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Ermonela Jaho : « Je chante comme si c’était la première et la dernière fois »

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Interview
6 juin 2016

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Détails

Ermonela Jaho chantera en duo avec Charles Castronovo, le 7 juin au Théâtre des Champs-Elysées, dans le cadre d’un concert organisé dans le cadre des Grandes Voix et du festival Paris Mezzo. Détendue, volubile, passionnée, la soprano albanaise raconte dans un français charmant teinté d’un léger accent une actualité foisonnante : rien qu’en France, en plus de ce concert parisien : Musiques en fêtes retransmis le 20 juin en direct sur France 3, Madama Butterfly aux Chorégies d’Orange en juillet puis Antonia dans Les Contes d’Hoffmann en novembre à Bastille. A cela s’ajoute son premier enregistrement studio, Zazà de Leoncavallo chez Opera Rara.


Vous serez Madama Butterfly aux Chorégies d’Orange les 9 et 12 juillet prochain. Vous qui avez déjà chanté dans le théâtre antique, comment anticipez-vous cette expérience ?

Les répétitions commencent trois semaines avant la première, par la répétition avec piano et tous les membres de la distribution. Cette première rencontre avec les autres interprètes est essentielle. Vous savez, Butterfly c’est d’abord une histoire d’amour. A ce titre c’est très important pour moi qu’il y ait une vraie cohésion et une complicité dans le groupe. Pour moi, ce n’est pas : j’arrive je chante et je m’en vais. Je déteste ça ! J’imagine que ça va être magique à Orange, en plein air : le duo du premier acte sous les étoiles, ou l’entrée de Butterfly. La mise en scène est de Nadine Duffaut et j’ai rêvé que j’arriverai par les escaliers. Mais pour l’instant je n’ai vu que les maquettes des décors, et je ne sais pas encore ce qui m’attend !

Quand on regarde votre agenda, passé et futur, on retrouve à d’innombrables reprises vos rôles fétiches Traviata et Butterfly. Ne ressentez-vous pas une lassitude à les interpréter si souvent ?

J’ai chanté Violetta plus de 230 fois ! Et pourtant, chaque fois c’est la première fois pour moi. J’ai entendu pour la première fois La Traviata à l’âge de 14-15 ans et c’est à ce moment-là qu’a débuté mon rêve de devenir soprano. Et depuis ce moment, je vous promets c’est chaque soir la première fois ! J’arrive à oublier les représentations passées et réinventer chaque jour le personnage. La Traviata que j’ai chantée hier est différente de celle d’aujourd’hui qui est elle-même différente de celle de demain.

Quand j’ai commencé dans le rôle, j’étais comme une adolescente qui voulait tout donner, être totalement dans le rôle de la première à la dernière note ; maintenant je suis un peu plus… je ne dirais pas calculée, mais j’ai une technique plus éprouvée. Et parfois on arrive à transmettre encore plus d’émotion en ayant un peu plus de recul… C’est peut être une émotion différente de celle que je transmettais quand j’ai commencé. Mais avec le temps, avec l’expérience, technique, mais aussi comme chanteuse, comme femme, on change son approche du personnage… sans jamais se lasser. C’est toujours pour moi le premier et le dernier spectacle quand je suis sur scène.

Pour ces rôles que vous connaissez intimement, comment se passe le rapport au metteur en scène. Comment arrivez-vous à vous intégrer à une vision qui n’est pas forcément la vôtre ?

C’est une guerre intérieure pour moi [elle rit]. Vous savez on a parfois l’impression d’avoir affaire à des metteurs en scène qui ne connaissent pas l’œuvre. N’essayez pas, je ne donnerai pas de nom ! [elle rit de nouveau]. Parfois le texte et la musique nous parlent d’amour et le metteur en scène nous demande tout le contraire, je ne comprends pas. Je me dis que la traduction dont il dispose doit être erronée et donner quelque chose de complètement différent !

Dans ces moments-là je souffre beaucoup ! [elle sourit] Ma consolation c’est que la musique reste heureusement la même.

