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DFD 100 – Les pianistes de Dietrich Fischer-Dieskau

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Actualité
4 juin 2025
Des aventures à deux à l’infini

Infos sur l’œuvre

Détails

Des milliers de lieder, des dizaines de partenaires, certains inspirés-inspirants, d’autres moins… Avec eux il a construit un legs inestimable, avançant, cherchant, progressant inlassablement au long d’une vie entière : si toutes les qualités étaient là dès le départ, le meilleur, en tout cas l’essentiel, vient à la fin.

Tentons un catalogue (avec grand risque d’oublis) : Hertha Klust, Günther Weissenborn, Michael Raucheisen, Jörg Demus, Margrit Weber, Gerald Moore, Geoffrey Parsons, Erik Werba, Karl Engel, Christoph Eschenbach, Sviatoslav Richter, Maurizio Pollini, Murray Perahia, Benjamin Britten, Leonard Bernstein, Aribert Reimann, Daniel Barenboim, Cord Garben, Alfred Brendel, Vladimir Horowitz, Wolfgang Sawallisch, Hartmut Höll…

C’est un jeu à deux, bien sûr. Lequel inspire l’autre ? Ça dépend…
Il y a les respectueux, les impressionnés, les sages, les prudents, mais aussi les fous, les insolents, les inspirés… Il faut certes une personnalité bien dessinée et sûre d’elle pour résister à cet ouragan, à cette stature, à cette puissance, à cette somme de savoir, de réflexion sur son art, à cette liberté aussi.

À l’aventure

« Le fond de ma nature c’est que je suis aventureux », dit-il, « ce qui implique d’être lustig », le mot est intraduisible : joyeux, hardi, et pourquoi pas loustic…

De là qu’il aime les audacieux. N’oublions pas qu’il a voulu que son parcours de chanteur s’achève sur les mots de Falstaff : Tutto nel mondo e burla. Rien n’a d’importance, n’est-ce-pas. Et pourtant tout compte, notamment les détails, l’accent sur un mot, une modulation dans un postlude de Schumann…

Répétition de Rückblick (de Winterreise) avec Alfred Brendel (1979)

Il y a deux DFD (au moins, évidemment…), mais posons le postulat qu’il y a celui des studios et celui de la scène. Par bonheur nous possédons des vidéos de concert, qui ont conservé cet œil qui brille, cette espièglerie, et soudain cette gravité insondable, cette plongée en soi, vers un ailleurs. Tout-à-coup il n’est plus là, plus vraiment là, la musique l’a emporté, ou une image, un vers, un mot.

Écouter l’incroyable Dichterliebe de 1976 avec Vladimir Horowitz, à Carnegie Hall, les caprices insolents d’Horowitz, aussi inventif que dans ses hoffmannesques Kreisleriana. On sent DFDd’abord un peu décontenancé dans Im wunderschönen Monat Mai, et puis il lui emboite le pas, allons-y, ce soir on improvise. C’était le concert du siècle, ils avaient attendu trois heures et étaient à bout de nerfs…

Carnegie Hall, 18 mai 1979, vers minuit. Les fulgurances d’Horowitz.

Et la non moins ébouriffante confrontation avec Alfred Brendel filmée en studio en 1979, mais aussi électrique qu’un concert ? Le pianiste s’empare fermement de Winterreise pour timbrer comme jamais (la main gauche !), semblant dire : « Je me charge de l’architecture, de la solidité des murs et des poutres, sens-toi libre… » Dès lors, vit-on jamais plus d’enfance dans les yeux de DFD, plus de candeur, de désarroi, et entendit-on demi-teintes non pas tant fragiles que dénudées (Gute Nacht ou Einsamkeit), mais aussi une telle insurrection vitale portée par les cavalcades du piano (Erstarrung), tant de fierté et de force (Das Wirthaus) et de puissance un peu bravache, sur ces accords si construits, si pleins, si rutilants, plus de courage dans Die Nebensonnen et tant de résolution dans le Leiermann à regarder la mort en face. Toujours ce désir de chercher, de révéler une face inexplorée d’une œuvre chantée cent fois. Une autre face de soi-même. Impudeur de ce géant, offrant ce qu’il a de plus secret, donc de plus partagé avec tous.

