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Palazzetto Bru Zane, au service de la musique romantique française

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Interview
18 mai 2015

Infos sur l’œuvre

Depuis sa création en 2009, le Palazzetto Bru Zane s’est imposé comme un acteur unique de la redécouverte de la musique romantique française. Alexandre Dratwicki nous en dit plus sur le travail musicologique et interprétatif exigé par ce répertoire et nous offre des pistes pour comprendre et apprécier ces ouvrages.

La troisième édition du Festival Palazzetto Bru Zane aura lieu du 29 mai au 5 juin 2015 au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris et à l’Opéra Royal de Versailles (plus d’informations)

Détails

Il y a trois ans, le directeur scientifique du Centre de musique romantique française, Alexandre Dratwicki, nous présentait les objectifs du Palazzetto Bru Zane, notamment la résurrection d’ouvrages disparus (voir interview). A la fin du mois de mai, la 3e édition du Festival Palazzetto Bru Zane à Paris donnera sa chance à Uthal, d’Etienne-Nicolas Méhul.


Alexandre Dratwicki, comment identifiez-vous les partitions qui méritent d’être remontées ?

C’est un peu surprenant, mais retrouver des œuvres comme La Jacquerie d’Edouard Lalo, le Dante de Benjamin Godard ou l’Uthal de Méhul n’est pas d’une complication extrême. En parcourant les listes d’histoire de la musique française, un dictionnaire comme le Clément-Larousse (dont les avis sont néanmoins à prendre avec des pincettes car ils ont une vision très partiale de la musique), en consultant les articles du Ménestrel, la liste des Prix de Rome, la programmation de l’Opéra de Paris, etc., on voit rapidement ce qui a connu un certain succès ou pas.

Ensuite, un titre en appelle un autre. Patrie ! d’Émile Paladilhe a été un immense succès à sa création. On enregistrait encore l’air « Pauvre martyr obscur » à l’époque du 78 tours. Ce serait donc dommage de ne pas s’intéresser un jour à cet opéra, d’autant qu’il traite, comme Don Carlos, de l’insurrection des Flandres espagnoles, vue cette fois du côté flamand. Mais on peut facilement aller encore plus loin : il suffit d’aller à la Bibliothèque Nationale de France et là, vous avez l’ensemble des ouvrages de ce compositeur, une quinzaine d’œuvres lyriques ou vocales toutes, sauf Patrie !, absolument inconnues de nos jours.

Prenez par exemple L’Enfant prodigue de Claude Debussy : c’est un ouvrage qui est donné rarement aujourd’hui, et toujours dans la réorchestration faite avec l’aide d’André Caplet en 1907. Quand on cherche dans le catalogue Debussy, une des premières fiches sur lesquelles on tombe, c’est la version originale, au propre de l’orchestration du compositeur, telle qu’elle a été proposée au jury du Prix de Rome et qui lui valu d’être lauréat en 1884. C’est celle que nous avons enregistrée en 2009. Sur le CD que nous avons publié, vous trouverez également la cantate Le Gladiateur, que personne n’avait eu l’idée d’enregistrer avant nous (il n’y a pourtant pas pléthore d’œuvres vocales de Debussy !).

Ensuite, pour valider l’intérêt des œuvres que nous montons, nous faisons un premier tri au piano en essayant d’écarter le moins de choses possible par principe. Quand on est seul devant une partition et un piano, il est en effet difficile d’évaluer la qualité dramatique d’un ouvrage : on essaiera toujours de lui donner sa chance avec des chanteurs même avec une version réduite pour piano. Mais c’est de toute façon avec l’orchestre et la scène qu’apparaissent vraiment les qualités et les défauts d’un ouvrage : à titre d’exemple, il y a dans la partition piano-chant des Barbares de Saint-Saëns des choses qui sonnent de manière très originale au piano, mais qui passent relativement inaperçues dans la version orchestrale.  Ces mêmes Barbares eurent un grand retentissement à leur création, principalement  à cause du prologue avec récitant : aujourd’hui, c’est un passage qui nous parait plus daté pour le public moderne, et heureusement la suite rachète largement le début.

