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Dossier « Faits divers » Les Colonnes infernales

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Actualité
24 août 2020
Dossier « Faits divers » Les Colonnes infernales

Infos sur l’œuvre

Détails

Longue de 72 km, l’autoroute A54 relie Nîmes à Salon-de-Provence. A 3 km de la sortie Nîmes-centre, en continuant vers le sud, le voyageur pourra s’arrêter à l’aire de repos de Caissargues. S’étendant sur 53 hectares, c’est l’une des plus grandes du sud de la France, et certainement la plus étonnante.  On y trouve en effet un immense jardin, avec une pelouse de 700 mètres de long, un musée archéologique, et surtout une colonnade incongrue. Les vestiges d’un temple romain ? Non, les restes du Théâtre de Nîmes, victime collatérale d’une vengeance dérisoire. Voici la désolante histoire d’Eva Closset, une cantatrice ratée, asthmatique et pyromane, aux instincts maternels contrariés.


© Arria Belli pour Wikipedia

Originaire de Liège, Eva Closset a démarré une carrière de chanteuse lyrique dans les années 40. Elle interprète des rôles de contralto dans Carmen ou Traviata (on peut imaginer qu’elle chante Mercédès ou Flora plutôt que les premiers rôles). En 1947, elle se découvre asthmatique : elle doit abandonner les premiers plans, réussit quelque temps à se maintenir choriste, souffleuse, mais la descente aux enfers continue. Parallèlement, elle et son mari ont recueilli son neveu, Henri José Faès, fils de sa sœur (pas de père de Faes, donc). L’enfant est né hors mariage, et pour éviter le scandale, Eva en est devenu la tutrice avant, semble-t-il, de l’adopter. Mais Eva est plutôt volage et le couple finit par divorcer. Sans enfant, elle reporte toute son affection sur José et rêve d’en faire une star, d’autant plus vivement que sa propre carrière s’étiole : par procuration, elle lui rêve un succès dont la prespective laisse pourtant le jeune homme indifférent. Eva Closset arrive à Nîmes début octobre 1952 : elle a été embauchée comme choriste pour la saison. Elle est venue avec son cher beau-fils et loue un modeste studio meublé dans le centre de Nîmes (le quartier de l’Ecusson), rue de la Maison Carrée, à proximité immédiate du théâtre. Eva a 47 ans, José n’en a que 20. On jase un peu. Eva réussit à convaincre Francis Lenzi, codirecteur du théâtre, avec Ferdinand Aymé, d’engager également José comme ténor dans les chœurs (la rumeur prétendra plus tard qu’elle aurait usé de ses charmes pour arriver à ses fins, mais rien ne vient appuyer celle-ci). La saison commence. Le samedi 24 octobre, on donne La Juive. Le dimanche 25, en matinée, Mado Robin interprète Lakmé. En soirée, Les Pêcheurs de perles sont à l’affiche avec Ernest Blanc. Après seulement trois représentations, il faut se rendre à l’évidence : José n’est pas du tout à la hauteur. Vu le rythme, on le comprend un peu (Guillaume Tell est programmé pour le samedi suivant !), mais il n’a surtout aucun talent (et d’ailleurs, il s’en fiche !). Il est licencié le 26 octobre.

Le "beau José" (JM.Pennetier, collection personnelle)
Le beau José (JM.Pennetier, collection personnelle)
 

Le lundi 27 au matin, Eva Closset vient supplier le directeur, qui accepte une ultime audition dans l’après-midi. Le jeune homme est venu seul. L’audition met en évidence ses problèmes de justesse et son absence de technique. Le directeur lui confirme son renvoi. José annonce la nouvelle à sa tante. Celle-ci retourne au théâtre, mais le directeur est inflexible. Par pitié, il lui remet une somme d’argent en compensation et la prie de reprendre les affaires personnelles de son neveu. Un employé l’accompagne mais la laisse ensuite seule pour regagner la sortie. Dans la journée, Eva a probablement forcé sur la bouteille. Elle en sort une de son sac et, ivre, mais de rage cette foi, elle arrose d’alcool des décors laissés côté jardin. D’ordinaire, ces éléments hautement inflammables sont rangés après le spectacle dans un entrepôt, mais pas ce jour-là. Il est 18h30. 46 ans avant Johnny Hallyday, Eva allume le feu. Elle n’a que le temps de fuir tant l’incendie se propage rapidement. Avertis, les pompiers quittent la caserne vers 18h50. Ils ne sont que 8 sur 24 et le trajet est long. Sous-équipés, ils ne peuvent rien faire avec leur échelle trop petite, comme on peut le voir sur l’un des clichés.