L’abandon au moment

Mais faut-il parler de désir de chercher ? C’est bien plutôt l’abandon au moment, l’esprit d’aventure, la liberté – peut-il y avoir un mot meilleur ? Ce qui étonne là, peut-être à cause du socle si dru, si altier que lui sculpte Brendel, c’est l’oubli de tout ce que DFD peut savoir de ce Voyage d’hiver, c’est-à-dire les moindres intentions, inflexions, connotations, pour réinventer à neuf, se laisser porter par l’impulsion de l’instant (« Zum Augenblick dürft’ ich sagen : Verweile doch, du bist so schön ! » dit Faust).

Die Winterreise, avec Alfred Brendel en 1979 : retrouver en studio l’électricité du concert.

Sans doute nombre de ses partenaires ont-ils ressenti ce que Hartmut Höll, qui accompagna ses dernières années d’interprète, nous confiait naguère :

« Pour le décrire, le mot le plus important est : liberté. Liberté dans l’interprétation, dans le traitement du rubato, dans l’intuition. Avec lui, le moment gouvernait tout. Donner un concert avec lui était un véritable moment de musique de chambre. Sa technique vocale était époustouflante, sa voix mixte était exceptionnelle, il pouvait tout oser ».

Les pionniers

Mais avant les rencontres au sommet avec les plus grands noms du piano, il y eut les pionniers.
Et d’abord Klaus Billing, qui dès 1948 accompagna un DFD de 23 ans dans son premier Voyage d’hiver et dans un Schwanengesang prodigieux, qui donne le sentiment que tout est là, déjà.

Un peu oubliée aussi, il y eut Hertha Klust qui accompagna (avec quelle élégance et un toucher aérien) les ébrouements du trentenaire au timbre somptueux qui savait tout faire… Des messa di voce, des passages en voix mixte impalpables, et des effets veloutés à se pâmer (écouter le Liederkreis op.24 ou Tragödie de Schumann ou Myrten ou ce Mein Wagen rollet langsam, qui tutoie la préciosité)

Erstes Grün (Schumann, Kerner Lieder, op. 35 n° 4) avec Hertha Klust, 1954

À peu près à la même époque, Günther Weissenborn fut le parfait alter ego, distingué et discret, du jeune lion. Leurs Schumann aux temps de la monophonie étaient aussi perlés du côté du piano que de la voix, celle-ci d’une clarté confondante, s’allégeant miraculeusement pour s’unir à ce toucher si délicat, au meilleur sens du terme, jamais épais, et enivrent par leur parfum de Vieille Europe, parfaitement cultivée, raffinée, savante et probe. Il s’agissait de rebâtir sur les ruines, en se ressouvenant du monde d’avant. D’où peut-être ce sentiment de paradis perdu que laissent les Kerner Lieder op. 35 : dans Stille Thränen, leur pudeur, une vibration à deux, les trémolos de la main gauche dans l’extrême grave, la respiration du postlude, leur effacement à deux dans Wer machte dich so krank ? jusqu’au quasi-silence d’Alte Laute. Le jeune lion était un jeune génie et Weissenborn en avait saisi la force farouche, mais aussi la fragilité inquiète, la gravité essentielle, l’envie de, oui, s’effacer.

Zwielicht, ext. du Liederkreis op. 39 (Schumann/Eichendorff) avec Günther Weissenborn (1954-55)

Et puis il y eut les fidèles…

Au premier rang desquels le cher Gerald Moore, avec lequel il enregistra plus de cinq cents lieder. Dès 1951, il était là, pour une Belle Meunière, choix de jeunesse évident, mais, plus étonnant, pour les Heine Lieder du Schwanengesang et un Ihr Bild stupéfiant, hagard, désolé. Trop sage, Gerald Moore ? Trop bien élevé ? Lui dont le titre des mémoires « Dois-je jouer moins fort ? » est tout un programme… Mais qui avait été choisi par Elisabeth Schumann et Maggie Teyte, John McCormack et Kathleen Ferrier et qui le serait par Hans Hotter, Elisabeth Schwarzkopf et Victoria de los Angeles… Il se mit au service de DFD pour établir en studio (le piège du studio) une certaine perfection, une pierre de touche incontestable, et infatigablement polie au fil d’enregistrements repris de décennie en décennie, sous la férule de Walter Legge. Devant tant de perfection, qui oserait émettre la moindre réserve ? Rythme impeccable, respect des plus infimes nuances, bon goût immarcescible, on attend la faille, on l’espère même, il n’y en aura pas.

