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Verdi et Wagner sur le ring : tout ou rien (Mezzo estremo)

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4 février 2013

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A Verdi et Wagner, les mezzos reconnaissantes

C’est un travers bien contemporain – et bien cartésien – que de vouloir à tout prix classer, ranger les gens et les choses dans des cases pour ne les en jamais plus faire sortir. C’est vrai des vins. C’est aussi vrai des voix. Ainsi cette classification en apparence immuable, vieille comme le chant lui même: soprano, alto, ténor, basse, qui semble régir pour l’éternité la typologie des voix humaines. Il est difficile d’échapper à cette réflexion au moment où, à l’occasion du double bicentenaire Verdi-Wagner, il nous revient d’emprunter les chemins de traverse et de nous intéresser au traitement réservé par les deux mastodontes aux mezzo-sopranos.

S’il considère des œuvres aussi majeures que Nabucco, Rigoletto, La Traviata, Simon Boccanegra ou Otello d’un côté, Le Vaisseau Fantôme ou Les Maîtres chanteurs de Nuremberg de l’autre, le rédacteur est bien en peine. Rien – ou si peu – à écrire sur le rôle dévolu aux mezzos, réduites à de simples utilités, au mieux anecdotiques, plus souvent insignifiantes. Ça commence mal.

Heureusement, il est aisé de citer les opéras qui voient « une deuxième voix de femme plus grave que celle de la soprano » (appelons-la ainsi pour l’instant) voisiner avec cette dernière sans avoir à en rougir:  Le Trouvère, Un Bal masqué, La Force du destin, Aïda et Falstaff pour le natif de Bussetto, Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et Isolde, sans parler du Ring pour le maître de Bayreuth: on respire. On aura des choses à écrire.

Une observation plus fine fait naître -non sans un certain malaise pour le rédacteur épris de rationalité – une troisième catégorie: celle des inclassables. On y rangera sans hésitation, chez Verdi, Lady Macbeth. Et chez Wagner, où classer Sieglinde et Kundry ? Aucune réponse qui soit pleinement convaincante et définitive. Les gouttes de sueur commencent à perler. Et le poison du doute, terrible et insidieux, fait son œuvre: pour Ortrud, est-on si sûr ? Sa tessiture recoupe à très peu de choses près celle d’Elsa… Mais non, voyons ! Ortrud est une mezzo, c’est entendu, ne serait-ce que pour assurer un effet de contraste dramatique avec le soprano blond et virginal d’Elsa. Certes, mais alors où classer Senta, dont la tessiture est quasiment dupliquée de celle d’Ortrud ? Et, pour repasser de l’autre côté des Alpes, que dire d’Elisabeth et d’Eboli, dont les tessitures sont exactement jumelles (si2 au si4) ? Cette fois, c’est certain, on va s’arracher les cheveux : et si les mezzos étaient le cauchemar du mélomane cartésien?

Tu fais fausse route, ami rédacteur, souffle à cet instant une voix amie. Ne t’épuise pas à comparer les tessitures. Tu y perdrais ton temps et ce qu’il te reste de raison. Au mieux, les tessitures donnent une indication, elles orientent. Toute aussi significative -et même plus déterminante- est la couleur de la voix. C’est elle qui permettra de savoir immédiatement si l’on a affaire à une reine d’Espagne éplorée ou à une princesse borgne assoiffée de vengeance. C’est elle qui, du premier coup d’oreille, différenciera la pure et noble Elsa de la maléfique et sombre Ortrud.

Un premier constat se dessine: il semble que la catégorie des mezzos ait, plus que bien d’autres, permis aux deux maîtres de laisser s’épanouir le pragmatisme avec lequel ils ont, l’un et l’autre, abordé la voix humaine. En y regardant de plus près, on pourrait presque affirmer, d’une formule lapidaire – et sans doute un peu exagérée – que les mezzo-sopranos sont une création de Verdi à laquelle Wagner a mis un terme.

