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Jean-Christophe Spinosi : retour à l’authenticité

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Interview
7 septembre 2009

Infos sur l’œuvre

Détails

Jean-Christophe Spinosi est un musicien généreux et décomplexé. Le terme « liberté » est le leitmotiv de l’entretien qu’il nous a accordé à Verbier, à la sortie de la répétition générale du concert qu’il donnait le soir même. Au programme : Vivaldi, Mozart et… Fauré. Le chef se fait fort d’abolir les frontières. Entre les époques. Entre les genres. Spinosi ne se considère pas comme un chef d’opéra ou un « baroqueux ». Il fait de la musique, c’est tout. Il avoue se payer le luxe de ne diriger que les oeuvres qu’il aime profondément, celles qu’il partage sans retenue sur le podium. Allegro molto, il nous livre une interview sans langue de bois.  

 

Jean-Chistophe Spinosi, vous êtes essentiellement connu du grand public pour vos enregistrements sur-vitaminés de la musique de Vivaldi. Or, vous dirigez aujourd’hui le Requiem de Fauré, très éloigné de l’univers du prêtre roux. Comment en êtes-vous venu à cette œuvre ?

 

Ma formation de base est tout à fait traditionnelle, moderne. Quand j’étais jeune, j’ai travaillé avec des professeurs de violon ou de direction qui connaissaient très bien la musique de Messager, Fauré, etc. C’est la première fois que je dirige ce Requiem mais je le connais bien pour en avoir joué la partie de violon, déjà lorsque j’étais élève. J’ai étudié avec Pierre Dervaux et aussi curieux que cela puisse vous paraître aujourd’hui, j’ai appris la direction d’orchestre sur ces répertoires là, notamment. Durant mes études, les œuvres des compositeurs français étaient mon pain quotidien. C’est une musique qui permet d’apprendre la couleur « physique » de l’orchestre – Ravel entre autres. Malgré cette formation dans la plus pure tradition moderne, je pratiquais déjà la musique ancienne. Elle était ma « maîtresse ». Je ne suis pas un claveciniste ou un flûtiste à bec qui a commencé par la musique baroque et qui a progressivement avancé dans le temps – ce qui est somme toute très normal et humain. En tant que violoniste, je jouais de la musique du XIXe et du XXe siècle. Mon premier « choc » avec la musique ancienne –j ’avais 12-13 ans – fut l’enregistrement des Quatre saisons de Vivaldi par Harnoncourt, bien éloigné de la manière dont on me faisait jouer cette partition au conservatoire. J’ai donc commencé à travailler cette musique en cachette de mes professeurs.

 

Vous avez pourtant une étiquette « Vivaldi » collée dans le dos ! Que répondez-vous au gens qui reprochent à cette musique son côté « pré-fabriqué » ?

 

Vivaldi avait des qualités pédagogiques importantes. Même si certains de ses concertos ont été écrits un peu rapidement ils sont tous très efficaces. Certains d’entre eux se ressemblent mais écoutez les ultimes exemples du genre et vous entendrez des enrichissements harmoniques beaucoup plus développés, des modulations beaucoup plus nombreuses, etc. Vivaldi avait énormément mûri à cette époque et certains concertos sont très théâtraux. Et puis, ce compositeur avait un grand génie mélodique. Lorsque vous écoutez ses œuvres, vous en chantonnez des thèmes pendant plusieurs jours ! Même dans les fameuses Quatre saisons, il y a des trouvailles extraordinaires.

 

N’y a-t-il pas un problème de consommation de cette musique ? Les concertos ne sont pas faits pour être écoutés à la chaîne pendant la durée de tout un disque…

 

Je suis absolument d’accord avec vous. Lorsque Naïve a voulu que j’enregistre des disques de concertos, je trouvais plus intéressant d’inclure dans le programme des enregistrements des airs d’opéras et des pièces vocales auxquelles certains thèmes étaient repris. Naïve a refusé et je ne les ai donc pas gravés car pour moi, il faut qu’un disque possède sa dramaturgie propre.

 

Pensez-vous que tous les opéras vivaldiens méritent d’être enregistrés ou certains sont-ils moins aboutis que d’autres ?