L’échelle était trop courte (JM.Pennetier, collection personnelle)
 

Les pompiers de Montpellier arrivent plus tard en renfort avec une échelle de grande hauteur, mais c’est trop tard et ils ne sont d’aucun secours. Comment l’incendie a-t-il pu se propager si vite ? La scène est séparée de la salle par un rideau de fer, mais une poutre incendiée l’a défoncé, et des portes laissées ouvertes côté salle ont créé un courant d’air, le feu se propageant alors de ce côté. Le bâtiment dispose aussi d’un « grand-secours », un dispositif destiné à noyer la cage de scène, en cas de d’incendie. Mais personne n’a songé à l’utiliser. Le théâtre est ravagé. Le lendemain de l’incendie, le maire, Edgar Tailhades,  déclare que « Le théâtre sera reconstruit à l’identique dans un délai de 3 à 5 ans » (mais il n’ajoute pas « Et nous le reconstruirons encore plus beau ! Quoi qu’il en coûte ! »). Quelques jours plus tard, son premier adjoint, Albert Drouhot, en rajoute et s’engage même sur le délai d’un an : les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.


La façade du Théâtre de Nîmes (JM.Pennetier, collection personnelle)

Le lendemain de l’incendie, la pieuse Eva se confesse au prêtre de l’église Saint-Paul. Celui-ci respecte le secret de la confession, mais lui conseille de se dénoncer pour éviter qu’un innocent ne soit condamné à sa place. Elle envoie le jour-même une lettre anonyme au commissaire central, M. Weilher, écrite en lettres majuscules, dénonçant un incendie criminel et une « vengeance de femme ». Mais la police reste convaincue du caractère accidentel du sinistre. Le soir-même, une seconde lettre est laissée au commissariat : plus détaillée, elle donne tous les détails du crime et dénonce son auteur, en indiquant son adresse. La police judiciaire est saisie de l’affaire et, le lendemain mercredi, elle se hâte avec lenteur au domicile indiqué. Mais à 15 heures, il n’y a plus personne dans le meublé : entre temps, Eva Closset est venue se constituer prisonnière auprès du commissaire Weilher. Elle explique qu’avec ses lettres anonymes, elle avait l’impression que c’était quelqu’un d’autre qui la dénonçait, ce qui rendait sa confession plus facile. José Faes est convoqué dans la foulée. Il ne goûte pas le dévouement pseudo-maternel : « C’est malin ! Tu as brisé ma carrière ! ». Lors de la reconstitution des faits, le 7 novembre, elle tente de se suicider. Son procès s’ouvre le 10 juillet 1953. Elle risque la peine de mort pour incendie volontaire. Elle est défendue par un ténor… du barreau, Maître Bernard de Montaud-Manse, avocat d’assise et gloire locale. Les experts psychiatriques déclarent Eva pleinement responsable de ses actes. Quelle inconscience pourtant lorsqu’elle explique ainsi son geste : « J’ai trouvé très abusif de nous avoir fait venir de Belgique pour nous laisser sans travail » ! L’Avocat général requiert vingt années de travaux forcés. Son défenseur trouve les mots justes pour émouvoir un jury initialement mal disposé. Il explique l’aveuglement de cette mère par procuration : « Ma cliente est une pauvre fille, folle d’amour maternel ».


Un ténor du barreau (JM.Pennetier, collection personnelle)

Eva Closset n’est condamnée qu’à sept ans de travaux forcés. Les nîmois sont partagés entre la colère et l’incompréhension devant l’indulgence du jury. Réfugiée dans la religion, Closset est d’une conduite exemplaire en prison. Elle bénéficiera d’une remise de peine puis retournera en Belgique. On perd alors sa trace. Selon certaines sources, elle serait morte 2 ou 3 ans après sa libération, selon d’autres, au début des années 80. José se serait lancé dans l’agriculture. Le hasard fait qu’un journaliste américain est en vacances dans la région quelque temps plus tard : le 27 juillet 1953, Eva Closset aura ainsi l’honneur d’un article dans l’hebdomadaire Life Magazine, qui tire alors à des millions d’exemplaires…

La Maison Carrée devant le Théâtre de Nîmes (JM.Pennetier, collection personnelle)