Nous nous intéressons également au pastiche, genre très important dans notre démarche en ce sens qu’il s’agit de la réécriture d’un chef-d’œuvre pour le conformer à la normalité parisienne de l’époque. C’était déjà un peu le cas avec l’adaptation française par Hector Berlioz du Freischütz de Carl Maria von Weber. On a atteint un sommet avec Les Mystères d’Isis adaptés de Die Zauberflöte de Wolfgang Amadeus Mozart, par Ludwig Wenzel Lachnith et son librettiste Étienne Morel de Chédeville, un ouvrage qui emprunte également au Don Giovanni, aux Nozze di Figaro, à La Clemenza di Tito et même à Haydn pour l’adagio de la Symphonie n° 103 ! En revanche, certains ouvrages de Gaetano Donizetti, simplement retraduits en français comme sa Lucie de Lammermoor, offrent peu d’intérêt, même quand ils n’ont pas été déjà donnés. Les pastiches de Gioacchino Rossini comme Robert Bruce ou Ivanhoé ont déjà été recréés il y a quelques années. Nous attendons de trouver un projet qui offre un vrai travail conceptuel, et nous avons d’ailleurs en tête une autre aventure mozartienne avec Le Laboureur chinois inspiré de Cosi fan tutte !

En quoi consiste pratiquement le travail musicologique ?

Pour le quatuor à cordes, la symphonie ou a la sonate pour piano, il n’y a pas trop de problèmes de partition. Pour l’opéra français, c’est épouvantable. L’œuvre ne cesse de changer en fonction des interprètes, des lieux et des productions, de sorte qu’il n’y a pas une version de référence, bien au propre, avec des variantes plus ou moins autorisées, mais pléthore de versions approuvées. Du fait de la centralisation parisienne, on dispose d’une partition avec des collettes ou des épingles : il s’agit de variantes inscrites sur des feuillets séparés, et collées ou épinglées sur la partition originale à l’emplacement du morceau qu’elles remplacent. Il peut y avoir plusieurs collettes superposées en fonction des ajouts et retraits successifs. Pour un opéra italien de la même époque, créé à Naples et repris à Milan, on pourra (si on a de la chance !) disposer de la partition manuscrite dans la bibliothèque du théâtre de la première ville, et d’une version modifiée dans celle de la seconde. En l’occurrence, le problème est que toutes les modifications sont reportées sur la même partition, et en utilisant le même papier dont l’Opéra de Paris avait des stocks qui couvraient plus d’une décennie. De sorte qu’on ne peut pas dater facilement ces altérations. On demande à faire décoller les collettes (c’est un travail qui exige beaucoup de soins et de précautions), mais on ne peut pas être certain, à la seule vue de la partition, que la première collette de la page 22 est de la même époque que la première de la page 56, car les deux pages n’ont pas nécessairement été modifiées à la même date pour une même représentation.

Le compositeur proposait en fonction des interprètes des substitutions et donc des retraits. Se pose alors la question suivante : doit-on proposer la version avec le duo de tel et tel, ou celle avec le grand air de tel autre ? Les deux sont justifiées. En effet, les compositeurs de l’époque avaient intégré la notion de « work in progress » et les tests en situation étaient indispensables.  Il y a beaucoup d’opéras qui ont failli chuter à la création et qui ont finalement connu le succès après deux ou trois représentations suite à quelques modifications  (passer de 5 à 4 actes, supprimer une partie d’un trio ou rajouter un duo).  Il est difficile de dire à quel moment on est dans le peaufinage de la partition d’origine (on peut avoir ainsi des œuvres qui s’améliorent continuellement au fil des reprises), et à quel moment on est dans la modification radicale imposée par les circonstances. Parmi ces circonstances, il peut y avoir de nouveaux interprètes, ce qui motive des adaptations pour les mettre en valeur, mais aussi les « nouvelles productions ». C’est une notion qui nait à cette époque : pour continuer à attirer le public, l’Opéra va proposer des nouveautés, par exemple un nouveau décor pour un acte particulier, mais aussi des changements musicaux. Il faut donc faire le tri entre les modifications « pour améliorations » et celles « pour faire du neuf » (et qui peuvent ou non être de réelles améliorations). On voit bien que le problème est insoluble. D’ailleurs peu de « spécialistes » ont un réel plaisir à s’y frotter, par exemple en comparant comme nous le faisons toutes les partitions individuelles de violons pour mieux comprendre les modifications et il est plus facile  d’avoir un discours général sur leur objet d’étude.

