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Robert Massard : paroles du dernier Empereur

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Interview
24 mars 2016

Infos sur l’œuvre

Détails

Passer quelques heures d’été avec Robert Massard sous les platanes de la Place Royale à Pau, c’est comme visiter un Empereur en exil : cela donne le sentiment de toucher à des grandeurs éteintes, dont revivent pour nous quelques moments sauvés par la mémoire. L’entendre dérouler le récit de sa vie et de sa carrière est un privilège : le souvenir est incroyablement précis, le récit frais et vivant comme si tout s’était déroulé la veille ; les personnages défilent, avec leurs vertus et leurs travers ; une époque se livre dans ses nuances et son caractère.

Un art d’exception se raconte sans détours, sans forfanterie non plus – avec esprit toujours. A quatre-vingt dix ans, Robert Massard n’a plus le souci des formes diplomatiques – l’a-t-il d’ailleurs jamais eu ? Il dit ce qu’il pense, avec toujours un humour et une vivacité réjouissants. Il se souvient mieux des détails de sa très longue vie et sait mieux les décrire que n’importe quel fringant quadragénaire.

De ce récit foisonnant nous ne retenons ici que les moments qui éclairent un art et une carrière. Mais assurément, c’est tout un livre d’entretiens ou mieux, tout un documentaire filmé qu’il faudrait pour restituer en toute fidélité et sans ses teintes exacte la mémoire de Robert Massard. Que les maisons d’opéra ne consacrent pas un fifrelin à rendre immortels ces souvenirs d’une époque de l’art lyrique où tout était si différent d’aujourd’hui est étonnant. Demain, il sera trop tard. A bon entendeur…

Pour l’heure, voici quelques extraits de ce récit pour les lecteurs de Forum Opéra. Mais j’oubliais une dernière précision : celui qui parle dans ces lignes n’est nul autre que le plus grand baryton français de l’après-guerre, dûment reconnu comme tel par tous les chanteurs qui s’intéressent à ceux qui les ont précédés, et par les historiens de l’art lyrique. Le moindre témoignage de son art vocal est marqué du sceau de la beauté, de la chaleur et de la pertinence. Le rencontrer sous les platanes de la Place Royale ne fut donc pas seulement un privilège : ce fut un immense honneur. Merci, Maître.

Les débuts.

Je suis né en 1925 à Pau. En 1939, la guerre éclate. Mon père, chef des ventes chez Renault à Pau, bien payé, perd sa situation. De 3200 francs, il passe à 700 francs par mois, un salaire d’ouvrier. Je suis alors dans un lycée technique : par manque d’argent, on me dit de choisir un métier. Je choisis mécanicien. Pendant quatre ans, j’ai travaillé dans un garage. J’adorais ça.

Je chantais pour mon plaisir. A la Schola Saint-Joseph, je me souviens avoir chanté « Minuit chrétien ». Je me retrouve ensuite au service national dans un camp d’aviation près de La Rochelle. C’était étonnant : il n’y avait pas d’avions. Lors d’un petit spectacle, le général remarque ma voix et m’encourage. En mai 1945, je suis démobilisé. A Pau, l’occasion se présente de chanter devant le ténor Léon Marcel. Je lui chante Vision fugitive : il  se montre très intéressé et m’envoie chez une pianiste pour que j’apprenne la musique. Jusque-là tout va bien. Mais ladite pianiste me dit qu’il faut que j’apprenne les sept clefs – moi qui n’avais aucune notion de solfège, je trouve ça un peu indigeste, et j’abandonne. En 1959, l’Association du Beau Ciel de Pau organise un concours de chant. Je me présente. Je finis premier sur 60. Alors Monsieur Léon Marcel appelle Monsieur Louis Izard à Toulouse et Vanni-Marcoux à Bordeaux pour voir ce qu’on peut faire de moi. Monsieur Vanni-Marcoux m’auditionne à Bordeaux, et m’oriente vers la classe de Madame Marthe Nespoulos à Bordeaux. Seulement, ces cours sont trop chers et je n’ai pas un sou. Je renonce. En 1951 a lieu un concours de chant à Bayonne. J’obtiens le premier prix, sans suite. En 1951, Blanchardet, patron du casino de Pau et chef d’orchestre, organise le banquet du Syndicat des hôteliers du Sud Ouest. On me propose de venir chanter en fin de banquet. J’arrive, et on est en effet en pleines agapes. Personne n’écoute vraiment. Je chante quand même. Alors Monsieur Blanchardet me prend à part et me dit : « Je vais te mettre en contact avec un de mes amis haut-placés à l’Opéra de Paris, Monsieur Georges Hirsch. Mais tu dois me jurer que si je t’obtiens cette audition, tu t’y présenteras, quelle que soit la façon dont tu te sens. » Je jure.