Construit par l’architecte Meunier à partir de 1798, le Théâtre de Nîmes avait été inauguré le 3 février 1800. Il était situé en face de la célèbre Maison Carrée. Alors que les travaux n’en sont pas terminés, la salle est inaugurée à titre provisoire, le public ayant déjà trop attendu (la salle précédente avait brûlé en 1797). Meunier meurt en 1807 et les travaux ne sont toujours pas achevés : il manque toujours la façade et sa colonnade  ainsi que l’aile nord. Le vestibule, l’escalier d’honneur et le foyer (qui sera plus tard l’une des fiertés de la ville) ne sont pas aménagés. Démolitions et reconstructions se sont succédées, qui laissent planer des doutes sur les compétences de l’architecte. En 1819, la ville rachète le théâtre aux actionnaires privés et entreprend d’achever la construction à partir de 1822. Le péristyle, qui fait pendant à la Maison Carrée, de l’autre côté de la place, sera ainsi terminée en 1827 (mais sans les 10 statues évoquant Apollon et les 9 muses initialement prévues sur l’entablement). Ses colonnes sont des fûts simples avec des chapiteaux ioniques, tandis que les colonnes de la Maison Carrée sont cannelées avec des chapiteaux corinthiens mais ne chipotons pas : l’ensemble a belle allure sans que le nouveau monument ne vienne écraser l’ancien. En 1837, le théâtre sera également agrandi. En 1847, il est sauvé d’un premier incendie accidentel. En 1952, le Théâtre de Nîmes est l’une des plus anciennes salles de France en activité : il a été classé monument historique en 1949. Ce théâtre à l’italienne peut accueillir un millier de personnes. Il dispose d’un parterre, de trois balcons et d’un promenoir à l’acoustique remarquable. Les habitués s’y déplacent parfois pour mieux apprécier un air et un chanteur en particulier, puis retournent à leur place ! Le dernier rideau de scène en date représente sur la gauche la Maison Carrée, les arènes sur la droite, et au centre, le Pont du Gard avec la Tour Magne dans le lointain. Disparu dans les flammes également, le beau lustre offert par la Compagnie du Gaz et que faisaient trembler les ténors les plus sonores… Le public nîmois est particulièrement passionné, et difficile. Chanter à Nîmes peut être une rude épreuve pour un artiste. D’autant que l’orchestre a la réputation de taper un peu fort. On dit que Caruso lui-même s’y est produit. Parmi les artistes français, on peut citer Géori Boué, Régine Crespin, Lily Pons, Mado Robin chez les femmes, et Ernest Blanc, José Luccioni, ou Georges Thill pour les hommes. A cette époque, la saison lyrique dure six à sept mois. Le théâtre n’accueille pas que du lyrique, mais aussi des œuvres dramatiques (avec l’acteur Talma au début du XIXe siècle, Mademoiselle Mars, Sarah Bernhardt ; plus tard les classiques tournées théâtrales des années 50), des concerts classiques (Franz Liszt y triomphe en 1826 : il a alors 15 ans !), des variétés (Maurice Chevalier, Charles Trenet…), du jazz (Sydney Bechet et Claude Luther étaient programmés pour le fameux 27 octobre). En fin de saison, les spectateurs votent pour désigner les meilleurs artistes qu’ils ont entendus. Le bal annuel de l’Amicale de la presse, tenue de soirée de rigueur, est également l’événement de la saison.

Deux ans après l’incendie de 1952, le projet de reconstruction à l’identique est lancé en études. Mais la ville avait fait l’impasse sur les garanties du bâtiment. Celui-ci n’est assuré qu’à hauteur de 95 millions de francs (anciens), quand la reconstruction en coûteraient 750 à 800 (18 millions d’euros actuels, ce qui ne semble pourtant pas énorme). En 1962, celle-ci est abandonnée. En 1965, une nouvelle municipalité se met en place. Le maire, Émile Jourdan, projette d’abord un nouveau théâtre sur les lieux de l’ancien. A son troisième mandat, il n’y a toujours rien de fait, et on ne parle plus de théâtre mais d’une nouvelle mairie ! Face à la réaction des nîmois, ce nouveau projet est enterré et l’idée d’une salle modulable de 1000 à 2000 places refait surface. Mais les élections suivantes balayent l’ancienne municipalité. En 1983, le nouveau maire, Jean Bousquet, annonce la décision d’installer une médiathèque sur le site de l’ancien théâtre. Les médiathèques sont à la mode et l’architecte retenu, l’anglais Norman Foster, est une célébrité garantissant d’avance une couverture presse nationale au moment du coupage de ruban inaugural (je cite Wikipédia : le créateur de Cacharel est qualifié, suivant les camps politiques « de maire visionnaire et ambitieux » ou de « mégalomane »). A la fin de son mandat, en 1995, la ville est endettée de 2,4 milliards de francs – nouveaux cette fois, plus de 500 millions d’euros actuels – et se classe parmi les dix villes françaises les plus endettées, échappant de peu à la mise sous tutelle préfectorale). Les ruines sont déplacées sur les bords de l’autoroute. Le Carré d’art est inauguré en 1992. Son architecture parle d’elle-même. C’est la dernière conséquence de ce geste fou, quarante ans auparavant, peut-être la plus désolante…


10 novembre 1952 : la une de Détective (JM.Pennetier, collection personnelle)
 
L’événement aura également une postérité artistique. Marc Simon compose Fuoco di me !, un opéra de poche intégrant le morceau Vindicare créé quelques années plus tôt pour le duo déjanté Corman (Marc Simon) et Tuscadu. L’ouvrage est créé à Nîmes le 8 novembre 2013 au Théâtre Christian-Liger par la compagnie Vooa. En 2019, la plasticienne Isabelle Rodriguez réalise pour le Carré d’Art Se souvenir du bruit qu’a fait le lustre en tombant, une exposition-récit autour de l’incendie de 1952, mélangeant documents d’époque et ses propres textes.

 

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