Depuis un premier album en 1999, Christian Gerhaher et Gerold Huber continuent de mener une carrière discographique commune assez impressionnante par son volume et son ambition. Plus d’une dizaine d’enregistrements plus tard, dont une intégrale Schumann et les trois grands cycles de Schubert, le duo aborde ainsi de nouveau la musique de Brahms, après une Schöne Magelone en 2017. À raison, tant ce récital synthétise à nos oreilles aussi bien le meilleur de Brahms que le meilleur du lied. Nous n’allons pas être long sur ce qui nous paraît une franche réussite.
Au bout de 25 ans de collaboration, le duo est à un niveau de fusion et de compréhension mutuelle assez rare. Pas une respiration de Gerhaher, pas un déplacement de Huber ne paraissent brusqués, et les couleurs du piano et de la voix se complètent en permanence. Encore moins que pour d’autres, il n’y aurait aucun sens à commenter individuellement leur performance, tant il est évident que chaque choix est pensé ou du moins senti à deux. On leur sait gré de prioriser une esthétique assez claire, loin du poids sonore uniforme qu’on cherche parfois à donner à Brahms. Cela ne veut pas dire que la gravité inhérente à certains lieder se trouve amoindrie : bien au contraire, le Wie rafft‘ich mich auf in der Nacht qui ouvre l’op.32 est saisissant de noirceur, grâce notamment à la définition du rythme pointé qui instaure d’emblée la tension. Simplement, la rhétorique prévaut toujours sur l’esthétique. Les choix musicaux ne sont ainsi jamais faits par pur effet, ni pour respecter une certaine idée du style brahmsien, mais pour correspondre avec le support poétique, particulièrement à l’honneur ici. Ainsi, Auf dem Kirchhofe, de l’op. 105, trouve-t-il sa force non pas dans des arpèges de piano pathétiques, comme dans un bon nombre de versions, mais dans un fatalisme digne et triste qui donne un nouvel éclairage à l’œuvre. La langue allemande est à l’honneur, pas seulement au chant mais aussi au piano qui en connaît le tempo particulier : c’est ce qui rend particulièrement probant le début de l’album consacré à des lieder d’inspiration populaire, sur des textes pour la plupart anonymes. De ce corpus, on retiendra notamment le très beau Der Gang zum Liebchen, op.48 nº1, pour la simplicité et la mélancolie de la ritournelle. Citons aussi la toute première plage du disque, Sehnsucht op.14 nº8, qui résume la noblesse et l’humilité de l’entreprise : 45 secondes de chant populaire, interprétées avec une évidence désarmante. Le duo convainc aussi dans un langage plus tardif, notamment avec un sublime O kühler Wald, op.72 nº3. La conduite harmonique du début, la qualité des moments de dénuement, en font une interprétation particulièrement poignante. On pourrait encore citer plusieurs extraits qui ont su nous émouvoir, mais on préfère inviter nos lecteurs à découvrir le reste par eux mêmes, armés de l’accessoire indispensable : les traductions des textes (à défaut d’être germanophone). Car un tel artisanat vaut avant tout par la correspondance qu’il opère entre poésie et musique, et ne se préoccuper que de l’un ne ferait pas sens ici. Avis donc aux lecteurs davantage familiers du répertoire d’opéra : la voix de Christian Gerhaher n’est ni la plus belle ni la plus impressionnante du monde, ce n’est pas sa plastique qui la rend intéressante.
Ce dernier point nous importe peu, et ne nous retient pas d’affirmer notre coup de cœur pour un album d’artistes majeurs, hautement inspiré et inspirant. Notre seul grief serait plutôt adressé à la maison de disques, même s’il aurait pu s’adresser à la quasi-totalité des enregistrements équivalents. Dans un répertoire aussi chambriste, qui ne peut se construire que par un travail approfondi et égalitaire entre chant et piano, il est incompréhensible de continuer à voir des images de pochette mettre en avant une seule tête d’affiche. C’est d’autant plus ridicule dans un cas comme celui-ci, avec un duo régulier et ancien. Un jour, la revanche des pianistes du monde lyrique face aux équipes de communication viendra, mais il reste encore bien du travail à faire…