Au disque, on peut proposer des bonus en appendice, mais pour la scène, il faut bien faire des choix : et on aurait généralement tort de choisir d’exécuter la première version, sauf par curiosité scientifique ou si elle s’impose par ses qualités propres, car ce n’est pas nécessairement la plus intéressante et celle à sauver en priorité.

Comment travaillez-vous avec les chanteurs ?

Un des aspects très différenciant par rapport à l’opéra italien en particulier, c’est qu’en France on défend la partie narrative, le théâtre du livret. Dans beaucoup d’opéras de Verdi, et sans doute parce que la majorité du public ne comprend pas la langue et ne se rend pas compte que le texte n’est pas si intelligent que ça, on apprécie surtout la vocalité.

Or dans beaucoup d’opéras français, il ne faut pas écouter seulement les voix mais il faut aussi suivre l’intrigue. Par exemple dans le duo entre Valentine et Raoul des Huguenots à l’acte IV,  il y a un certain nombre de duretés : il ne faut pas les éviter car elles sont écrites comme ça. Elles sont liées à des situations psychologiques et à un texte fort. Confrontés à ces difficultés, les chanteurs non préparés édulcorent le français parce qu’ils n’ont pas appris à le chanter ; et même quand ils le savent, ils essaient de transformer leur voix en la grossissant en appuyant les graves, et en couvrant les aigus. Et donc les A deviennent des O, les I et les U n’existent plus, les consonnes ne sont plus faites, ils grasseyent les R alors qu’il faut les rouler (au moins jusqu’à Ravel). Au final, on a un résultat vocal diamétralement opposé aux belles lignes du cantabile verdien, et sans la force narrative du vrai opéra français.

La première chose que nous demandons aux chanteurs qui souhaitent participer à l’aventure, et c’est une condition sine qua non, c’est de travailler sur le texte. D’ailleurs nous ne travaillons qu’avec des francophiles, voire des francophones. Ce travail sur le texte, c’est des heures d’études avec piano durant lesquelles nous produisons des feuilles de style où nous indiquons toutes les accentuations, nuances, comment doivent être faits les R, les F ou les T, les appogiatures, les consonnes avant le temps, les doubles consonnes avant et ou sur le temps, etc. Ces conseils sont envoyées aux chanteurs six mois avant la production, quand ils commencent à travailler le rôle. Après chacun l’applique du mieux qu’il peut, mais les chanteurs sont sensés arriver en maîtrisant parfaitement ce qu’on leur demande.

Nous pratiquons également le karaoké : comme la musique n’existe pas, nous envoyons des enregistrements au piano, découpés par numéros et qui correspondent à leur partition piano-chant. Cette méthode présente un autre avantage, celui de définir très en amont le tempo. Or, à l‘époque en France, on utilise des tempos extrêmement rapides qu’on a du mal à imaginer.  

Enfin, nous travaillons avec des chefs qui sont totalement en phase avec nos exigences et qui ne lâchent rien avec les chanteurs. Pendant les répétitions, certains d’entre nous restent dans la salle et  viennent apporter leurs remarques sur ce qu’il y a à corriger au niveau du chant. Ce qui compte, c’est ce qui sera perçu par le public.

Nous cherchons à créer des enthousiasmes, et créer des enthousiasmes dans l’opéra c’est fédérer des équipes de chanteurs. Nous voulons des chanteurs habités par ce qu’ils font, qu’il s’agisse de stars ou pas. D’ailleurs, même une célébrité va être heureuse de travailler avec des chanteurs moins connus s’ils sont totalement investis dans leur rôle. L’émulation est extrêmement saine entre les interprètes : ce qui marche bien, c’est quand chacun entend et apprécie le résultat d’un bon français chez ses partenaires. Quand on arrive à être dans ces conditions, les artistes ont envie de se dire des choses au travers de la musique, même pour un simple et unique duo d’une dizaine de minutes. Et là, l’Art nait.

Avez-vous recours aux « instruments anciens » ?

Le style est plus important que l’instrumentarium. On peut parfaitement faire du Meyerbeer sur instruments modernes, d’abord parce que, dès 1805, le diapason monte énormément à l’Opéra. On a des lettres sur ce sujet, où l’on voit qu’on raccourcissait des instruments à vent comme les clarinettes pour suivre la montée du diapason. On a également des lettres de Caroline Branchu,  « la tragédie lyrique incarnée » selon le mot de Berlioz, où celle-ci refuse de reprendre les ouvrages de Gluck à partir de 1805. Elle écrit que le diapason est monté trop haut, trop rapidement, et qu’elle ne peut plus les chanter. On joue donc haut à l’époque.