Attention je ne suis pas contre les mises en scènes plus modernes, mais j’aime qu’elles respectent les œuvres, qu’elles donnent de l’émotion, même si c’est d’une autre manière. Ce qui me gêne c’est quand l’histoire, l’émotion ne sont pas au rendez-vous.

Par exemple comment avez-vous vécu l’expérience de la Butterfly mise en scène par Bob Wilson que vous avez chantée à Bastille, entre gestuelle extrêmement contrôlée et émotions qui bouillonnent ?

Je vais être sincère avec vous : j’ai beaucoup souffert ! Attention, je ne dis pas que ce n’est pas une bonne mise en scène. Je ne juge pas la qualité du spectacle mais simplement il ne me correspond pas. C’est une façon de considérer l’opéra qui n’est pas la mienne.

Vous savez Butterfly est pour moi un opéra très méditerranéen. Or Bob Wilson avait une idée de base très différente : la musique est comme du feu mais tout doit venir de l’intérieur. Je peux le comprendre mais pour moi ça a été difficile à vivre. Vous savez à Bastille la salle est très grande, et je pense qu’on a besoin d’être d’autant plus expressif pour toucher le public… et on ne peut se reposer sur une série de petits gestes.

J’ai vu le spectacle en tant que spectatrice. Il est très beau, avec ses couleurs et ses lumières très intéressantes, mais ce n’est pas pour moi. Dans Butterfly, il faut que la vulnérabilité de la jeune fille transparaisse. Il ne s’agit pas de gesticuler, mais une mère ne peut rester inexpressive devant son  enfant.

Nous avons évoqué vos rôles fétiches, mais vous avez également beaucoup chanté l’opéra français, La Vestale, Mireille, Dialogues des Carmélites. Comment avez-vous travaillé votre français qui est parfaitement intelligible et sans accent ?

J’ai eu la chance de collaborer avec des metteurs en scène qui m’ont fait travailler sur les mots, sur le théâtre. On a travaillé juste avec le texte, sur la diction, sans musique. J’ai lu beaucoup aussi, par exemple pour comprendre le personnage de Blanche, qui est très complexe.

Vous savez, je viens des Balkans et les femmes là-bas sont très impétueuses, compliquées [elle sourit]. C’est peut-être pour ça que j’aime les personnages à multiples facettes. Si tu trouves les clefs du personnage, tu arrives à transmettre les émotions.

Sinon j’ai chanté Manon, Thaïs. Quel beau personnage que Thaïs ! C’est un challenge vocalement avec une tessiture très étendue, notamment dans les aigus. Mais j’aime les challenges ! Je veux chanter toutes notes de la partition. Certaines sopranos suppriment certains aigus qui les dérangent, mais moi je veux tout chanter.

Je ne veux pas me contenter de dire : j’ai chanté Traviata, j’ai chanté Butterfly maintenant c’est bon. Chaque jour je fais un pari avec moi-même.

Quand on commence à chanter, on veut être la Callas ou une autre grande chanteuse… Plus tard, quand j’ai compris que la musique, le chant c’est la liberté de mon âme, j’ai voulu donner quelque chose de plus personnel, d’intime, peut-être moins parfait mais sincère. Ce n’est pas en hurlant ou en chantant constamment forte qu’on est le plus expressif. Parfois tu peux transmettre quelque chose de ton âme, tes douleurs, avec un pianissimo. Mais c’est un travail technique de tous les jours pour arriver à ce résultat. Certains chanteurs déclarent : « je veux exprimer ceci, cela »… mais ce sont des mots ; le véritable résultat c’est quand l’artiste arrive à transmettre par le biais de la technique, ses sentiments au spectateur.

Mon challenge de tous les jours, il est vis-à-vis de moi-même, pas vis-à-vis des autres. Je veux juste être encore mieux qu’Ermonela hier soir !

Sinon en matière d’opéra français, je chanterai Antonia en septembre à Bastille, ce sera une prise de rôle, et Sapho ! C’est un opéra fantastique, je ne comprends pas qu’il soit si peu représenté. Je l’ai chanté pour la première fois à Wexford il y a longtemps. Je dois reprendre le rôle en 2018. C’est pour cette raison que j’ai voulu inclure l’air de Sapho dans le programme du concert mardi prochain. Ce n’est absolument pas un air pyrotechnique, mais il est très intense.