Le matin du 8 juin 1951, je débarque à Paris par train de nuit en 3ème classe, le dos un peu moulu. A la gare, je retrouve un camarade qui m’emmène à l’Opéra. Là, je trouve les porte closes. Il est trop tôt. On me dit de revenir à 16h30. Je reviens à l’heure dite et on me guide sur le  grand plateau vide du Palais Garnier. Je passe après Nicolai Gedda et Victoria de Los Angeles. Après l’audition, Monsieur Hirsch me convoque. Il me propose un contrat de jeune artiste. Or il n’avait pas le droit, car son successeur, Monsieur Lehmann, arrivait le 1er juillet et la signature des contrats était suspendue. Qu’à cela ne tienne. Mon père m’encouragea dans cette voie en me disant : « si cela ne marche pas, ta trousse à outils sera toujours prête ».  En septembre 1951, je viens donc prendre mon emploi de jeune artiste. Mais entretemps, Monsieur Lehmann avait produit une note de service : ma rentrée était repoussée à début 1952.

Je me dis qu’entretemps il faut que je me perfectionne en solfège. Seulement, comme jeune artiste de l’Opéra, je ne peux pas m’inscrire au Conservatoire national ni à l’Ecole normale ni dans un conservatoire, c’est statutairement interdit. Je rencontre alors Camille Rouquetti, directeur de la Scola Cantorum. Il m’inscrit dans la classe de Madame Madeleine Milhaud, qui enseigne le solfège. Je me retrouve dans une classe d’élèves de dix ans et j’apprends mes notes.

En janvier 1952, je suis chez des amis de ma sœur au Perreux, un des membres de cette famille est comédien et a entendu parler des auditions pour Iphigénie au festival d’Aix-en-Provence. J’obtiens une audition devant Gabriel Dussurget, Irène Aïtoff m’accompagne. Je chante Rigoletto. Monsieur Dussurget me dit de revenir avec un air de Thoas, ce que je fais. Et me voici engagé à Aix !

Cela tombe à pic : Monsieur Lehmann, qui ne m’aimait pas, était bien décidé à me licencier de l’Opéra avant même que j’aie commencé. Être engagé à Aix me sauve de ce destin. Lehmann a eu ce mot sympathique : « Qu’il aille à Aix, il se cassera la figure ». Il prend soin de me faire débuter avant cela dans des utilités à l’Opéra à 450 francs par mois (le 18 juin 1952, dans Samson et Dalila) et ne cessera alors de me mettre des bâtons dans les roues à chaque fois que je demanderai la permission de chanter à l’extérieur. Néanmoins en juillet 1952, je débute à Aix sous la direction de Giulini, gentleman absolu, très chaleureux avec le débutant que j’étais. Ma carrière avait enfin commencé. Lehmann n’osera plus me limoger. L’Opéra de Paris deviendra ma maison, mon port d’attache – en 26 ans de carrière, j’y ai chanté 1003 fois (oui, comme dans l’air du catalogue).  La période glorieuse est celle qui court de 1954 à 1968 : à part 1962, je chante à l’Opéra de Paris entre 40 et 80 fois par an. Les grands rôles : Valentin (en 1955, j’en fêtai déjà la 50ème !),  Tonio dans Paillasse, Germont, Zurga, Rigoletto, Escamillo ainsi que Macbeth, I Puritani, Lucia di Lammermoor, Posa, Don Quichotte, Iphigénie, le Barbier…

Souvenirs des années fastes

Avant la liquidation de la troupe par Liebermann, j’étais membre de la troupe. Je me rappelle de ces chers collègues qui faisaient venir des amis pour siffler leurs rivaux. J’ai dû me montrer un peu abrupt avec l’une de ces collègues qui avait décidé de me faire siffler tous les soirs par les petits messieurs qui constituaient son entourage. Je ne sais pas si c’est elle ou eux qui ont pris le plus peur, mais soudain, on ne m’a plus embêté.