Schubert : Der Lindenbaum et Im Frühling, avec Gerald Moore à Londres en 1959

En revanche, dans leurs récitals de Salzburg, le fondu des deux voix, celle du chanteur et celle du piano, donne des résultats magiques. Face au public, l’imagination de DFD semble s’ouvrir, et Gerald Moore, réactif et vif-argent, suit aussitôt les moindres impulsions de son partenaire. Pour le coup c’est bien le chanteur qui inspire, mais le pianiste se laisse inspirer avec bonheur. Et alors sa légèreté de toucher, sa simplicité, son absence d’ego, son caméléonisme, cette faculté de prendre les couleurs de DFD, font des merveilles (écouter Mondnacht, de Schumann en 1959 ou l’invraisemblablement beau Im Frühling, de Schubert (1957) ou les grandioses Vier ernste Gesänge (1958) : Brahms fut-il jamais aussi mobile, impulsif, frémissant, à la fois ténébreux et aérien ? Pareille fusion de deux sensibilités a quelque chose de bouleversant.

Brahms : Vier ernste Gesänge, avec Gerald Moore, Salzbourg 1958 (hélas, on n’a que le son, mais quel son !)

À un degré moindre, Jörg Demus fut aussi un partenaire durable. Sérieux, professionnel, parfois prosaïque, il assure, pour le dire familièrement. Fut-il, même s’ils enregistrèrent beaucoup ensemble dans les années cinquante et soixante, vraiment un inspirateur ? Le jeu des comparaisons est cruel parfois.

D’où vient l’impression un peu grise laissée par Christoph Eschenbach, avec lequel pourtant il enregistra tout Schumann. Oh, tout est en place, bien réalisé. Sachant qu’il s’agit d’un travail de studio, avec des arrêts, des reprises, peut-être du montage. Peu de primesaut, et cela s’entend. Et même pour cette Belle Meunière filmée à la salle Pleyel le 2 avril 1992 et en public… Quel contraste entre la voix fragile, réduite à son art, mais si humaine, si démunie de tout ce qui fit sa splendeur, ce filet de voix parfois (mais l’élégance, le charme de l’homme, plus beau que jamais !) et ce piano technique et professionnel, si peu habité, hâtif, au toucher neutre – et jamais ludique, ni complice.

Schubert : Die schöne Müllerin, avec Christoph Eschenbach, salle Pleyel, 2 avril 1992

En dira-t-on autant de Sviatoslav Richter, qui déploie une autorité, une énergie considérable (par laquelle DFD se disait impressionné), mais qui semble aller son chemin, en tête-à-tête avec sa partition, tandis que le chanteur va le sien, parallèlement. Cela peut donner des confrontations formidables (Auf der Brück !) Tous deux maîtres de leur art certes, mais se nourrissent-ils ou s’inspirent-ils l’un l’autre ? On se le demande. Une sublime Belle Maguelonne en public à Aldeburgh inciterait à dire que oui, et que ce n’est pas toujours un combat.

Schubert : Auf der Brück, avec Sviatoslav Richter en 1978 (filmé au château d’Ismaning en Bavière)

De même la rencontre avec Maurizio Pollini, autre pianiste de génie, pour un Voyage d’hiver à Salzbourg en 1978, met en confrontation un piano qui se veut très objectif et un chanteur très expressionniste ce soir-là, et laisse le sentiment d’une rencontre qui n’a pas eu lieu.

Inspirants, d’autres, à coup sûr, le furent

Un Wolfgang Sawallisch, ô combien ! C’est un sentiment assez difficile à exprimer et à expliquer, et c’est peut-être pure subjectivité, mais il y a dans le toucher du pianiste une invention, une manière de faire ressortir un contrechant inattendu (fruit de sa clarté d’analyse de chef d’orchestre ?) qui semblent ouvrir chez DFD une égale imagination créatrice. Ainsi dans quelques Schumann en public (Salzburg, Kleines Festspielhaus, 4 août 1975) : In der Fremde ou Zwielicht (du Liederkreis op. 39), rêveurs et aériens comme jamais, avec des couleurs, une mélancolie inouïes, une mobilité aussi, une versatilité de sentiments, une instantanéité, qui sont l’esprit même de Schumann, et sans doute (peut-être) de DFD, homme d’instinct autant que d’émotion.

Et que dire de ce piano orchestral, de ces rues nocturnes, de cette pluie qui goutte, de cette lune blanchâtre que Sawallisch suggère dans In Danzig de Pfitzner ; le timbre de Fischer-Dieskau se fait blafard, brumeux, lointain, comme pour incarner un instrument de plus dans l’orchestre de Sawallisch. En bis, le même soir Verschwiegene Liebe de hugo Wolf ose le filet de voix, l’impondérable, tandis que le pianiste tente le presque rien, l’infinitésimal, pour dire l’amour silencieux et beau comme la nuit, dans une parfaite communion d’esprit.

