Desdemona, est-ce vraiment un rôle pour Asmik Grigorian ? Est-elle quelqu’un en qui vous pouvez vous identifier ?
Vous savez ce n’est pas une question que je me pose ; je n’ai encore jamais rencontré de rôle pour lequel je me serais dit : « Ce rôle n’est pas pour moi ». Et puis personne ne sait qui est Asmik Grigorian, même pas moi-même ! En chantant de plus en plus de rôles je trouve des dualités en moi, des nuances, des couleurs de mon caractère que, sans cela, je n’aurais jamais découvertes. C’est une des plus belles caractéristiques de ce métier que j’aime tant que de pouvoir vivre autant de vies différentes durant une seule existence. Cela me donne tellement d’occasions d’apprendre à mieux me connaître ; et c’est aussi le cas du rôle de Desdémone. Je comprends cette femme. Vous voyez, moi-même j’ai été trahie, et je ne sais pas si c’est de la naïveté que de toujours vouloir trouver le bon côté des gens, même quand ce « bon côté » semble ne pas exister ! Je crois que c’est aussi et surtout une grande force intérieure.
Vous pourriez refuser une mise en scène qui ne correspondrait pas à un rôle tel que vous l’imaginez ?
Refuser non, discuter toujours ! Dans les vingt et un ans de ma carrière il ne m’est jamais arrivé de rencontrer un metteur en scène qui me dise : « Fais ci, fais ça » qui m’aurait contraint à faire ceci ou cela. Et si cela se produisait, il va de soi que je refuserais ; mais jusque-là nous avons toujours trouvé des terrains d’entente.
Que pensez-vous aujourd’hui de l’équilibre entre metteur en scène et chef ?
Si l’on compare avec une certaine époque où c’était le chef qui décidait de tout, de l’équipe artistique etc., il faut reconnaître que les choses ont beaucoup évolué et je dirais que les metteurs en scène ont repris toute leur place. Aujourd’hui je trouve qu’il y a une sorte d’équilibre entre les deux. Et si, par malheur, on se retrouve avec deux personnalités trop importantes, la cohabitation peut être délicate.
Pour cet Otello, il s’agit d’une reprise, ce n’est donc pas une nouvelle production, ce qui est très différent. Autant vous créez de A à Z un personnage dans une nouvelle production, autant vous devez vous fondre dans une reprise. Dans un sens la reprise est plus simple parce qu’il n’y a pas toute l’énergie à dépenser dans la conception d’un personnage ; mais d’un autre côté, il faut savoir se glisser exactement dans un rôle dont vous n’êtes pas maître a priori. Même si, quand on reprend un rôle, on peut changer des choses et j’ai toujours changé de petites choses, apporté ma touche personnelle aux personnages. Mais c’est vrai que je plains souvent les chanteuses qui doivent prendre ma suite dans les nouvelles productions que j’ai faites !
Je tiens beaucoup à ce rôle de Desdemona, d’abord parce que la musique est d’une incroyable beauté et puis parce qu’il m’importe beaucoup de chanter, entre plusieurs rôles très dramatiques, des rôles plus lyriques, comme celui-ci, qui me conviennent particulièrement.
Il y a eu cette Salome de Hambourg avec Tcherniakov, la Senta de Bayreuth, toujours avec Tcherniakov. C’est un metteur en scène que vous appréciez particulièrement.
Je considère Dmitri Tcherniakov comme l’un des quelques génies que j’ai eu la chance de côtoyer. En plus de cela il est quelqu’un qui m’est très cher ; il peut arriver que nous soyons plusieurs années sans nous voir, mais nous nous retrouvons toujours, je pense souvent à lui et je sais que c’est quelqu’un qui me comprend.
Y a –t-il aussi des chefs dont vous êtes particulièrement proche ?
Oui je m’entends artistiquement vraiment très bien avec Franz Welser-Möst, vous le savez [Asmik Grigorian a chanté sous sa direction Salome à Salzbourg en 2018, Chrysothemis à Salzbourg en 2020 et 2021 et les trois rôles du Trittico à Salzbourg en 2022 ] et j’ai vécu avec lui des moments que je n’oublierai jamais. Mais c’est toujours difficile de citer une seule personne, car il y en a tant que je porte dans mon cœur, qui m’ont tenue par la main, m’ont fait progresser durant toute ma carrière. J’ai vraiment eu une chance incroyable de rencontrer autant de personnes de talent et de générosité à mon endroit.
Il y a eu aussi ce triomphe parisien avec Il trittico.
Pour moi ce moment a été comme un conte de fée. Vous savez, au moment où arrive ce genre de choses, vous ne comprenez pas exactement ce qui se passe ; vous imaginez bien qu’il ne m’était jusqu’alors jamais arrivé que les musiciens d’un orchestre me jettent des fleurs au moment des saluts comme cela s’est passé. Sur le moment vous ne comprenez rien et puis après, quand vous revivez ces moments par la pensée, vous vous rendez compte que ces gens vous donnent tant de marques de reconnaissance, d’amour. Je dois dire que cela a été l’un des plus beaux moments de toute ma vie.
