C’est par une exécution magistrale de l’oratorio Solomon qu’a débuté cette année le festival Haendel de Göttingen. Créé à Londres à la fin des années 1740 il est basé sur un livret dont l’auteur n’est pas précisément identifié. Les sources sont la Bible et les écrits de l’historien que nous connaissons sous le nom de Flavius Josèphe. Salomon – nous adoptons la forme française – y est dépeint comme le souverain qui a œuvré à la réalisation du dessein divin que son père David n’avait pu mener à bien.
On le voit ainsi, au premier acte, célébré par la communauté pour sa puissance, qui lui a donné la victoire sur ses ennemis, assurant la prospérité d’Israël et permettant ainsi l’achèvement du Temple à Jérusalem. Marié une princesse égyptienne, il exprime sans détour la force de l’attrait charnel qui les unit. Au deuxième acte il apparaît comme le sage qui sait démêler le vrai du faux, dans l’épisode célèbre du Jugement de Salomon. Le dernier acte évoque la venue à Jérusalem de la Reine de Saba ; le roi-musicien expose avec complaisance les attraits de son pays, et elle s’émerveille tant de ce qu’elle voit que des propos du Roi. Elle prend congé et les compliments réciproques suggèrent une connivence érotique latente, peut-être parce que le librettiste se souvient de la légende qui leur prête une descendance ou parce qu’il connaît l’histoire du souverain et sait que le sage Salomon tombera dans le péché en cédant à son penchant pour les charmes féminins exotiques.
A la création, l’œuvre eut peu de succès, si celui-ci se mesure au nombre des exécutions publiques. Sortie de ce contexte et délivrée des pesanteurs de la conjoncture londonienne de 1749, elle peut être abordée librement sans autre souci que la fidélité aux intentions de Haendel, pour autant qu’elles soient compatibles avec les contraintes financières qui pèsent toujours sur une exécution « informée ». Et pour ce qui est de la fidélité aux intentions du compositeur, on peut être sûr que celle de George Petrou est pleine et entière. Sa direction, dès l’ouverture, est un modèle d’efficacité et de finesse : la musique est d’abord légère et dansante, diffusant toute la joie liée à l’inauguration du temple, puis elle avance, mesurée et peu à peu solennelle, comme serait un cortège, et puis elle s’élance en gerbes brillantes que l’exécution des virtuoses de l’orchestre tisse avec des subtilités de dentellières. D’entrée, on est conquis, et cette lecture péremptoire s’impose comme une évidence. George Petrou sait où il veut aller, et il nous entraîne, guidant magnifiquement chœur et orchestre dans une exécution accomplie. Il faudrait citer tous les pupitres pour n’en oublier aucun, tant ils concourent au triomphe de la musique.
© Alciro Theodoro da Silva
Cette impression constante d’une lecture d’orfèvre, qui révèle les innombrables nuances de la partition, comble et entraîne dans la progression de l’exposé, l’enchaînement des récitatifs et des airs, dans la variété des couleurs chorales, par le contrôle incessant des variations des tempi, le dessin et le modelé des accents, avec quelques appoggiatures qui les solennisent sur des conclusions, sans oublier l’énergie communicative qui exprime la ferveur ou la fierté, cette impression constante captive au point qu’elle nous a fait regretter l’interruption du concert après le deuxième acte. Réflexion faite, celle-ci a eu, outre l’avantage pour les artistes de se reposer un peu – ils étaient la veille à la Philharmonie de Hambourg avec le même programme – de mettre en relief un épisode sans lien direct avec le précédent.
