On se frotte les yeux en découvrant ce coffret. Une nouvelle Elektra de Richard Strauss ? La discographie est pourtant pléthorique, et ne manque pas de références indiscutables, de Karl Böhm à Giuseppe Sinopoli (tous deux chez DG) à Georg Solti (Decca). Un enregistrement fait en studio ? Même si le livret d’accompagnement est très avare en explications, il semble bien que ce soit le cas. Il existe donc encore des endroits où il est possible de réunir les 150 musiciens requis par la partition, et de les faire travailler plusieurs jours de suite pour obtenir un produit final qui réponde à une idée claire du chef. Cela fait chaud au cœur. Reste à savoir si les objectifs sont atteints.
Commençons par les réussites, qui sont réelles. Sachant que ses concurrents ont pour nom Vienne, Berlin ou Dresde, Julien Salemkour évite la confrontation directe. Plutôt que d’essayer vainement d’égaler ces phalanges en termes de rutilance, de décibels et de couleur, il va tenter de nous montrer qu’on peut diriger Elektra autrement. En limitant les déflagrations de puissance et en tentant de serrer le texte déclamé par les chanteurs au plus près possible. Une Elektra vue de l’intérieur en quelque sorte, avec un tissu orchestral qui sonne dense, compact, presque sobre, alors que l’habitude des chefs est d’y éparpiller la matière sonore, et de faire briller ces bijoux étalés sous les oreilles de l’auditeur. Tout est mat, presque gris. Ce qui nous oblige à changer nos habitudes d’écoute mais se révèle finalement intéressant, et permet surtout de prêter une nouvelle attention au magnifique texte d’Hoffmannstahl, puisque notre oreille est moins sollicitée par une multitude de détails. Vu la minceur du travail éditorial, on ne sait pas très bien qui constitue l’orchestre Experience, et même Google ne peut nous en apprendre davantage. Mais ses membres semblent convaincus par leur chef, et épousent ses convictions avec beaucoup de naturel et d’aisance. On soulignera particulièrement le travail des cuivres, qui parviennent à un camaïeu de gradation dans les nuances qui mérite un coup de chapeau. La prise de son, très globale, concourt à l’esthétique du projet.
Du côté des chanteurs, il y a aussi pas mal de choses à glaner. Dans la veine de son récent Requiem de Brahms avec Mazaaki Suzuki, Jochen Kupfer campe un Oreste calme, résolu dans sa vengeance, dont la force tranquille s’exprime dans un dialogue avec les trombones de toute beauté. On aime aussi beaucoup l’Egisthe de Sothiris Charalampous. Le ténor parvient à en rendre le ridicule et la vanité du personnage par d’autres moyens que les criailleries habituelles. Il joue d’un timbre léger et séduisant pour portraiturer un homme qui doit être suffisamment attirant pour avoir brisé l’union des Atrides. Bravo pour la trouvaille ! La Clytemnestre de Sanja Anastasia (Est-ce bien elle ? Le livret n’est pas clair) intéresse, sans vraiment convaincre. Une belle projection, une façon très intelligente de dire le texte, un grave voluptueux. Mais le matériau vocal est vraiment trop pauvre lorsqu’on compare à Regina Resnik ou Hannah Schwarz.
Il y aussi de graves faiblesses dans cette Elektra. D’abord un chœur dispersé et faux, dont on ne connait d’ailleurs pas l’identité, et une Chrysothémis indigne. Astrid Weber n’a tout simplement pas les moyens du rôle. Ce qui l’amène à gonfler sa voix et à sombrer dans les hurlements dès que son registre aigu est sollicité. C’est pénible, et cela déséquilibre l’ensemble de l’architecture, parce que la sœur d’Elektra est justement supposée apporter de l’apaisement et du lyrisme face à la soif de sang du rôle-titre. Pour l’apaisement, on repassera. En plus, ces sons poussés empêchent de comprendre un traître mot de ce qui se chante.
Reste la protagoniste principale : Barbara Krieger est-elle à la hauteur des attentes ? Hélas, pas vraiment, même si on sent un vrai travail de préparation et un souci de bien faire. L’effort est justement trop perceptible, et chacun de ses monologues la montre à la limite de la rupture. Rupture qui ne se produit jamais, mais dont l’éventualité pèse comme une épée de Damoclès et empêche l’auditeur de plonger dans l’œuvre. Même le finale ne la trouve pas davantage à son aise, et on est presque soulagé qu’elle s’effondre. Certes, il y a de la logique à vouloir faire le portrait d’une Elektra faible et désemparée, et c’est à mettre en parallèle avec la direction très « underplayed » de Julien Salemkour. Mais c’est trop peu pour s’imposer face aux monstres vocaux qui ont précédé, de Birgitt Nilsson à Alessandra Marc, en passant par Inge Borkh ou Eva Marton. On regrette donc de l’écrire, mais la discographie de l’œuvre reste inchangée.