Qu’est-ce qui caractérise alors l’orchestre romantique français ?

La force de persuasion de cette musique passe d’abord par le tempo. Les chefs avec lesquels nous travaillons régulièrement, comme François-Xavier Roth, Christophe Rousset, Jérémie Rhorer ou Hervé Niquet par exemple, l’ont parfaitement compris. Le problème des orchestres modernes aujourd’hui, ce n’est pas l’instrument en tant que tel, c’est cette espèce de confort qui consiste à se dire qu’un moderato est véritablement « modéré ». Les orchestres parisiens de l’époque étaient « virtuoses ». Ca ne veut pas dire qu’ils mettaient tous les dièses et tous les bémols au bon endroit, mais qu’ils étaient capables d’adopter un tempo très rapide.  On a une lettre très intéressante de Castil-Blaze où il s’interroge sur les tempos à adopter pour l’ouverture du Roméo et Juliette de Daniel Steibelt. Le premier thème est constitué de gammes très rapides, le second d’un cantabile. Si on joue les gammes « confortablement », c’est-à-dire dans un tempo dans lequel on est sûr qu’il n’y aura pas de « savonnage », alors le cantabile est trop lent. Il faut donc être capable de jouer très rapidement les gammes du premier thème, malgré les risques d’accident quand on est insuffisamment virtuose, si on veut que le cantabile en reste un. C’est particulièrement frappant avec Meyerbeer qui, joué beaucoup plus rapidement, gagne une urgence incroyable. Mais c’est tout aussi vrai avec les partitions de Gounod quand on abandonne ces tempos confortables, qui amenaient l’aigu par exemple et qui sont devenus traditionnels au XXème siècle, mais qui trahissent l’interprétation originale des œuvres. A chaque fois que j’ai dit à quelqu’un de jouer deux fois plus vite et qu’on l’entend effectivement ainsi, ce choix apparait comme une évidence. En fait, s’il fallait donner un conseil aux interprètes de ce répertoire, c’est qu’ils doivent chanter le texte à la même vitesse que celle à laquelle ils le déclameraient sans musique ni micro dans une grande salle.

Envisagez-vous de disposer de votre propre orchestre ?

Non, il y a plein de formations avec lesquelles nous avons plaisir à travailler. Au fur et à mesure des « aventures » que nous menons avec elles, nous essayons de déterminer quel répertoire correspond le mieux à quelle personnalité. Par exemple, avec les baroqueux, la grande surprise a été de travailler avec Christophe Rousset pour le Renaud d’Antonio Sacchini puis Les Danaïdes d’Antonio Salieri. Rousset a d’instinct adopté des tempos rapides qui convenaient à ce répertoire italianisant dans lequel il faut donner l’impression que la musique fuse dans tous les sens. Il le fait naturellement : ça lui permet d’avoir une réflexion en profondeur sur les autres niveaux de l’œuvre puisque la base est d’emblée en adéquation avec le style demandé.

Hervé Niquet aime beaucoup le gros son avec des basses continues ronflantes comme chez Jean-Baptiste Lulli : on a fait avec lui La Toison d’or de Johann Christoph Vogel et cette musique plus harmonique, plus épaisse, plus chromatique, comme par exemple celle de Spontini, lui convient parfaitement.

En ce qui concerne les ouvrages français du début du XIXème siècle nous travaillons avec des acteurs de la redécouverte du baroque, mais aussi des ensembles mixtes comme Les Siècles de François-Xavier Roth qui jouent sur des instruments d’époque, mais différents car plus récents. Enfin, Mark Minkowski nous a permis d’établir un pont entre ces deux répertoires, lui qui est passé du baroque à Offenbach, puis à Meyerbeer, pour finir par proposer Dietsch et Wagner dans une même soirée ! Nous ne cherchons pas à faire de la communication médiatique, mais ce doublé a eu un excellent écho et a permis de revenir sur certaines idées reçues et de faire connaître notre travail.

Nous préférons nous enrichir de la diversité de nos partenaires.

En 2014, les 150 ans de la mort de Giacomo Meyerbeer n’ont pas suscité beaucoup de concerts. Comment expliquez-vous cette absence d’intérêt des décideurs ?

