Merci pour votre participation à la 2e édition de notre Concours des jeunes critiques.
Après une lecture attentive des textes reçus et délibérations, le jury*, placé sous la présidence de Piotr Kaminski – auteur de 1001 opéras (Fayard), critique retraité de Diapason, invité régulier de La Tribune des critiques de disques sur France Musique et du Cheveu en quatre –, a décidé cette année de ne pas attribuer de 1er prix.
Apolline Carmona-Debet (75006), 15 ans, reçoit le 2e prix, doté d’un abonnement de six mois à la chaine medici.tv.
Nos plus vives félicitations accompagnent la publication de sa critique ci-dessous.
* Sonia Hossein-Pour ; Maxime de Brogniez ; Yves Jauneau ; Christophe Rizoud ; Thierry Verger
Euridyce (et Orphée)
Orphée tirerait son nom d’orphen, l’obscurité en grec. Si tel est le cas, pourquoi est-il présenté comme un héros lumineux et vertueux par Gluck, Monteverdi et bien d’autres alors même que son aboulie aux Enfers a entrainé la mort d’Euridice ? Antonio Sartorio et Aurelio Aureli, compositeur et librettiste de cet Orfeo, semblaient avoir entrevu les limites du mythe dès 1652. Bien loin du traditionnel amant tendre et éploré, Orfeo, consumé par la jalousie, ajoute à ses torts celui d’ordonner la mort de sa chère fiancée, qu’il soupçonne injustement d’adultère. Le volage Aristeo, digne frère du pathétique Orfeo, délaisse, quant à lui, la princesse Autonoe pour mieux courtiser la promise de ce dernier. Il s’abandonne ensuite à l’alcool, après avoir provoqué la mort d’Euridice, dont il entendait se faire aimer de gré ou de force. La médiocrité des protagonistes masculins est d’autant plus manifeste qu’elle contraste vivement avec la volonté et la droiture d’Euridice et Autonoe, féministes avant l’heure. Entre les deux infortunées fiancées que la jalousie pourrait diviser naît une alliance et une sororité. Par leur décision commune de prendre leur destin en main, elles rappellent bien plus la lutte actuelle pour l’émancipation des femmes que leur statut social durant les quatre derniers siècles. Pour souligner encore l’aspect provocateur et actuel de l’intrigue, Erinda, entremetteuse libérée de toute norme de bienséance, interprétée par un ténor, monnaie ouvertement ses plaisirs à un jeune berger. À cet enchevêtrement détonnant s’ajoutent deux spectateurs que tout oppose : l’un, Esculape, second frère cynique d’Orphée, l’autre, Chiron, vieux centaure désabusé, accompagné de ses deux élèves inconséquents (Achille et Ercole, interprétés avec conviction par Abel Zamora et Fernando Escalona), témoin impuissant du drame se jouant sous ses yeux.
Cet opéra, créé en 1652, est habilement mis en scène par Benjamin Lazar, qui choisit un décor intemporel et offre ainsi une lecture résolument moderne du mythe, appropriée au livret. L’hémicycle sur scène illustre tant l’arène antique et le théâtre du XVIIe siècle que le cirque ambulant actuel. Quant aux miroirs tournants qui ceignent la scène, ils permettent aussi bien la réflexion des personnages – métaphore de l’introspection quelque peu tardive des “héros” masculins et leur rédemption -, que leur dissimulation. Enfin, l’estrade rotative au centre incite les chanteurs à rester immobiles pendant leurs airs les plus émouvants tout en rythmant l’action : un moyen efficace d’éviter au spectateur les gesticulations déplorables de certaines scénographies tentant désespérément de meubler l’ennui. Seul détail ternissant cette mise en scène remarquable, les costumes, exception faite de celui de Chiron, doté de bottes hautes sans talons et de béquilles suggérant habilement les quatre pattes du centaure, qui n’atteignent pas le niveau esthétique de la mise en scène et des voix.
L’opéra, déjà joué dans la même production à Montpellier, change de distribution pour quelques représentations à l’Athénée puis une tournée à travers toute la France, et accueille de jeunes artistes lyriques sélectionnés sur plusieurs centaines de candidats. Ainsi, Lorrie Garcia (Orfeo) et Michèle Bréant (Euridice) interprètent le couple principal et, après un début timide, surmontées par un orchestre pourtant mesuré, montrent progressivement toutes les nuances de leurs voix au travers des différents obstacles que leurs personnages rencontrent. L’air Orfeo tu dormi touche particulièrement par le timbre clair de Michèle Bréant. La voix puissante d’Autonoé, incarnée par la soprano Anara Khassenova, permet de révéler le courage à toute épreuve de son personnage et de faire de cette princesse une adversaire de taille pour Aristeo. La basse d’Alexandre Baldo (Esculape et Hadès) convient parfaitement à l’austère descente aux Enfers d’Orfeo. Plus marginalement, Clément Debieuvre (Erinda) brille dans deux duos. Il trouve en Guillaume Ribler, contre-ténor dont la voix de fausset fait l’étalage d’une apparente innocence cachant la véritable débauche d’Orillo, un interlocuteur de choix, sur le plan vocal comme théâtral. Ces deux personnages au jeu bondissant apportent des interludes bouffons bienvenus au milieu d’un opéra dramatique. De surcroît, la collaboration entre Aristeo (Éléonore Gagey) et Erinda, sa confidente, produit des airs de compassion intimes. La révélation de cette distribution est sans doute la mezzo-soprano Éléonore Gagey : sa voix profonde lui permet de communiquer toute l’insatisfaction et le désespoir de ce personnage ambigu. Malgré sa lâcheté, celui-ci semble faire amende honorable auprès d’Autonoe en lui donnant l’occasion de le tuer par vengeance. Son timbre chaud séduit le spectateur et le trompe dans les intentions du personnage. La tristesse, le dédain, la confusion, tout est chanté avec une poignante sincérité par la mezzo-soprano à la diction excellente, qui emmène le spectateur dans les affres de cet anti-héros.
La partition de Sartorio, oscillant entre des parties parlées-chantées et de véritables airs, n’est pas révolutionnaire, contrairement au livret. Malgré quelques arias remarquables, la plupart sont rapidement oubliés après la dernière note. La direction musicale de Philippe Jaroussky, qui avait déjà enregistré un album compilant ces airs il y a quelques années, sur l’Ensemble Artaserse, permet d’accompagner sans accroc les chanteurs en ne prenant jamais le pas sur leur voix, mais sans non plus faire de l’orchestre un atout musical.
Bien éloigné de la trame standard du mythe d’Orfeo, cette production d’opéra est remarquable, tant par la mise en scène que par la distribution. Passant outre quelques défauts, le spectateur découvrira, émerveillé, un Orphée en dehors des sentiers battus.
Sartorio, Orfeo – théâtre de Poissy, Samedi 18 Janvier 2025
L’opéra Orfeo d’Antonio Sartorio est mis en scène par Benjamin Lazar, dirigé par Philippe Jaroussky. L’orchestre est l’Ensemble Artaserse.