Quand on découvre le boîtier de ce Giulio Cesare, on prévoit le pire : César porte des lunettes 3D et Cléopâtre s’envole à cheval sur une fusée. Faut-il s’attendre à quelque micmac surréaliste ? Le visionnage du DVD révèle que, malgré cette image choc mise en avant pour attirer (ou effrayer) le chaland, la mise en scène réglée par Patrice Caurier et Moshe Leiser est bien moins audacieuse. Plus qu’une vision personnelle et originale du chef-d’œuvre haendélien, on y trouve en fait un collage d’idées empruntées aux diverses productions marquantes de l’œuvre depuis trente ans : beaucoup de Sellars (la transposition dans un pays de l’OPEP où interviennent les Etats-Unis), un peu de Hytner (les crocodiles), une pincée de McVicar (les méchants abattus ressuscitent à la fin), et même une « minute Bieito », quand Tolomeo se drape dans les intestins sanguinolents qu’il vient d’arracher à la statue de César. Autrement dit, le tout-venant du théâtre lyrique actuel : actualisation + trash + gags (l’illustration du boîtier correspond en fait à la scène de théâtre dans le théâtre où Lidia vient séduire César en lui chantant « V’adoro, pupille », ici devenue un moment de music-hall). Certes, le déboulonnage systématique des personnages est en partie autorisé par le livret, mais même la douleur de Cornelia est tournée en ridicule lorsqu’elle va délibérément se mettre la tête dans la gueule d’un crocodile en plastique. Et il faut pour la reine d’Egypte une titulaire hors pair pour arriver à chanter « Piangerò » avec un sac à commissions sur la tête…
Mais Cecilia Bartoli ne peut rien refuser à ses metteurs en scène préférés, avec lesquels elle travaille pour à peu près neuf productions sur dix. Et par chance, elle est cette Cléopâtre d’exception qui peut nous faire tout accepter. En l’entendant dans ce rôle, on se demande pourquoi cette artiste ne se consacre pas davantage à un répertoire pour lequel elle semble posséder tous les atouts nécessaires (bonne nouvelle, elle reprend en décembre son Alcina zurichoise). Elle est sans doute l’une des plus belles Cléopâtre de toute la discographie, loin des soubrettes auxquelles on a coutume de confier le personnage. Bartoli est reine par la richesse de son timbre, qu’elle sait parfaitement alléger au besoin, par la noblesse de son désespoir et, ce qui ne gâte rien, par le naturel de son italien. Autour d’elle, tous n’atteignent pas le même degré d’incandescence, mais peut-être est-ce la contrepartie lorsque la Bartoli est en scène. On pourrait parfaitement imaginer pour Giulio Cesare une distribution entièrement constituée de mezzos pour les principaux rôles, mais ce n’est pas le choix qui a été fait ici, et personne n’est apte à rivaliser avec la reine sur son terrain. Le César d’Andreas Scholl a été notamment vu au Théâtre des Champs-Elysées en 2006 : comme souvent quand le rôle est abordé par un contre-ténor, l’amant est mieux traité que le conquérant, et les deux premiers airs manquent singulièrement de vigueur et de grave. Quant à l’acteur, il est à peine moins emprunté qu’à ses débuts dans Rodelinda à Glyndebourne – est-ce la raison pour laquelle, dans cette production, il chante plusieurs fois assis ? Anne Sofie von Otter a pour elle toute la dignité de son jeu et de son chant, mais d’autres titulaires de Cornelia nous ont habitués à des timbres plus enveloppants, plus maternels. Mais peut-être une authentique contralto aurait-elle trop pesé dans la balance face au Sesto assez idéal de Philippe Jaroussky, dont chacune des interventions est un instant de grâce, qu’il exprime l’angoisse de « Svegliatevi nel core » ou la sérénité de « Cara speme ». Christophe Dumaux en est à son troisième Tolomeo en DVD, après les versions McVicar et Pelly : c’est peu de dire qu’il maîtrise totalement le personnage, ici plus abject que ridicule. Jochen Kowalski, ex-star des années 1980, fait son comeback avec un Nireno devenu Nirena. Le déguisement est parfaitement assumé, mais la voix n’est plus tout à fait au rendez-vous. Pour les deux basses, Peter Kálmán n’a guère que quelques répliques à dire en Curio, mais Achilla a plusieurs airs à interpréter : s’il possède un timbre d’une belle noirceur, Ruben Drole a peut-être encore des progrès à accomplir dans le domaine de la virtuosité.
Dans la fosse, l’oreille est constamment sollicitée par l’art avec laquelle Giovanni Antonini dirige son Giardino Armonico, où l’on admire notamment l’énergie des airs emportés, comme cet « Empio dirò tu sei » où la véhémence des instruments ne trouve hélas guère de répondant chez César.
Pour mieux savourer les délices musicales de cette version, il faudra donc quelque peu en oublier l’habillage, la conclusion étant un peu la même que pour tant de Courronnement de Poppée : et si, après tant de visions sarcastiques ou en dessous de la ceinture, on tentait pour une fois de rendre un peu de grandeur à tout cela ? Que Bob Wilson vienne donc nous glacer un peu Giulio Cesare, et l’on pourra ensuite repartir sur des bases saines…