Par exemple, au cinquième acte, j'ai dû reconstituer le fameux duo Hoffmann/Stella dont on n'a que des ébauches, en écrivant des passages, car le peu d'esquisses qui existait ne permettait pas de faire un duo complet. J'ai voulu rester dans le style du compositeur... Ce qui est amusant c'est que des gens m'ont dit que le début ne faisait pas très Offenbach, or précisément c'est de lui ! Finalement, c'est ce que je n'ai pas touché qui fait le moins Offenbach... (rires)... Alors là je n'y suis pour rien ! 

Outre ce duo, il y a évidemment le final de l'acte de Venise, qui est aussi très important, car il donne au dénouement un poids dramatique énorme et rend perceptible le crescendo entre Olympia et Giulietta. A Lausanne, j'ai pris un parti qui ne figure pas dans l'édition elle-même : en effet, je trouve que le livret du final de cet acte est assez faible dans le sens où c'est Pitichinaccio qu'Hoffmann assassine par erreur. Ca a été présenté comme ça en Allemagne et le résultat n'a pas été totalement convaincant. Alors, j'ai décidé de récrire le texte en me rapprochant de la pièce, c'est à dire en faisant mourir Giulietta. La faire mourir empoisonnée n'était pas possible dans ce contexte musical, alors j'ai imaginé - spécialement pour ces représentations - une scène dans laquelle Dapertutto, après avoir tendu son épée à Hoffmann, pousse Giulietta sur l'arme, elle meurt de cette façon, ce qui s'inscrit parfaitement dans le crescendo dramatique de l'ouvrage dont je parlais. Je pourrais me faire écharper par mes collègues musicologues, mais ce n'est pas très grave, parce que musicalement il n'y a pas une note qui ne soit pas d'Offenbach, et le compositeur lui-même n'était pas très satisfait du travail de son librettiste à cet endroit. En plus, à Lausanne, tout le monde a trouvé fabuleuse cette mort de Giulietta. Cette fin figurera sûrement en appendice dans l'édition, car je trouverais dommage qu'on ne puisse pas en profiter puisque ça marche bien.

Quoi d'autre... Ce que j'ai surtout tenu à faire dans cette édition qui sera très volumineuse, c'est proposer aux metteurs en scène, aux chefs d'orchestre, aux directeurs d'Opéra, tout ce qui est possible. Par exemple pour Dapertutto, à Lausanne, nous avons donné un air inédit qui est plus beau que ceux que l'on connaît. Le "scintille diamant" est apocryphe, "Tourne tourne, miroir" est beau aussi, mais celui-là, qui est antérieur, est plus intéressant et quand je l'ai montré à Laurent Naouri, il m'a dit : "C'est ça que je veux chanter !". De même, dans l'acte d'Olympia, Nicklausse a droit à une grande scène dans laquelle il chante deux airs à la suite : un air lent et parodique d'abord, puis voyant que la poupée ne se réveille pas, il entonne "Voyez-la sous son éventail". Tout cela a probablement été voulu par Offenbach pour sa première mouture des Contes d'Hoffmann.

Étant donné que nous tentons de faire une édition commune Schott-Boosey qui sera publiée dans le cadre de l'édition Offenbach chez Boosey & Hawkes, j'ai vraiment l'intention qu'elle soit la plus exhaustive possible, avec évidemment un fil conducteur pour guider les directeurs de théâtre, les chefs d'orchestre et les metteurs en scène. Tout de même, je veux qu'il y ait beaucoup d'appendices à cette édition afin qu'on puisse donner, si l'on veut, un air antérieur comme je l'ai fait à Lausanne pour Dapertutto et Nicklausse. 

Il y a encore une chose que je voudrais ajouter : certaines pages des Contes d'Hoffmann ne sont pas orchestrées. Avant moi, Oeser et Kaye ont proposé leur propre orchestration. Par exemple, on en a trois pour "Vois sous l'archet frémissant" : celle d'Oeser, qui n'est pas inintéressante car c'était un excellent musicien ; celle qui figure dans l'édition de Kaye, qui est très dépouillée... mais bon, on est très, très loin d'Offenbach ; et la mienne. Je dirai que j'ai un avantage par rapport aux autres, c'est que, contrairement à eux, je ne travaille pas que sur Les Contes d'Hoffmann, je travaille depuis vingt-cinq ans sur toute l'oeuvre d'Offenbach et par conséquent je commence à connaître sa façon d'orchestrer. J'ai donc essayé de faire très modestement quelque chose qui se rapproche de ce qu'il aurait fait. A priori, ça a marché puisque Jean-Yves Ossonce m'a dit qu'il n'avait jamais entendu Les Contes orchestrés comme ça et que c'était très beau et très léger. Bref, ça lui a plu.

Revenons à la production de Lausanne. Vous êtes donc satisfait du résultat... 

Eh bien oui, et c'est même époustouflant. Quand je suis allé saluer avec les artistes, Frank Leguérinel qui était à côté de moi m'a dit : "Je n'ai jamais vu un triomphe pareil un soir de première". Les saluts ont duré près de vingt minutes, c'était phénoménal. Pourtant j'avais de grandes angoisses : quand j'ai vu la mise en scène de Pelly pour la première fois, lors de la générale piano, j'ai pensé : "C'est vraiment génial !" et puis on s'habitue, on se pose des questions, on se demande comment ça va marcher... De toutes façon, ce qui compte c'est l'avis du public, or public et critiques ont tous dit que c'était parfaitement équilibré et c'est vraiment ce que je recherchais. Je ne voulais pas pour Lausanne utiliser mon édition au grand complet et tout donner, je voulais que ce soit un beau spectacle et ça c'est un pari réussi. Donc, je suis très content !

Est-ce que cette production sera donnée quelque part en France ?

Alors, entre ce qui est officieux et officiel... De toutes façons elle est coproduite, donc elle sera forcément reprise à Bordeaux et à Marseille où José van Dam devrait chanter les quatre méchants, sous la direction de Stéphane Denève. Et puis, le soir de la première, il y avait dans la salle de nombreux directeurs de théâtres européens, alors, vu le succès, cette production devrait avoir une longue vie. 

Peut-on espérer un prolongement sur CD ou DVD ?

C'est prévu : de toute manière, Marc Minkowski aimerait aussi diriger l'ouvrage avec son propre orchestre, il est donc possible qu'on le donne à Grenoble quand le nouveau théâtre sera terminé. Il faut savoir également qu'à la base, ce projet était pour Natalie Dessay. Vu ses problèmes de santé, elle a dû y renoncer et c'est Mireille Delunsch qui l'a remplacée brillamment. A mon avis, le succès est tel que tout cela se fera, avec Natalie ou Mireille.
 
 

Propos recueillis par Christian Peter
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