Avec ce Mefistofele, l’Opéra de San Francisco nous convie à un exercice d’archéologie carsénienne, science à présent très à la mode. Qu’on en juge : le festival d’Aix-en-Provence s’apprête à proposer l’été prochain une reprise du Songe d’une nuit d’été de 1991. Souvenez-vous, c’est aussi en 1991 que l’Opéra-Bastille accueillit la Manon Lescaut anversoise montée par ce Canadien encore inconnu, et que l’Opéra de Bordeaux proposa sa vision des Noces de Figaro. 1991 pourrait donc faire figure d’annus mirabilis où le public français découvrit celui qui allait devenir son metteur en scène lyrique préféré de l’an 2000. Pourtant, Robert Carsen n’est pas né à la scène en 1991 : dès 1981, le Cercle royal de Bruxelles l’accueillait pour un Così, puis en 1987, Genève lui confiait Hänsel et Gretel. Et l’année suivante, la Suisse lui donnait carte blanche pour un Mefistofele coproduit avec San Francisco. Avec l’opéra de Boito, c’est un peu le Carsen d’avant Carsen que l’on redécouvre, un Robert Carsen qui n’avait pas encore complètement trouvé son style caractéristique. Un Carsen encore encombré d’un fatras d’accessoires bariolés, avant qu’un dépouillement bien plus efficace vienne balayer tout le superflu décoratif. Avec Mefistofele, c’est l’embarras de richesses qui semble régner : décors opulents, costumes multicolores, figuration abondante, surcharge des effets. Le théâtre dans le théâtre est là aussi, et de manière spectaculaire.
Pourtant, ce spectacle était déjà bien connu, car en 1989 en avait été commercialisée une captation vidéo , également tournée à San Francisco, mais bien sûr avec une distribution entièrement différente. Dès lors, comment se justifie cette nouvelle version, indépendamment du fait que le San Francisco Opera possède désormais sa propre collection de DVD publiée par Euroarts ? Pour le titulaire du rôle de Faust, la plus-value est incontestable : en 1989, Dennis O’Neil était un ténor assez nasillard qu’on ne regrettera guère, même s’il était meilleur acteur qu’un Ramon Vargas en bonne forme. Pour Marguerite, Patricia Racette n’est sans doute pas préférable à Gabriela Benackova : la soprano américaine a le timbre plus clair, plus juvénile, mais entaché d’un fort vibrato dans l’aigu, avec des reprises de souffle fréquentes et bruyantes. Dernier pilier du trio, le rôle-titre, où Ildar Abdrazakov succède à Samuel Ramey. Succession impossible et d’avance condamnée, peut-être, car qui pourrait succéder à une basse aussi légendaire ? Le Bachkir possède une fort belle voix, là n’est pas la question, mais le personnage qu’il compose est inévitablement tout autre, là où Ramey était le diable, lui qui avait « dans tout le physique un aspect satanique ». Le Méphisto d’Abdrazakov est bonhomme, bonasse, bon enfant, c’est un diable bourgeois qu’on verrait mieux chez Berlioz ou chez Gounod. Il manque le contrepoids qu’apportait Ramey au spectacle de Carsen : là où la mise en scène était constamment dans la distanciation, dans le second degré, Ramey réintroduisait la peur du mal.
On apprécie malgré tout la direction fluide de Nicola Luisotti et la prestation du chœur du San Francisco Opera, mais cette vraie-fausse nouveauté ne nous détachera pas de la version 1989, pas plus qu’elle ne nous empêchera de jeter un œil à la production du Teatro Massimo de Palerme, également disponible en DVD, où Giancarlo Del Monaco se montre plus inspiré que dans les spectacles qu’il monta à Paris ces derniers temps.