On voudrait savoir retrouver le lyrisme des auteurs bibliques pour louer comme il convient les membres du chœur, tant féminins que masculins, pour cette prestation digne de tous les éloges. Vigueur, moelleux, ils transmettent avec une clarté confondante la charge sonore et affective de leurs parties et on n’oubliera pas de sitôt la fermeté abrupte de certaines attaques ou la suavité éthérée de leur final du premier acte, pour ne rien dire de l’époustouflant final, où la richesse sonore enivre, submerge et soulève l’adhésion et l’admiration. C’est parmi ces artistes que le ténor Isaak Lee a été recruté pour le récitatif du serviteur qui informe Salomon de la présence des deux femmes sollicitant sa justice. Il s’en acquitte avec une belle projection et un souci perceptible de nuancer autant que possible.
© Alciro Theodoro da Silva
Le temple achevé, les membres de la tribu de Lévi se sont voués à le servir. Un lévite est donc présent, qui est à la fois le témoin de la grandeur de Salomon dont l’entreprise de construction du Temple a été couronnée de succès, et le gardien de la Loi qui rappelle au souverain que seul Dieu permet aux hommes d’être grands, et qu’être vertueux est la condition pour que cela dure. Présenté comme un baryton, Armin Kolarczik a des graves profonds et sa fermeté vocale est celle qui convient à son rôle, avec assez de souplesse et de longueur de souffle pour vocaliser très honorablement.
© Alciro Theodoro da Silva
Carlotta Colombo incarne, le mot n’est pas de trop car son visage exprime les émotions correspondantes, la mère véritable, celle qui préfère renoncer à son enfant plutôt que de consentir au partage affreux proposé par Salomon. Elle le fait sans outrer le pathétique, conservant au personnage une noblesse vocale qui témoigne de celle de ses sentiments ; elle fait entendre sa sérénité retrouvée dans la délicieuse pastorale qui met en valeur la douceur et la souplesse de l’émission.
© Alciro Theodoro da Silva
Triple rôle pour Francesca Lombardi Mazzulli, successivement l’épouse de Salomon, la mauvaise mère et la reine de Saba. Epousant le rythme qui exprime la sensualité de la première, qui répond à celle du roi, la voix s’élance sur le tapis caressant de l’orchestre, comme aiguillonnée par le plaisir, et le trille à la reprise semble chercher à prolonger la volupté. La fausse mère nous parvient plus pétulante dans ses revendications que hargneuse dans sa détermination mais cela ne change guère. Au troisième acte le châle constellé de sequins annonce la souveraine aux richesses légendaires ; si au premier air on reste un peu perplexe car il semble surjoué, l’air du départ est exemplaire dans l’alliance de la souplesse et de la tenue, en duo avec les délicates volutes des bois.
© Alciro Theodoro da Silva
Un personnage – peut-être caricature de l’actualité de la cour anglaise – ne cesse d’entonner la louange du Roi. C’est au ténor James Way qu’il revient d’incarner ce courtisan. Il lui confère la faconde et l’éclat d’une voix ferme, bien projetée et bien timbrée. Il vocalise bien, mais mieux quand sa voix est chauffée.
Heureuse découverte pour nous, Lena Sutor-Wernich s’impose d’emblée dans le rôle-titre par la profondeur d’un timbre qui subjugue. Présentée comme mezzo-soprano, sa voix nous semble aussi riche que celle d’un alto, et cette densité sonore, qui accompagne d’une souplesse évidente et d’une étendue où on ne distingue pas les passages, installe aussitôt le personnage du souverain dans sa plénitude. Tour à tour noble, sensuel, soupçonneux, autoritaire, séducteur, la voix fait miroiter ces facettes et les mimiques accompagnent l’expressivité, par exemple quand le Roi écoute, soupçonneux, l’exposé des deux femmes. Ajoutez la prestance de la femme et une vague ressemblance avec Faye Dunaway, vous aurez une idée de la fascination pour l’interprète. Elle a soulevé des acclamations sans nombre aux saluts, car l’enregistrement pour NDR Kultur nous avait contraints au silence jusqu’à la fin de chaque acte. Les longs rappels et les ovations debout ont libéré toute l’énergie que cette interprétation nous avait infusée. Louange à Haendel, le chantre de ce roi-musicien !