Richard Strauss : Morgen avec Wolfgang Sawallisch, en 1974

Qu’on écoute le Knaben Wunderhorn avec Daniel Barenboim, d’une décontraction qu’évidemment DFD n’avait pu se permettre avec Schwarzkopf et Szell). Cette intégrale Mahler est d’un bout à l’autre admirable et Barenboim semble réinventer la musique à mesure qu’il la joue. L’audace des accents, la respiration, l’ironie (et la beauté du toucher). On se prend là à penser que Mahler, c’est le vrai monde de DFD (après quoi, on se resaisit… Des mondes, combien en a-t-il ?…)

Mahler : Des Knaben Wunderhorn, n°1, Der Schildwache Nachtlied, avec Daniel Barenboim

Mais davantage encore, qu’on écoute (stupéfaction garantie) les Lieder eines Fahrenden Gesellen enregistrés à Londres en 1970, et en public. Interprétation hallucinée, glaçante, tragique, grinçante, déchirée. Nul doute que le piano audacieux, insolent, déchainé de Karl Engel y est pour beaucoup… DFD se met au diapason. Écoutez ces « Oh weh », ce désespoir irrémissible.

Mahler : Lieder eines fahrendes Gesellen, en public à Londres (1070) avec Karl Engel

Et ce je ne sais quoi de sauvage qui éclate dans le récital de Stockholm en 1970, cet Erlkönig brutal et insinuant comme jamais, ce Schwager Kronos carnassier, tous ces lieder d’après Goethe, n’est-ce pas à Karl Engel, lui aussi débordant de rage et d’audace, qu’ils doivent leur impulsivité, leur insolence, ou, dans le cas des Hugo Wolf, leur dépouillement : le piano explore, avance vers le silence, et le chanteur s’expose de plus en plus (Anakreons Grab) avant d’oser le Musensohn le plus désinvolte de sa discographie, aussi déluré que le piano piaffant d’Engel.

Schubert : Der Erlkönig, concert à Stockolm, 1970, avec Karl Engel (tout ce CD ORFEO est extraordinaire)

Encore un Mahler : Leonard Bernstein, autre impertinent de génie, réinvente Ich bin der Welt abhangen gekommen et emmène DFD explorer des espaces inconnus… Le tempo est encore un peu plus lent qu’avec Barenboim, mais surtout le rubato bernsteinien, sa manière de déchiqueter la matière sonore, ses accents imprévisibles, parfois sur des dissonances, inspirent à DFD une version blême, aux phrasés étirés à l’infini, des passages en voix mixte, une errance hallucinée, qui peut-être l’étonnèrent lui-même.

Mahler : Ich bin der Welt abhangen gekommen, avec Leonard Bernstein

Parmi ceux qui l’accompagnèrent à la fin de son parcours il faudrait au moins nommer Aribert Reimann, avec lequel il explora le répertoire du vingtième siècle, Hindemith, Webern ou Nietzsche… et dont il créa Lear.

Et enfin s’arrêter à Hartmut Höll, le partenaire des dernières aventures en récital.

Avec Höll, il existe un extraordinaire, quasi mortifère Dichterliebe à Nuremberg en 1991. Fischer-Dieskau, 66 ans, la voix blessée, mais toujours fouillant, taraudant, excavant les arrières-fonds de chacun des lieder du cycle, beugle (pardon !) Ich grolle nicht, et Höll se fait brutal lui aussi. Brutal ? Non ! grandiose et funèbre ! 

Mais il y a aussi avec Höll un florilège Schumann, avec des lieder que DFD a chantés toute sa vie et qui prennent l’allure d’un legs, non pas d’une leçon, mais d’une manière d’être, d’une sensibilité, d’une confidence, Mein Wagen rollet langsam, Ich wandelte unter den Bäumen, Schöne Wiege meiner Leiden… Tous admirables.

Un florilège Schumann en guise de legs, avec Hartmut Höll

« Je n’ai jamais compris qu’on puisse dire de lui qu’il était un chanteur intellectuel, ou trop étudié. Jamais je n’ai rencontré de chanteur aussi rapide dans l’accès à l’essentiel. Il était simplement génial, et lorsqu’il chantait, il engageait tout son corps avec une intensité absolue », dit Hartmut Höll.

« Le fond de ma nature c’est que je suis aventureux », confirme Dietrich Fischer-Dieskau…
Libre.

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