D’où vient la voix de mezzo-soprano ? Certainement pas d’outre-Rhin : rien de significatif chez Mozart, dont les principaux personnages féminins sont dévolus à des sopranos (à l’exception notable de Dorabella). Même chose chez la génération suivante (Weber, Marschner, etc.). Mieux vaut chercher en Italie. L’opéra baroque et sa survivance belcantiste nous livre la contralto colorature. Voilà qui est sérieux. Verdi saura s’en souvenir (un peu), pour très vite s’en éloigner. Et il n’est donc pas erroné de postuler que la figure du mezzo – au sens le plus communément admis – est assez largement une création verdienne: on en trouve les prémices dans les opéras des années de galère. Elle fait son apparition la plus incontestable avec Azucena (si l’on met de côté Lady Macbeth, inclassable). Azucena, à la tessiture recentrée, n’a d’un point de vue musical et dramatique, rien à envier à Leonora. Avec Ulrica et Preziosilla, Verdi retrouve – provisoirement – le registre des mezzos de caractère, même si l’invocation d’Ulrica, en termes de puissance dramatique, regarde diablement vers Macbeth et le Requiem. Les deux opéras suivants consacrent l’apothéose du mezzo verdien : Eboli et Amneris emmènent cette voix vers des sommets jamais atteints. Avec Aïda et Don Carlo, les masques tombent: certes, il y a l’air du Nil et « Tu che le vanita » pour sauvegarder les apparences. Mais qui osera sérieusement contester que la princesse borgne et la fille du pharaon éclipsent de beaucoup, musicalement et dramatiquement, l’épouse contrite de Philippe II et la malheureuse esclave éthiopienne ? Avec ces deux coups de maître, le doute n’est plus permis : parmi les voix féminines, la voix de mezzo est le vecteur privilégié par le Verdi de la maturité pour traduire en musique le feu, la fougue, les emportements du drame et le déchaînement des passions. Significativement, il choisira pour Desdemone, figure de victime par excellence, une voix de soprano lyrique tout ce qu’il y a de plus classique. On fera une remarque analogue pour le Requiem : est-il permis, toute révérence gardée pour le Libera me, de considérer que la mezzo, avec le Liber scriptus, une bonne partie du Recordare et l’attaque ineffable du Lacrymosa, y est significativement mieux servie que la soprano ? Au terme de ce parcours, les choses sont claires: chez Verdi – en tout cas chez le Verdi de la maturité – la soprano subit, et la mezzo agit. A elle d’asséner le primat de la vérité dramatique, seule véritable boussole de l’œuvre verdienne.

Parmi les interprètes, chez qui retrouver ce feu dramatique? La liste est longue (Ebe Stignani, Fedora Barbieri, Giuletta Simionato, etc.) et on se gardera bien de l’établir, de peur d’oublier des figures marquantes. Mais on pense d’abord à deux immenses artistes, encore proches de nous: Grace Bumbry et Shirley Verrett, qui illustrent à la perfection cette fusion troublante des registres féminins chez le Verdi de la maturité.  Shirley Verrett: voici une Preziosilla et une Ulrica, une Amneris et une Eboli de rang qui n’a pas craint, avec le temps, de s’aventurer jusqu’à Amelia ou Aïda, sans oublier la Lady Macbeth majeure qu’elle a légué, une des rares à supporter la comparaison avec celle de Callas.

Shirley Verrett dans « O don fatale » (Don Carlo)

Quant à Grace Bumbry, sans doute l’Amneris la plus impériale que l’on connaisse, elle ne dédaignait pas, au concert, troquer ce rôle pour celui d’Aïda, et fut elle aussi une immense Lady Macbeth (chercher en priorité le live salzbourgeois de 1964 dirigé par Wolfgang Sawallisch).

