Créé le 3 mai 2005 à Covent Garden, 1984 fut à nouveau programmé lors de la saison 2007-2008 à Valence et à la Scala de Milan. La parution du dvd permet, trois ans après, de reconsidérer l’ouvrage avec plus de sérénité que dans le tohu-bohu médiatique qui accompagna sa création. Polémiques autour des conditions de montage d’abord : sollicité par Auguste Everding, alors directeur de l’opéra de Munich, Maazel arrête son choix sur le 1984 d’Orwell, mais ne peut monter son opéra, suite au décès subit de son commanditaire. Il crée alors de sa poche une société, Big Brother Productions, qui coproduira à 50% le projet avec Covent Garden, nouveau dépositaire du projet. Premières ironies sur un chef qui se prétend compositeur, s’impose et « se paie son opéra »… Maazel lui-même semble s’ingénier à provoquer les sarcasmes : il prétend redonner à l’opéra ses lettres populaires, loin des mondanités et autres conventions de la modernité triomphante, et en toute logique s’associe avec le metteur en scène québécois Robert Lepage, lequel, à travers sa structure Ex Machina, ne se prive pas de bousculer l’élitisme de la création contemporaine. Le lendemain de la première, menée devant une salle comble et ravie, la presse britannique, si elle reconnaît l’efficacité de Lepage, se déchaîne contre la musique de Maazel : musique de film ostentatoire et vulgaire, procédés faciles, le Times suggérant même que le point commun entre la fameuse chambre de torture 101 et l’opéra est qu’on a envie d’y échapper le plus vite possible…
Maazel a pourtant mis tous les atouts de son côté : il s’est offert les services de deux librettistes efficaces, le poète McClatchy, et le scénariste Thomas Meenam, concepteur souvent primé de comédies musicales comme Annie ou plus récemment Hairspray. Il implique également Robert Lepage dès la composition de l’ouvrage. On ne cherchera pas plus loin les raisons de la cohérence dramatique particulière de 1984 : une source littéraire mythique, un livret bien écrit, avec un scénario efficace. La mise à disposition des moyens d’une grande maison d’opéra parachève le projet. La mise en scène de Robert Lepage ne démontre rien, ne surajoute pas de signes à des situations en elles-mêmes suffisamment éloquentes : il met en images un scénario comme il le ferait au cinéma. La captation filmée lui emboîte le pas, diablement efficace, multipliant les gros plans de visages tout en sachant expliciter les changements de tableaux : c’est un vrai film d’opéra, qui de la volonté même de Maazel, prend comme centre de gravité l’histoire d’amour et de trahison de Julia et Winston. Quant à la musique… Oui, Maazel fait dans le populaire, et cela fonctionne très bien : une musique qui n’effraie pas, ne recherche pas l’originalité à tout prix, une musique parfaitement chantable, bien que souvent très virtuose ; un orchestre flamboyant et disert, utilisant rythmes et timbres avec gourmandise. La musique de Maazel accompagne, en durchkomponiert, le texte, et lui donne une lisibilité immédiate. On l’a traitée avec mépris de musique de cinéma, c’est justement sa force. Remarquablement réussis, les ensembles, scènes polyphoniques en patchworks d’ambiances sonores, associant chanson populaire, mélopée, chœurs d’enfants, accordéon des rues. L’humour se glisse parfois, comme au troisième acte, une valse viennoise bancale accompagnant l’énoncé de la seule issue de Winston pour échapper à la torture : « Vous devez aimer Big Brother »…
Le cast atteint les sommets du chant et du travail d’acteur. Keenlyside, dans le rôle-titre, confirme qu’il est un acteur-chanteur exceptionnel. Diana Damrau, dans un rôle double, abandonne toute prudence vocale et physique, et met le feu au plateau. Nancy Gustafson compense quelques tensions vocales par une belle présence scénique. Dans les seconds rôles, tous fort bien menés, on notera particulièrement le Syme bouleversant de Lawrence Brownlee.
1984 n’est pas une révolution musicale et scénique. C’est juste un projet bien construit, bien réalisé, bien chanté, bien joué, bien filmé, cohérent et compréhensible au plus grand monde. Cela ne suffit pas à certains, mais vous rateriez beaucoup en le laissant de côté.
Sophie Roughol