 

Je trouve que tous les opéras conservés à Turin sont intéressants1. Certains empruntent des choses à d’autres et donc se ressemblent, mais vous êtes dans une autre histoire. La collection de Turin a les plus belles pièces. Uniquement des chefs-d’œuvre ! De plus, elles ne sont pas connues du public. Chaque enregistrement est quasiment une première mondiale. Même pour Orlando dont il existait une version avec Marylin Horne car l’œuvre avait été amputée d’un tiers. Il faut dire que la manière dont on chantait les récitatifs à l’époque était tellement ennuyeuse qu’on pouvait les couper pour prendre moins de place. Quand on entend aujourd’hui la manière dont Marie-Nicole Lemieux les envoie, c’est complètement différent ! Mais il ne faut pas écouter ces opéras les uns à la suite des autres ou se donner une semaine pour les écouter tous, ce serait un cauchemar !   

 

Il serait impensable d’y consacrer un festival sur le modèle de ceux de Bayreuth pour Wagner ou Pesaro pour Rossini ?

 

Je ne sais pas. Ca pourrait être génial mais il faut que les musiciens y croient. Quand on croit en une musique et qu’elle a la particularité de devoir être défendue, on est encore meilleur. Vivaldi est facile à vendre aux organisateurs de concerts et certains le font comme un gagne-pain, alors que ce compositeur ne supporte pas une interprétation de routine. Il faut des gens qui y croient de manière un peu folle… En ce qui me concerne, j’adore faire les opéras en scénique –après les heures passées en studio et les récitals- mais c’est quelque chose que je vais moins défendre, non pas par lassitude car j’adore cette musique mais pour ne pas tomber dans la routine. Quand je dirige Vivaldi, je dois y croire à 100% pour que cela puisse marcher.

 

La musique ancienne s’enseigne aujourd’hui dans les conservatoires et les musiciens arrivent dans la carrière avec une idée précise du style à adopter. Ce n’était pas la cas à vos débuts et vous appartenez à une génération qui devait encore se plonger dans la lecture des traités d’époque et s’intéresser aux avancées musicologiques. Quelle est la place que vous réservez à ce travail 20 ans plus tard ?

 

Aujourd’hui, même les musiciens ou les chanteurs qui suivent une formation traditionnelle ont au moins quelques bases de musique ancienne. C’est effectivement un plus. Si j’ai abordé le violon baroque en autodidacte, j’ai très vite joué et côtoyé des musiciens spécialisés. Comme je vous le disais, j’ai cette double casquette depuis longtemps et j’ai personnellement grandi avec les deux cultures. Mais quand j’aborde une œuvre, je consulte toujours les manuscrits et les musicologues pour trouver les connections avec les autres œuvres, etc. Je fais un travail le plus pointu possible. Pour l’enregistrement d’Orlando, par exemple, on s’était plongé dans le traité de Tosi pour penser les ornements [Opinioni de’ cantori antichi e moderni (1723) ndlr]. Mais il ne faut pas utiliser une technique unique pour jouer la musique de compositeurs à la personnalité différente venus de pays différents. Il faut pouvoir chercher par soi-même et s’adapter. Avec l’expérience, on devient pragmatique. Je pense ne pas être dogmatique sur le sujet. Finalement, l’important est d’être touché par la musique et ce qui s’en dégage. Il est écrit quelque part dans les évangiles que « à trop vouloir respecter la lettre de la loi, tu trahis l’esprit de la loi ».La lecture est effectivement musicologique mais ce qui compte pour moi, c’est d’aller au bout des choses. Je pense que c’est Harnoncourt qui disait : « il vaut mieux se tromper si on se trompe avec conviction ». L’important c’est la conviction. Tout le reste, c’est du vent !

 

La musique ancienne n’est pas une question d’instruments mais de style…

 

Effectivement. Mais les instruments anciens vont plus directement au cœur du problème alors qu’avec les instruments modernes, il faut chercher. Mais j’ai joué Mozart avec Emmanuel Pahud et il m’a beaucoup impressionné car il allait beaucoup plus loin que ce qu’on font beaucoup de musiciens qui jouent du traverso…Et la démarche d’aller à la rencontre de musiciens « traditionnels » qui ont eux aussi envie de s’échapper est très intéressante.

 

Le fait que la majeure partie des ensembles baroques travaillent en général toujours avec le même chef – qui a souvent fondé l’ensemble pour son propre usage – n’est-il pas un peu dangereux ? Cela ne tue-t-il pas la liberté qui vous est si chère en enfermant les musiciens dans les « tics » de leur meneur ?

