Après deux décennies d’absence, Salomé est à nouveau à l’affiche du Metropolitan Opera dans une nouvelle production signée Claus Guth. Pour sa première collaboration avec le théâtre new-yorkais, le metteur en scène allemand a réalisé un spectacle grandiose, extrêmement fouillé et complexe qui captive d’emblée le spectateur, en dépit de quelques libertés discutables prises avec le livret. L’intrigue est transposée à l’époque d’Oscar Wilde, le décor monumental imaginé par Etienne Pluss, se divise en deux niveaux : un gigantesque salon victorien, aux parois de couleur noire et, surgissant des dessous, l’intérieur d’un blanc crayeux d’une citerne sans ouverture, dans laquelle Jochanaan à demi-nu est enchaîné. Peu de meubles dans le salon, si ce n’est une dizaine de chaises noires et une statue représentant un homme à tête de bélier, sans doute le dieu égyptien Khnoum. Au lever du rideau, l’on entend le carillon d’une boîte à musique tandis que sur un écran est projetée l’image de Salomé enfant qui démembre sa poupée, une petite fille dérangée en somme, qui a sans doute subi d’indicibles sévices. Ce n’est pas la première fois que Guth va chercher dans l’enfance de son héroïne les traumatismes qui justifient son comportement. Déjà dans sa production de Rigoletto à l’Opéra Bastille, trois Gilda apparaissaient sur le plateau. Ici, l’on découvre rapidement que Salomé est accompagnée par six clones d’elle-même à des âges différents qui portent toutes une robe noire à col blanc comme les petites filles sur un cliché de la photographe américaine Diane Arbus qui a inspiré Stanley Kubrick pour son film Shining. De fait, la danse des sept voiles, dépourvue de tout érotisme, devient la danse des sept Salomé qui se reflètent dans les plateaux d’argent que brandissent des serviteurs vêtus de noir, en cercle autour d’elles, face à Hérode qui contemple la scène en maître de ballet dominateur, coiffé d’une tête de bélier. Lorsque la musique atteint son paroxysme, Salomé brise la statue de Khnoum, se libérant ainsi de l’emprise du beau-père incestueux. Le dernier tableau, très réaliste, nous montre Jochanaan assis sur une chaise, la tête posée sur les genoux. Ce tableau est d’autant plus saisissant au cinéma, car la caméra se plait à multiplier les gros-plans sur le corps décapité du personnage. A la fin de l’opéra, Salomé n’est pas tuée par les soldats d’Hérode, elle s’éloigne vers le fond de la scène, nimbée par la pâle lumière que projette la lune tandis que son beau-père s’effondre victime d’un malaise cardiaque.

La distribution, parfaitement homogène est dominée par l’impressionnante prestation d’Elza van den Heever qui avait chanté sa première Salomé sur la scène de l’Opéra Bastille à l’automne 2022. La soprano d’origine sud-africaine possède les moyens exacts du rôle. Son timbre clair et ses aigus lumineux évoquent la jeunesse du personnage, la voix dont le volume lui permet de dominer l’énorme masse orchestrale déchaînée par le chef, est également capable d’émettre d’impalpables pianissimi, quant à l’incarnation, elle est tout simplement admirable tant la chanteuse se glisse avec aisance dans la conception de Guth. Cette Salomé hallucinante et hallucinée livre un monologue final d’une rare intensité dramatique. Face à elle Peter Mattei campe un Jochanaan hiératique et distant. Si le timbre manque de profondeur sépulcrale dans sa première intervention, le personnage est admirablement campé par cet immense interprète au chant noble et stylé. Gerhard Siegel possède une voix large et bien projetée qui lui permet d’être un Hérode particulièrement inquiétant, tour à tour libidineux et obscène vis-à-vis de Salomé et terrifié par Jochanaan. Vêtue d’une robe rouge qui tranche dans ce décor sans couleurs, Michelle DeYoung incarne une Hérodias autoritaire et revancharde qui écrase son mari de son mépris. Elle apporte à son personnage un timbre chaud et une voix saine, loin des chanteuses en fin de carrière que l’on entend habituellement dans ce rôle. Piotr Buszewski, doté d’une voix claire et sonore est impeccable en amoureux transi et craintif qui meurt en venant s’empaler sur le barreau avec lequel Salomé le menace. Enfin le page de Tamara Mumford possède un timbre fruité et prometteur.
Yannick Nézet-Séguin tire du somptueux orchestre du Met des couleurs chatoyantes. Même dans les pages les plus retentissantes. Il maintient une transparence orchestrale qui fourmille d’infinis petits détails dans des tempi globalement lents et reçoit une ovation bien méritée au rideau final.
Le samedi 31 mai, le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live, Le Barbier de Séville de Rossini dans une production de Bartlett Sher.