Meyerbeer est typiquement un objet de redécouverte parce que sa musique n’est pas assez jouée et qu’il y a encore des choses de lui qui n’ont jamais été données. De plus, c’est le fondateur du grand opéra qui est notre genre par excellence au Palazzetto. Notre budget n’étant pas extensible à l’infini, nous n’avons pas pu remonter en 2014 un grand opéra de Meyerbeer car c’est, en matière lyrique, l’objet le plus coûteux, surtout quand on souhaite y apporter tout le soin nécessaire. Il nous est apparu intéressant de proposer du Meyerbeer de manière transversale. En 2014, nous avons organisé un colloque en Italie, soutenu la Dinorah donnée en concert à la Philharmonie de Berlin par le Deutsche Oper ainsi qu’un gala Meyerbeer et ses contemporains à Rome avec l’Accademia Santa Cecilia. C’est un projet qui a très bien marché d’autant qu’à l’Accademia il y a beaucoup de gens qui sont passionnés par Meyerbeer, et notamment son Président Bruno Cagli. Au départ, nous avions imaginé un programme intégralement composé d’œuvres de Meyerbeer, mais il nous est apparu intéressant d’attirer un public moins spécialisé en convoquant également un peu de Wagner et de Berlioz. Nous avons pu ainsi remplir une salle de 3.000 places avec un public qui ne serait pas nécessairement venu sinon, et qui a pu véritablement découvrir Meyerbeer magnifiquement défendu par Diana Damrau, Antonio Pappano et le magnifique orchestre de l’Accademia. En parallèle, nous travaillons avec Diana Damrau sur un disque pour Warner intégralement dédié à Meyerbeer, compositeur qu’elle adore et dont elle a déjà chanté sur scène la Marguerite des Huguenots. Le disque est prévu depuis 2 ans mais il est si difficile de coordonner les agendas de Diana Damrau et d’Antonio Pappano que cela a pris du temps. Certes, les airs coloratures de Meyerbeer ne sont pas ce qu’il y a de plus « nouveau » chez ce compositeur. Hors contexte, ils peuvent avoir un petit côté « salonnard ». Mais ils n’ont jamais quitté le répertoire ce qui est une preuve que le public les apprécie. Ils étaient d’ailleurs conçus comme un « produit d’appel » et diffusés par le biais de partitions imprimés, avant même la création de l’ouvrage. C’était courant à l’époque : le « Connais-tu le pays » extrait de Mignon d’Ambroise Thomas avait été édité en avant-première, pour faire du « teasing », et on trouve des exemples similaires chez Hérold (avec la ballade de Camille), Auber, Gounod, et plus tard Massenet. Comme on aime bien ce que l’on connait bien, le public attendait avec impatience ces morceaux durant le spectacle, ce qui permettait de faire passer le reste de la partition qui n’était pas nécessairement séduisante dans son intégralité dès la première écoute.

Mis à part ces deux événements que nous avons organisés, et L’Africaine donnée à la Fenice, l’année Meyerbeer a effectivement été plutôt discrète. Le problème de la musique de ce compositeur, et de la génération des opéras  composés entre 1830 et 1850, c’est qu’à l’époque on défend et on valorise un style hétéroclite (à l’image de Charles Garnier en architecture). Le principe même du premier grand opéra, c’est de mélanger le style de l’opéra italien et de l’opéra français avec des harmonies allemandes pour certains personnages. Le compositeur n’essaie pas d’offrir un produit lissé, sans solution de continuité. On met au contraire bien en évidence les différents temps forts : maintenant c’est le numéro de bravoure avec le page ou la reine qui vocalisent (une écriture italianisante avec tempo d’attaca, air et cabalette dans le cas de la Marguerite des Huguenots), ensuite on a un acte avec la grande soprano de force qui aura un air de structure française (dans le cas de Valentine, un ABA de 3 minutes ) et le tout est ponctué de signaux qui font qu’on sait que l’on passe, non pas d’un numéro obligé à l’autre, mais d’un style à l’autre, d’un type de bravoure à un autre, d’une ambiance à une autre caractérisée par la musique (la frivolité de la cour de la reine Marguerite dans un cas, l’impatience romantique amoureuse de Valentine dans l’autre). Il ya même des scènes humoristiques, ce qui est très mal vu dans l’opéra sérieux aujourd’hui. On ne peut pas pleinement apprécier Meyerbeer si on n’a pas compris cela, que cette coexistence de styles est voulue et qu’elle fonctionne dramatiquement. A la génération suivante, Verdi et Wagner ont parfaitement compris cette pluralité mais ils vont l’intégrer en la synthétisant. Chez Verdi, on aura aussi des morceaux coloratures et di forza mais à l’intérieur d’un même temps musical : c’est le cas pour les duos entre une Gilda colorature et un Rigoletto baryton di forza, et plus encore dans le quatuor du dernier acte. Violetta est un autre exemple dont la typologie vocale change au fil des actes.