 

Absolument. Je suis justement en train d’essayer de créer des ponts avec d’autres chefs que je pourrais inviter pour diriger mon orchestre, l’ensemble Matheus. Mais il faut savoir qui inviter. Si pour un chef baroque, la grammaire gestuelle à adopter devant un orchestre moderne ne correspond pas à ce qu’il a l’habitude de faire, l’inverse est vrai également. Et même au sein du sérail baroque, si des gens comme Sigiswald Kuijken ont amené un vent extraordinaire de liberté, certains de ses élèves – ou élèves de ses élèves – sont des clones qui ont une approche dogmatique de la musique. Il peut y avoir une méfiance de la part des musiciens, voire un rejet. Je pense qu’en 20 ou 30 ans, on a créé des dogmes identiques à ceux du passé. Lorsqu’on pousse sur scène un jeune musicien qui joue avec liberté, il est en général mal reçu par les commentateurs. Mais c’est un problème typiquement français. Les automatismes qui se créent lorsqu’un chef dirige toujours « son » ensemble permet à ce dernier de progresser sur le plan plastique mais réduisent effectivement la liberté.

 

Les ensembles baroques doivent-ils se constituer un « fond » de répertoire fait de valeurs sûres (Bach, Haendel, Vivaldi, etc.) ou au contraire, ont-ils pour mission d’explorer toujours des territoires inconnus au risque d’excaver des compositeurs de seconde zone ?

 

En ce qui me concerne, je dois adorer une musique pour la jouer. Je ne travaille plus que ce que j’aime. Mais les pièces moins intéressantes dont vous parlez se donnent en général avec de jeunes musiciens qui font dès lors leurs premières armes sur des œuvres qui n’ont pas grand intérêt, intellectuellement parlant. Personnellement, je ne comprends pas qu’on mette tant de moyens pour enregistrer certaines œuvres. C’est toujours une grande émotion de faire une découverte, mais il faut savoir ne pas insister quand ça n’en vaut pas la peine. Maintenant, les Vivaldi que j’ai enregistrés étaient complètement inconnus et n’en sont pas moins des perles…

 

Beaucoup de chefs baroques dirigent par nécessité mais n’y sont pas forcément formé au départ. En revanche, vous avez étudié la direction dès le conservatoire. Etait-ce une vocation ?

 

Dans mon enfance, à la maison on pratiquait la musique ensemble, on chantait. J’ai toujours fait de la musique avec d’autres personnes, je n’ai jamais été un solitaire. J’adore échanger. Je suis corse et j’ai la chance que la musique traditionnelle de ma région soit polyphonique, ce qui développe l’oreille dès le plus jeune âge. Ensuite, j’ai rencontré Dervaux. J’avais 18 ans et je l’ai questionné naïvement sur la gestuelle du chef. Il a compris que j’étais vraiment intéressé et interrogatif. Mais si on peut en donner les rudiments, on ne peut pas vraiment enseigner cet art. Les gestes pré-fabriqués qu’on enseigne parfois dans les écoles de direction d’orchestre sont ridicules. Tout le monde aime Kleiber pour sa liberté ! Comment faire passer ce qu’on a à dire en étant soi-même et libre. Voilà la vraie question de l’apprentissage de la direction d’orchestre.

 

Votre style de direction est très « athlétique » et insuffle beaucoup d’énergie aux musiciens. Communiquez avec l’orchestre essentiellement par le geste ou êtes-vous bavard en répétition ?

 

Je suis bavard en répétition si j’en ai le temps. Quand je suis invité par des orchestres, j’essaie d’avoir un certain nombre de répétitions pour avoir une base commune. Si on veut changer toute leurs habitudes, il seront inhibés et mécontents. Le dialogue est donc important. Quant à mon style, je pense que je suis sur scène ce que je suis dans la vie, avec tous mes défauts. Quand on est dans la sincérité véritable, il se passe quelque chose car les musiciens ont devant eux quelqu’un qui vit la chose plutôt que d’établir des codes. La musique me fait réagir physiquement mais cela ne se traduit pas forcément par des gesticulations, je peux aussi m’arrêter ou me figer ! Le public ne le voit pas, mais le visage d’un chef exprime également beaucoup de choses. Quand on demandait à Callas comment elle entrait dans un rôle, elle répondait : « d’abord le masque ! ». Le visage est le miroir de l’âme.

 

Propos recueillis par Nicolas Derny, le 19 juillet 2009 à Verbier.

 

[1] Opéras dont Naïve a entrepris l’intégrale à laquelle participe Jean-Christophe Spinosi.

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