Myto Historical réédite un Bal Masqué capté sur le vif au Teatro Communale de Bologne le 28 novembre 1961. La qualité sonore en est convenable (pour un enregistrement sur le vif). Bien sûr, dans le prélude, on aimerait entendre moins obstinément chaque note de la petite harmonie (rien ne nous échappe de la prestation des pupitres de flûte et clarinette), mais les voix sont bien présentes. Révérence gardée pour l’orchestration du Bal masqué, qui n’est tout de même pas celle de Tristan, et pour les qualités propres de l’orchestre du Communale de Bologne, qui n’est pas le Philharmonique de Berlin, c’est finalement l’essentiel.
On commencera par souligner la probité de la direction du maestro Oliviero de Fabritiis. Sans arriver à trouver le chemin de l’unité profonde de cette œuvre bien complexe –même Karajan s’y est cassé les dents- il sait être attentif aux climats et ne sacrifie pas le burlesque de la comédie à la noirceur du drame. En bon maestro concertatore, il sait en outre respirer avec ses chanteurs, tout en maintenant un minimum de discipline d’ensemble : c’est appréciable.
L’intérêt premier de cette réédition est une confirmation : avec Carlo Bergonzi, on tient un des plus grands Riccardo enregistrés. Présent à plus de dix reprises dans la discographie – c’est ici son premier témoignage live – l délivre une leçon de style absolue. La voix est conduite avec une sûreté confondante sur toute son étendue, le souffle est maîtrisé comme rarement, le respect des indications de la partition est scrupuleux, l’élégance suprême. On est loin des facilités corelliennes ou des outrances del-monégasques, pour ne citer que ses deux contemporains. Que l’on écoute pour s’en convaincre « E scherzo od è follia », véritable test qui voit bien des titulaires du rôle sombrer dans le ridicule en forçant le trait. C’est finalement peut être bien ça, la bonne définition du style : la capacité à doser les effets. Les risate insérés dans la ligne de chant le sont ici avec un goût irréprochable, ni soulignés, ni esquivés : c’est parfait ! Dans « Ma se m’è forza perderti », le legato est de la meilleure école, les diminuendo à tomber. Et, dans la foulée, quel phrasé vibrant pour « Si rivederti Amelia » ! On pourrait multiplier les exemples, jusqu’à une mort dénuée du moindre sanglot vériste : cette interprétation est exemplaire, et mériterait d’être enseignée dans toutes les écoles de chant.
On avouera une certaine gêne à l’écoute de l’Amélia de Leyla Gencer, autre grande styliste. Qu’il soit permis de penser, avec tout le respect dû à cette grande artiste, que parmi les héroïnes verdiennes, celle-ci n’est pas celle qui lui convient le mieux. Le souci du respect de la partition est patent, et louable. Les progressions dynamiques sont respectées, sans tricher, au risque d’exposer dangereusement la voix par moments, comme par exemple dans « Consentimi o signor ». On est admiratif devant le contrôle du souffle : du vrai chant sul fiatto, hérité de l’école néo-belcantiste la plus authentique. Dignes d’éloge également, les allègements de la voix dans « Ma dell arrido stelo divulsa » ou « Moro ma prima in grazia ». D’où vient, dès lors, que cette interprétation n’arrive pas à convaincre entièrement ? Sans doute de ce que la technique dont Gencer, avec talent, est l’héritière, convient bien mieux aux premiers Verdi (sans parler des opéras de Donizetti ou Bellini), beaucoup moins à une œuvre de la maturité, dont l’héroïne, lirico spinto de stricte obédience, regarde plus vers Aïda que vers Marie Stuart ou Lucrèce Borgia. Manquent ici les emportements que permet la robustesse du haut medium. On a, pour tout dire, en permanence une légère impression de fabriqué. Pour trouver la vérité d’Amélia, on retournera à Callas, de préférence live à la Scala.
Les autres protagonistes n’appellent pas de commentaires aussi développés.
En Renato, Mario Zanasi, au timbre clair, plafonne dès son air d’entrée. « O dolceze », pollué par des sanglots superflus, peine à émouvoir, en dépit du travail louable du chef sur les cordes. Une prestation qui ne marque guère.
Dora Gatta et Adriana Lazzarini, sans démériter, relèvent néanmoins de la catégorie des seconds couteaux. La première, Marcelline dans les Noces de studio de Giulini, a du mal avec les vocalises de « Volta la terrea », mais convainc davantage dans un « Saper vorreste » correct. La seconde, Maddalena de Callas et di Stefano dans le Rigoletto de studio dirigé par Serafin, poitrine à tout va, et son « Re dell’abisso », sans être indigne, manque singulièrement de mystère.
Un Bergonzi magistral, une Gencer pas totalement convaincante, mais certainement pas indifférente, tous deux servis par une direction humble et honnête : on est passé ce soir là plus prêt de la vérité de l’œuvre qu’en bien des soirées plus huppées. Cela suffit à recommander l’achat de ce coffret.
Julien MARION