Y aurait-il des moments charnières dans votre carrière que vous auriez repérés ?
C’est difficile à dire. Je pense qu’il y en a eu plusieurs. Vous savez, je crois que j’ai commencé ma carrière sans vraiment comprendre ce que je faisais, si je voulais vraiment de cette vie-là. Et puis il y a eu cette production en 2004 de Jonathan Miller [Donna Anna à Kristiansand en Norvège] qui a certainement été un moment important pour moi, car c’est là que je me suis dit que finalement j’aimerais tenter ma chance dans cette carrière. Ensuite bien sûr en 2006, quand j’ai décidé de chanter Musette et non pas Mimi [à l’opéra de Vilnius elle aura chanté les deux rôles]. Là je me suis dit : « Je vais réussir à trouver mon propre chemin et non pas celui édicté par mes parents ». J’ai chanté toutes sortes de rôles à cette époque et aujourd’hui je suis heureuse de l’avoir fait. Je ne pense pas que cela ait été une erreur de chanter des rôles déjà lourds avant trente ans. En tous cas si ce sont des erreurs je suis heureuse de les avoir faites ! En revanche 2012 a été une année très difficile pour moi avec aussi des problèmes de santé ; je n’arrivais plus à chanter comme je voulais. J’ai pris alors un certain nombre de décisions pour revoir ma technique. En fait ma carrière n’est pas une somme de moments clés, cela ressemble davantage à un long voyage.
Votre voix a-t-elle changé durant ces vingt dernières années ?
Je ne sais pas si ma voix a vraiment changé. Je dirais plutôt que j’ai appris comment bien utiliser mon instrument. Mais fondamentalement, je pense que m’a voix n’a pas changé.
Des rôles encore dont vous rêvez ?
Honnêtement je n’ai jamais rêvé de chanter tel ou tel rôle et pas davantage aujourd’hui. Il y a eu beaucoup de rôles que j’ai voulu chanter sous l’influence de ma mère. Chaque nouveau rôle est une sorte de voyage intérieur pour moi qui me permet aussi de mieux me connaître. Par exemple après avoir chanté Chrysothemis, je chanterai Elektra c’est sûr mais ce n’est pas à proprement parler un rêve. Il y aussi que mon agenda est tellement plein (actuellement jusqu’en 2031-32 je crois). Tellement d’ailleurs que j’ai décidé qu’après 2030, je ferai une pause de quelques années dans l’apprentissage de nouveaux rôles. Vous savez, apprendre de nouveaux rôles est épuisant. Et puis je vais vous dire : je n’ai jamais eu le temps de « polir » mes rôles. J’aimerais avoir le temps d’approfondir les personnages. Par exemple Norma, l’un des rôles les plus fantastiques qui existent. Je sais que je peux le chanter très très bien, mais il faut du temps pour cela ! Voilà, il y a des rôles pour lesquels j’ai envie de m’arrêter pour réfléchir à ce que je veux en faire. J’ai parlé de Norma mais il y a aussi Isolde, qui est déjà prévu d’ailleurs. C’est typiquement un rôle qui ne peut pas être parfait dès la première fois, il faudra du temps pour le polir. Ou bien Turandot, qui nécessiterait d’être chanté souvent, et non pas avec des interruptions de plusieurs années.
Y a-t-il alors des rôles dont vous auriez rêvé mais pour lesquels vous n’avez pas la voix ?
Je suis quelqu’un qui ne rêve pas de choses qu’il ne peut pas avoir ! Rêver de chanter de tels rôles n’apporte que de la souffrance, et je n’aime pas souffrir. J’ai tellement de chance de posséder cette voix avec un tel éventail de possibilités !
Vous avez évoqué vos parents. Votre père était chanteur, il a été votre professeur, votre mère était chanteuse, vous avez un frère chef d’orchestre. Y a –t-il une vie après l’opéra pour Asmik Grigorian ?
Bonne question ! C’est vrai que l’opéra c’est toute ma vie comme depuis toujours et je crois d’ailleurs que cela le sera toujours. Mais le sens de la vie pour moi c’est la joie. Tant que l’opéra m’apportera cette joie, ce sera ma vie. Et actuellement c’est le cas. Je n’ai jamais eu le temps ni la chance d’avoir des hobbys. Il y a aussi le fait que je suis une mère de deux enfants. Or ce n’est vraiment pas facile d’avoir une vie « normale ». D’un autre côté j’ai conscience que je vis en ce moment le meilleur moment de ma carrière ; toutes les graines que j’ai semées ces vingt dernières années sont en train de se transformer en un magnifique jardin de fleurs. J’ai souvent envie de me poser et de me dire : « Regarde Asmik, profite maintenant ! » . J’ai du mal à le faire mais depuis quelques mois j’y pense sérieusement, parce que je sais que, tôt ou tard, tout cela aura une fin.
Propos recueillis dimanche 28 septembre 2025 au Teatro Real de Madrid