Grace Bumbry, « Vieni t’affreta » (Macbeth)

Chez Wagner, les choses sont à la fois plus simples et plus complexes, et ce depuis le début. Nombre de grandes sopranos wagnériennes ont démarré leur carrière comme mezzo ou alto. Les créatrices d’Isolde (Malvina Schnorr von Carolsfeld) et Brünnhilde (Amalie Materna) étaient mezzos autant que sopranos. Même chose pour Olive Fremstad et Helen Wildbrunn, deux des plus grandes Isolde et Brünnhilde du début du XXe siècle. Avec tout le respect que l’on doit à ces immenses figures du passé (parmi lesquelles on prendra soin de ne pas oublier les marmoréennes Kerstin Thorborg, Karin Branzell et Margaret Klose), on pourrait presque affirmer que l’œuvre wagnérienne ne comporte pas de rôle significatif de mezzo. On y trouve quelques contraltos (Magdalene sans doute, Erda assurément), et pour le reste, des sopranos de toutes sortes. Car c’est un fait: Venus, Ortrud, Kundry, et même Brangäne, peuvent parfaitement être chantées par des sopranos. Et du reste, l’histoire du chant wagnérien l’illustre d’abondance: Astrid Varnay a été une des plus grandes Brünnhilde de l’après-guerre tout autant qu’une Ortrud majuscule. Quant à son incarnation de Kundry, elle n’a rien d’anecdotique (on ira pour s’en assurer jeter une oreille à ses témoignage bayreuthiens de 1965 et 1966).

Astrid Varnay, « Grausamer » (Parsifal), Bayreuth 1965

On pourrait également citer l’exemple, encore plus parlant, de Martha Mödl, sa camarade de jeu du Neues Bayreuth, qui débuta mezzo (Carmen, Ulrica…) pour aller vers les rôles de soprano (Brünnhilde, Isolde, toutes deux peu orthodoxes mais qui appartiennent à l’Histoire) sans jamais délaisser Kundry, avant de revenir à ses premières amours. Mais on pourrait tout aussi bien affirmer, par un amusant renversement dialectique, que chez Wagner les sopranos sont l’exception (les trois « rôles blonds » : Elsa, Elisabeth, Eva) et les mezzos la règle (Senta, Venus, Ortrud, Kundry, Fricka, Sieglinde et même Isolde et Brünnhilde, dont les créatrices, mesdames Schnorr von Carolsfeld et Materna, étaient mezzos autant que sopranos). Nulle part ailleurs que chez Wagner la porosité entre les voix féminines n’est aussi grande. Là encore, foin de tessitures: elles ne différent pas significativement d’un rôle à l’autre. Là encore, cherchons la couleur : aux sopranos, la pureté et l’innocence (les rôles blonds), aux mezzos les imprécations et les rugissements, qui structurent nombre des opus wagnériens. Beaucoup plus près de nous, Waltraud Meier illustre à la perfection cette délicieuse et troublante ambiguïté : tour à tour Isolde, Kundry, Ortrud, Vénus, Waltraute ou Sieglinde, mais aussi phénoménale Eboli (au Chatelet en 1996, évidemment) ou Amneris (à Berlin en 1999, sous la baguette de Barenboïm: on en tremble encore).

Waltraud Meier, Isolde Bayreuth 1993

Quelles conclusions tirer de ce rapide tour d’horizon ? En s’intéressant aux mezzos, on a posé plus de questions que l’on a apporté de réponses. La mezzo verdienne: une soprano avec des graves ? La soprano wagnérienne: une mezzo avec des aigus? En se penchant sur cette catégorie, sans doute moins prestigieuse car moins facilement identifiable et stéréotypée que la tessiture sœur de soprano, on a surtout le sentiment d’avoir approché de très près la vérité du drame verdien et du drame wagnérien. Car nos deux grands hommes ont bien eu en commun d’aborder la voix féminine sans esprit de système. Ils l’ont fait chacun à leur manière : radicale et immédiate chez Wagner, plus progressive chez Verdi. Au sommet ils se rejoignent. Ne recherchant ni l’un ni l’autre les prouesses vocales (on devrait plutôt écrire: vocalisantes), ils ont chacun dans leur style, avec leur histoire et leur géographie, écrit des merveilles pour ces voix à la tessiture centrale, capable de relier un aigu solide et puissant – sans être stratosphérique – avec un grave robuste et dramatiquement payant en passant par un registre médium dense et charnu, propice aux récits et aux imprécations. Ils ont, ce faisant, donné à ces inclassables que sont les mezzos des lettres de noblesse lyrique qu’elles ne sont pas près de perdre.

 

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