Parlez-nous de ce concert du 7 juin. Il est bâti autour du romantisme et est en partie dédié à l’opéra français.

J’adore le répertoire français ! C’est un signe de respect pour votre culture et pour le public français que d’avoir dédié toute la première partie du concert à Massenet.

J’adore le public français. Il est très exigeant. Mais il est capable de te pardonner des imperfections si tu te donnes sans réserve, si tu es sincère sur scène.

On a choisi ce répertoire ensemble avec mes agents et Charles Castronovo. L’opéra français pour moi c’est la musique de l’âme. Ce ne sont pas des aigus ou des coloratures qui appellent des bravos immédiats, mais quelque chose de plus intérieur. Nous avons prévu Sapho, Thaïs, puis le duo de Saint Sulpice de Manon. Ce sont des morceaux très différents avec des atmosphères très variées et j’essaierai de donner à chaque personnage sa propre tonalité.

La deuxième partie est axée sur le vérisme. D’abord Adriana Lecouvreur (je dois d’ailleurs chanter le rôle intégral en 2017 en France… mais ce n’est pas encore signé donc je ne peux pas vous donner plus de détails !) puis Manon Lescaut (« Sola perduta, abbandonata ») : c’est un peu un grand écart en termes de vocalité avec la Manon de Massenet, mais c’est le même personnage de jeune fille, même si la musique de Puccini est plus puissante. J’ai chanté Manon Lescaut pour la première fois en avril de cette année à Munich. Puccini a prévu un orchestre plus fourni, mais à la fin, quand Manon chante (comme dans Butterfly d’ailleurs), l’orchestre se fait moins sonore. Il existe un stéréotype issu de la tradition de sopranos qui chantent le vérisme toutes voiles dehors, constamment forte. Pour moi ce n’est pas comme ça qu’on doit interpréter ce répertoire. J’ai étudié à chaque fois la partition de l’orchestre. C’est très important de travailler avec le chef d’orchestre et travailler avec lui sur les couleurs et les nuances. C’est comme regarder un tableau : si on a une seule couleur on se lasse vite. C’est la même chose si on a constamment du fortissimo : on a besoin de de varier les couleurs, les nuances, sinon s’ennuie.

C’est d’ailleurs essentiel que toute l’équipe, le chef d’orchestre, le metteur en scène, travaillent dans une même direction. Vous savez il y a toujours des metteurs en scène qui dans des grandes salles vous font chanter tout à fait en fond de scène ou des chefs d’orchestre qui vous noient dans des éclats tonitruants. Je ne me suis encore jamais retirée d’une production. Mais depuis que j’ai abordé un répertoire un peu plus dramatique j’explique mon approche dès les premières répétitions.

Vous avez chanté Anna Bolena à Toulon, Moscou et Paris en concert au Théâtre de Champs Elysées. En revanche le répertoire du bel canto romantique semble aujourd’hui absent de votre planning. Est-ce un choix ou votre voix actuelle vous emmène-t-elle vers d’autres horizons ?

Je ne sais pas, on ne m’en propose pas. Pourtant j’adore le bel canto, c’est très bon pour la voix et c’est une école pour tous les répertoires. J’espère pouvoir chanter une autre Bolena, un Bellini ou un autre Donizetti. C’est peut être lié à mon caractère. Sur scène je suis très passionnée, et on me voit peut être plus dans des Traviata, Suor Angelica… Ou c’est peut-être parce que je meurs très bien sur scène quand je chante Butterfly ou Traviata ! [elle rit]

J’étudie tous les jours et quand je travaille ma voix, que ce soit pour n’importe quel rôle, je la prépare comme si je devais chanter du bel canto. J’ai chanté beaucoup de bel canto baroque et je considère que c’est une source pour beaucoup d’autres styles, même Wagner. Tu as ainsi toutes les cartes de l’agilité, du beau chant. Même quand tu chantes le répertoire vériste, tu ne dois jamais oublier ce que la musique doit au bel canto.