Je ne garde pas un souvenir ému de ces années de troupe. Je n’y ai pas connu d’entente artistique réelle. Pour le dire crûment, c’était la fosse aux lions.

Mes grands souvenirs se rattachent plutôt à des concerts exceptionnels comme cette tournée en URSS en 1963 : Kiev, Leningrad, Moscou. On sentait la soif de liberté. On sentait aussi toute l’émotion du public lorsqu’il écoutait de la musique. C’était bouleversant. Il y eut aussi l’In Terra Pax de Frank Martin que nous avons donné en 1969 devant Paul VI. Pour un catholique comme moi, cela avait un sens énorme.

Les collègues avec qui je me suis le mieux entendu artistiquement n’étaient pas des chanteurs de l’Opéra de Paris. Par exemple, je me suis merveilleusement entendu avec Nikolai Ghiaurov, que j’admirais beaucoup – un grand artiste et un être humain exquis. Je me suis également très bien entendu avec Boris Christoff, avec qui j’’ai beaucoup chanté. Je me rappelle qu’il eut un début de tumeur au cerveau : par bonheur, un chirurgien fit merveille et lui donna bien dix années de vie en plus.  J’aimais aussi beaucoup Franco Corelli, un grand traqueur, avec qui j’ai chanté Carmen à Chicago. Ce furent des amis et des modèles.

 

La rupture avec Paris

J’ai vécu comme un changement de monde la fermeture par Liebermann de l’Opéra-Comique en 1971 et la liquidation de la troupe. On m’a prié de rester néanmoins à l’Opéra et j’ai accepté.

Certes j’étais critique sur l’esprit de la troupe et les intrigues qui s’y passaient, mais cela permettait tout de même de parier sur des chanteurs et sur des œuvres de moindre calibre. Ensuite, on est passé au régime des auditions systématiques, et à la tyrannie des imprésarios. Il fnous fallait connaître nos limites pour ne pas se laisser entraîner par des émanant d’imprésarios peu scrupuleux.

Par exemple, j’ai systématiquement refusé de chanter Scarpia, que je trouvais trop grave pour moi. J’ai aussi refusé les rôles mozartiens à l’exception d’un Don Giovanni chanté au pied levé. J’ai également dit deux fois non à Maître Karajan qui me voulait en Escamillo : la première, je chantais déjà ce rôle à l’Opéra le lendemain et je n’avais pu me libérer pour remplacer les quatre barytons prévus qui s’étaient tous retrouvés défaillants ; la deuxième fois, lorsque le même cas de figure s’est présenté, j’ai refusé en répondant à la secrétaire de Maître Karajan que je n’étais pas un Escamillo de remplacement ! 

Eloge de la volonté

La voix ne fait que 30% du travail. Il faut aussi savoir jouer, composer un personnage, habiter ses rôles. Je n’ai jamais voulu chanter des personnages que je n’aurais pas pu incarner pleinement. Mais il y a davantage encore : il faut une volonté inflexible. Toute ma vie a été une bagarre. J’ai surmonté des oppositions, des hostilités, des cabales organisées par mes propres collègues de l’Opéra. J’ai dû composer avec des agents véreux et des directeurs pas toujours compétents.

J’ai toujours pris des risques physiques. Je l’ai parfois payé très cher. Je me suis blessé en scène, par exemple dans Zurga à Avignon où je me suis planté lune dague dans le ventre; dans Carmen où le metteur en scène Monsieur Rouleau avait mis dix vrais chevaux en scène : je me suis littéralement éclaté l’annulaire en remontant à cheval ; d. .. Dans ma carrière, j’étais un peu kamikaze car je prenais des risques par passion de mon métier.

Cette prise de risque physique, cela passait aussi par le goût des voitures et de la vitesse. Je me souviens être rentré à Paris juste en sortant d’un Faust à La Scala où j’étais Valentin. Idem, je rentrais à Paris depuis Rome. Une fois, je chantais à Edimbourg après Orange. J’ai fait d’une traite en voiture Orange-Paris, puis Paris-Londres par le ferry, et Londres-Edimbourg en voiture. J’ai eu 45 voitures dans ma vie – maintenant je roule en Clio !

