Elle s’appelle Gheorghiu et elle est roumaine, comme l’autre, mais elle n’est ni sa petite sœur, ni sa cousine. C’est une colorature qui a passé trois ans en troupe à l’Opéra de Vienne, où elle a chanté Adele et Fiakermilli, mais elle n’est pas le clone d’une certaine soprano hexagonale. Elle chante aussi Adina, ce qui laisse supposer que ses ressources ne se situent pas exclusivement dans l’agilité et dans l’aigu. Loin du XIXe siècle auquel se cantonne sa compatriote, Teodora Gheorghiu ne se limite ni à Mozart, ni à la Reine de la Nuit (qu’elle a aussi chanté au Staatsoper). Pour son premier disque, elle opte certes pour le domaine de l’acrobatie vocale, mais pas seulement. Et le récital, selon un concept très à la mode, repose sur le répertoire d’une cantatrice du passé, la Napolitaine Anna De Amicis (1733-1816), créatrice de rôles aussi virtuoses que la Giunia de Lucio Silla. L’exercice n’est pas à la portée de la première venue, et la jeune Teodora relève le gant avec un certain brio, tout en faisant valoir d’autres atouts que ceux de la pure pyrotechnie.
Par le passé, Christophe Rousset n’a pas toujours été chanceux avec ses chanteurs. Longtemps il dut se contenter d’interprètes de second choix, en se voyant rafler les meilleurs par les Christie et autres Minkowski. On se rappelle la terrible voix vinaigrée d’Ewa Malas Godlewska à qui il avait confié le rôle-titre dans son intégrale d’Armida abbandonata de Jommelli en 1994 (et qui avait été mêlée au grand bidouillage de la bande-son du film Farinelli). L’interprétation que Teodora Gheorghiu donne ici de l’air de fureur d’Armide profite d’un timbre dénué de toute acidité, mais cette première plage du disque n’est pas forcément celle où ses talents sont le mieux mis en évidence. Il y a là comme un souffle dans la voix, qui rend les notes piquées moins percutantes qu’elles ne devraient l’être. Par bonheur, cette impression se dissipe dès la deuxième plage, et les quatre arias de Lucio Silla la trouvent au mieux de sa forme.
L’air d’Eurydice montre la voix dépouillée de tout artifice vocalisant. De même, l’extrait du rarissime Trionfo di Clelia de Borghi (sur un livret de Métastase que Hasse, puis Gluck, Mysliveček et Jommelli mirent eux aussi en musique) permet à Teodora Gheorghiu de manifester des qualités d’émotion, sur un somptueux tapis de cordes. Du compositeur tchèque, les airs tirés de Romolo ed Ersilia nous ramènent peu à peu vers un chant plus orné, dont on trouve l’apogée avec la Zinaida de Johann Christian Bach. Du Napolitain Cafaro, l’air tiré de son dernier opéra, Antigono, est un numéro de haute voltige, hérissé d’aigus piqués (jusqu’au contre-ré), et incluant un saut de deux octaves !
C’est tout le mérite de Teodora Gheorghiu de nous laisser deviner qu’elle est capable de tout autre chose, même si l’investissement dramatique est ici encore un peu timide. Elle sera Blondchen à Genève en novembre prochain, et c’est la voie de la sagesse ; laissons mûrir cette jeune interprète et s’épanouir une personnalité prometteuse qui ne demande qu’à s’affirmer.