Est-ce que Meyerbeer, et l’opéra français en général, requièrent des voix qui n’existent plus ?

On trouve des artistes, stars comprises, pour chanter Don Carlos, Les Vêpres siciliennes ou La Favorite en italien… et pas dans la version originale française. Avec un travail comme celui que nous faisons avec nos chanteurs, il serait tout à fait possible de recourir aux mêmes voix pour chanter les versions françaises de ces ouvrages.

Dans le cas particulier de Meyerbeer, on n’a pas besoin nécessairement de stars, mais il est vrai que, par exemple, les sopranos ou ténors de force sont des voix rares car les tessitures sont épouvantables (on retrouve pourtant ces tessitures en plus abouties dans Don Carlos, ouvrage qu’on arrive à distribuer avec régularité). Alice de Robert le Diable ne ressemble à aucune des tessitures imaginées avant ou après et sera chantée par des artistes très différentes comme la créatrice Laure Cinti-Damoreau, Cornélie Falcon (qui a donné son nom à une typologie vocale) ou Jenny Lind (surnommée « Le rossignol suédois ») ! Mais Cinti-Damoreau, qui était un peu une Natalie Dessay de l’époque, a aussi chanté Pamira (un rôle dépourvu d’extension dans l’aigu) et L’Italiana in Algeri de Rossini, en transposant à la tierce ce rôle de mezzo. Sans aller jusque là, on pourrait donc fort bien imaginer qu’à l’occasion d’une recréation d’un opéra de cette époque, certains rôles soient modifiés à la marge en fonction des chanteurs, avec des difficultés supprimées et d’autres ajoutées pour tenir compte des capacités vocales, du moment qu’on ne transige pas sur l’essentiel.

Quels sont vos projets ?

En ce qui concerne Meyerbeer, dans l’absolu il faudrait refaire les quatre grands opéras avec des chanteurs de premier plan. Mais l’urgence, c’est certains titres de Fromenthal Halévy : Charles VI (qui a révélé des pages  enthousiasmantes à Compiègne en dépit de chanteurs d’un niveau hétérogène), La Reine de Chypre, Guido et Ginevra, ou la Peste de Florence avec une scène du tombeau qui est absolument saisissante… C’est un compositeur qui mérite que l’on s’y intéresse. Je suis néanmoins peu convaincu par sa Dame de Pique qui aurait permis une autre confrontation intéressante avec l’ouvrage de Tchaïkovski. Nous réfléchissons aux ouvrages d’Ambroise Thomas d’avant 1860 et pour les compositeurs moins connus à la Stradella de Louis Niedermeyer (au cours de laquelle Falcon perdit définitivement sa voix à la seconde représentation), au Roland à Roncevaux d’Auguste Mermet.

Si on va au-delà de 1880, il faudrait une grande œuvre d’Alfred Bruneau, comme Le Rêve. Après, c’est sans fin ! Rien qu’en ce qui concerne Saint-Saëns, il faudrait remonter Déjanire, Ascanio, Proserpine, Phryné ou Le Timbre d’argent. De Massenet, il manque encore à la discographie son Bacchus et son Ariane. En 2016, nous coproduirons en concert l’Olympie de Spontini au Théâtre des Champs-Elysées. Chez Gounod, il y a Le Tribu de Zamora, La Nonne sanglante, dont il existe bien un enregistrement mais partiellement satisfaisant, Maître Pierre, Polyeucte, La Reine de Saba mais nous en reparlerons en 2018, quand on fêtera le bicentenaire de sa naissance…

 La troisième édition du Festival Palazzetto Bru Zane aura lieu du 29 mai au 5 juin 2015 au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris et à l’Opéra Royal de Versailles (plus d’informations)

 

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