Ma voix

J’ai toujours eu une certaine facilité dans l’aigu. Ma voix, loin de rétrécir ans l’aigu, comme la plupart des baryton, s’épanouit et s’éclaire. C’est ce qui a fait penser à certains que je pouvais être ténor. Lorsque dès mon arrivée à l’Opéra, Monsieur Hirsch m’a écouté et m’a mis entre les mains de son épouse, chef de chant, pour que je travaille l’Air de la fleur : même si je parvenais à le chanter avec le Si sans difficulté, on sentait bien que je ne pouvais tenir la tessiture du ténor et que j’étais en réalité un jeune baryton en devenir. Je ne me suis pas reconverti dans les ténors wagnériens, jétais « simplement » un baryton !

Vers le retrait

J’ai chanté pour la dernière fois à l’Opéra de Paris le 30 juillet 1978. Puis j’ai fait la tournée des théâtres de province (Toulon, Toulouse, Avignon, Lille, Saint-Etienne…), je me suis rendu en Belgique, en Argentine, en Espagne. J’ai foulé les planches pour la dernière fois dans Manon, le 1er avril 1984 à Limoges puis, clap de fin, le 4 avril 1984 à Angoulême. JJe savais que je pouvais encore chanter quatre ou cinq ans, mais que cela serait légèrement moins bien. Je suis parti parce que j’ai eu peur de décevoir le public. J’ai préféré qu’on dise « il part déjà » plutôt que « il chante encore ! ».  Ma carrière n’avait pas été de tout repos non plus – je me rappelle qu’en 1961, il y eut un mois où j’ai chanté dix-sept représentations différentes dans des lieux différents ! A l’issue d’une représentation angoumoisine de Manon, Je me suis retiré sur mes terres, à Pau.

On m’a proposé d’enseigner, ce que j’ai fait à Bordeaux. Mais j’ai trouvé cela ingrat. La sélection des chanteurs n’était pas optimale. J’ai été déçu. Je me suis même parfois senti trahi par certains élèves. J’ai préféré arrêter. De même, je ne me suis pas manifesté pour prendre les rênes d’un théâtre. Quelque chose en ce sens s’était esquissé à Lille en 1968, mais cela avait été sans lendemain.

Je reçois encore beaucoup de lettres. Je me désole souvent de ce qu’est devenu le monde de l’opéra. Aujourd’hui, le pouvoir échappe aux chanteurs. Ce n’est plus l’artiste qui compte. Le public, du reste, a beaucoup changé. Il suffit de voir ce qui se passait en province : lorsque je sortais d’une représentation au Capitole, plus de cent personnes m’attendaient pour signer des photos ! C’était comme cela partout. Et pas seulement pour moi. Je pense que cela s’est un peu érodé. Il est vrai aussi que constituer un cast 100% français pour des opéras comme Lakmé, Faust, Roméo est devenu plus difficile, presque impossible. Et puis les carrières de chanteur sont devenues très difficiles, usantes.

Ce qui nous manque aujourd’hui, ce sont des personnalités d’envergure qui savaient s’occuper des chanteurs et gérer leur maison. Ma gratitude éternelle va à Monsieur Georges Hirsch, qui fut un directeur de l’Opéra attentif aux chanteurs, connaisseur du répertoire, prévenant et sage. Elle va aussi à son épouse Madame Madeleine Mathieu, qui fut si bienveillante à mon égard. Enfin reconnaissance éternelle à Monsieur Gabriel Dussurget : il  a pris le risque de me faire confiance alors que lui-même n’avait absolument pas le droit à l’erreur. C’est à cela qu’on reconnaît les grands.

Propos recueillis le 14 août 2015

Actualité : Le concours de chant organisé depuis 12 ans par l’Association des Amis du Grand Théâtre Opéra de Bordeaux s’intitulera désoramais Concours International de Chant Lyrique Robert Massard, en hommage au grand baryton français. Soutenue par Mécénart, la première édition aura lieu les 8, 9 et 10 Avril prochains, à l’Opéra National de Bordeaux (plus d’informations)

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