S’agissant du vérisme, vous venez d’enregistrer Zazà de Leoncavallo, qui est une rareté. Comment préparez-vous vos nouveaux rôles ? Est-ce que vous aimez écouter des enregistrements, ou est-ce que vous vous concentrez uniquement à l’étude de la partition ?

Quand j’ai commencé à chanter, j’avais 17 ou 18 ans, j’étais extrêmement curieuse et j’ai beaucoup écouté d’enregistrements. Mais à la fin, le risque est que tu finis par imiter quelqu’un et tu n’exprimes plus ta propre personnalité. Avec l’expérience, j’ai compris qu’il était essentiel de donner quelque chose de personnel, avec ses qualités mais aussi ses limites. Et à partir de ce moment-là j’ai travaillé sans écouter d’enregistrements.

Pour Traviata ou Butterfly, plus jeune, quand je passais des auditions, on me disait : « tu ne chanteras jamais comme l’a fait telle ou telle chanteuse » qui avait une voix imposante. Quand je rentrais chez moi et je reprenais la partition page après page, je découvrais que ce n’était pas écrit comme ça, et que je pouvais en donner une lecture personnelle et pas celle de telle ou telle chanteuse.

Quand Opera Rara m’a proposé d’enregistrer Zazà, c’était un opéra qui m’était totalement inconnu. Dans le cas d’œuvres que je ne connais pas, j’aime bien pouvoir les écouter une fois, pour me faire une première idée générale. Or dans ce cas précis je n’ai pas trouvé ; plus précisément j’ai bien trouvé deux ou trois enregistrements, mais très incomplets. Cet opéra a été beaucoup coupé : comme l’écriture est très aiguë, beaucoup de sopranos avaient tendance à ignorer purement et simplement certaines notes. La même chose pour les notes les plus basses.

J’ai étudié la partition chez moi, note par note, et j’ai découvert un opéra formidable, très riche. Ce n’est pas un opéra vériste classique à la Pagliacci, à l’émotion plus assénée. C’est un opéra au style hybride, moitié français, moitié Italien, Vous savez, Leoncavallo a longtemps vécu en France. L’émotion y est moins immédiate, Leoncavallo la construit petit à petit tout au long de l’opéra. La figure de cette femme est très complète, complexe et riche, que ce soit au niveau du caractère ou de la musique ! Elle commence comme une soubrette (la voix doit se faire légère) puis très romantique avec du bel canto. Au troisième acte, l’orchestration se fait plus riche, on entend un peu de Debussy, un peu de Wagner. Il y a des leitmotivs pour chacun des personnages, par exemple celui titubant de la mère de Zaza, alcoolique. C’était un challenge pour moi, pas seulement du fait de la tessiture ou de l’orchestre, qui est par moment imposant, mais surtout d’arriver à faire naître le théâtre et un personnage. Il n’y jamais de pause, le personnage change sans arrêt de caractère, comme dans la vrai vie !

Mon but était d’arriver à transmettre de l’émotion, pas en criant ou en pleurant, mais par l’intériorité du chant et tout ça seulement au travers de la voix enregistrée. Ça a été une leçon pour moi qui aime tant bouger sur scène [rires]. Il y a certaines pages de la partition où Zazà évoque son abandon par son père, dans lesquelles j’ai retrouvé en quelque sorte l’histoire ma mère, aujourd’hui décédée : j’ai retrouvé les mêmes mots que j’entendais dans sa bouche quand j’étais petite, que je ne comprenais pas à l’époque. Zazà a rappelé ces mots à ma mémoire et m’a remplie de tristesse. J’ai eu l’impression de comprendre un peu mieux ma mère. J’ai essayé de transmettre par le biais de la voix un peu de cette émotion véritable, de cette vulnérabilité, qui j’espère transparaissent à l’écoute du disque.

Cette question de la vérité est d’autant plus difficile au disque que l’enregistrement ne s’est pas fait d’une traite, dans l’ordre de la partition. J’ai eu peur que la continuité et l’évolution du personnage, et l’émotion qui en découle, en pâtissent. Quand nous avons chanté l’œuvre intégrale en concert à Barbican, j’ai vu le public anglais se lever à la fin du spectacle : je me suis dit que cette vérité et cette sincérité avaient payé.

Propos recueillis le 2 juin 2016

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