Tout n’est pas nostalgique dans ce troisième (et superbe) récital que Magdalena Kožená confie à Pentatone. Si les Lieder de Brahms y sont en effet très mélancoliques, on y entend aussi des Bartók joyeusement rustiques et des Moussorgski ingénus et tendres. Mais partout la voix de la mezzo tchèque vibre d’émotion, dans une palette de couleurs somptueuse.
D’un pays disparu
Les cinq mélodies des Scènes de village (Dedinské scèny) gardent trace d’une escapade que fit Bartók en 1915-16 dans le comitat de Zólyom, alors partie intégrante du royaume de Hongrie (aujourd’hui Zvolen en Slovaquie). La région était à l’époque peuplée aux quatre-cinquièmes de Slovaques. Bartók, à partir de sept mélodies recueillies, élabora ce mini-cycle, qu’un de ses biographes, David Cooper, a astucieusement rapproché de L’Amour et la vie d’une femme de Schumann : flirt dans les blés (Pri habani), fiançailles (Pri neveste), mariage (Svatba), maternité (Ukoliebavka, berceuse), danse des garçons (Tanec mládencov, comme si le cycle recommençait).
Il y a une malice paysanne dans les textes : on prévient la fiancée qu’en gagnant un mari elle perd un amoureux, l’enfant dit à sa mère qu’il prendra soin d’elle jusqu’au moment où il se mariera, mais qu’ensuite c’en sera fini, les garçons dansent et tant pis si le loup vient s’emparer de leurs oies… Ce sont des saynètes un peu piquantes où la voix de Magdalena Kožená, délicieusement acidulée, est d’autant plus libre qu’elle chante dans sa langue maternelle (ou son arbre généalogique, pour employer un cliché pour le coup assez en situation).
Bartók s’est revendiqué de l’exemple du Stravinsky de Pribaoutki, pour sa manière de sertir un matériel traditionnel dans un environnement « moderniste » ou atonal. Il est de fait que ces scènes villageoises semblent de la famille de Renard ou des Noces. L’accompagnement du piano emmène ces mélodies loin de leurs origines modales en même temps qu’il se joue avec désinvolture de l’orthodoxie tonale. C’est de la musique de village avec tout le confort moderne, dirait-on en paraphrasant Debussy…
On a peu de versions à comparer à celle-ci, si ce n’est celle de Nora Fisher (dans la version en hongrois) qui tient davantage de la performance ou celle de Klára Csordás ou encore celle à deux voix en hongrois d’Erzsébet Tusa et Terézia Csajbók (laissons de côté les versions pour chœur de femmes ou avec orchestre).
L’interprétation de Magdalena Kožená n’en est pas très différente, un peu citronnée elle aussi (c’est la musique qui le demande) mais son apport, c’est le timbre de sa voix, avec son poids de mélancolie. Elle semble chanter toujours en mineur…
On aime le charme rêveur de Pri habani, le lyrisme tendre de Pri neveste, l’enjouement acide de Svatba (et ces cris sauvages tout à coup !), le dénuement éperdu de Ukoliebavka (et les notes qu’égrène le piano-poète de Yefim Bronfman), le soulagement débridé qu’apporte Tanec mládencov.
Une innocence traversée d’ombres
Pour chanter les sept mélodies de La Chambre d’enfants (Detskaya) de Moussorgski, Magdalena Kožená ne cherche pas (ou presque pas) à jouer les petites filles, ce que faisaient Netania Davrath dans une interprétation d’ailleurs miraculeuse (avec Erik Werba) ou une Anna Netrebko aussi jeune qu’exquise (aux Proms avec Valeri Gergiev).
Dans la chambre qu’on imagine baignée de lumière, comme dans un tableau de Serov ou de Vroubel, un enfant et une grand-mère. L’enfant demande des histoires à faire peur, puis n’en veut plus (elles font trop peur), il accuse le chat Globule de ses propres bêtises, on le met tout de même au coin, et Magdalena Kožená tour à tour, et sans mièvrerie jamais, se fait mutine ou boudeuse, avec ce je ne sais quoi de toujours mélancolique que suggère son timbre et une tristesse à fleur de lèvres.
C’est dans les années 1868-1872 que Moussorgski, jeune trentenaire, écrivit, texte et musique, ces miniatures fraîches et prestes, mais traversées d’ombre, que commente un piano impertinent et vif (Rimsky-Korsakov, comme d’habitude, en donna une version mieux peignée).
Zhuk (Le Hanneton) est un petit drame (pas si petit puisque c’est la découverte de la mort par un jeune garçon) et la voix de Kožená, vibrante et blême, l’incarne jusqu’à l’oppressant, le clavier se faisant tour à tour grondeur, inquiet, suspendu.
Cette voix intranquille, on l’entend encore davantage dans S kukloj (Avec la poupée), berceuse frémissante : le sommeil est un refuge, où l’on serait à l’abri de la peur, c’est du moins ce que dit le texte, mais c’est bien l’angoisse, la sérénité impossible, qu’expriment la musique et les interprètes.
La nuit s’approche, c’est l’heure de la prière, que l’enfant expédie à toute vitesse, ses frères, ses parents, et toute la famille qu’elle confie au Seigneur… Elle n’oublie qu’elle-même et la nounou le lui rappelle… La mort rôde, il n’y a pas d’innocence, voilà ce qu’on entend.
Les deux dernières mélodies, Poyekhal na palochke (Sur un cheval-bâton) joyeuse et preste mais soudain ennuagée d’inquiétude, et Kat Matros (Le chat Matelot, qui fut le triomphe de Boris Christoff) ne sont légères qu’en apparence.
Le trouble profond qu’inspire l’interprétation si belle que donne Kožená de ce cycle semble préparer aux quatorze Lieder de Brahms qui vont venir.
Brahms couleurs d’automne
Si l’on excepte Mein Liebe ist grün (sur un poème de Félix Schumann, le plus jeune des enfants de Clara et Robert et filleul de Brahms), les amours évoquées là seront dans des couleurs feuilles mortes plutôt que vertes…
Mais les Lieder choisis par Magdalena Kožená sont, évidemment, magnifiques d’inspiration mélodique et chacun crée en quelques mesures un subtil climat sentimental. Mais, tout de même, les affinités poétiques électives de Brahms laissent songeur quant à sa vie amoureuse, ou à l’image qu’il s’en faisait… Ou bien c’est que le bonheur l’inspirait moins que la mélancolie.
Le chant du Nachtigall (le Rossignol) crée une « douce douleur » (süsse Pein), – et les notes hautes de Magdalena Kožená sont d’une limpidité tout aussi douces, de même que celle qu’on entend dans Verzagen (Désespoir) sur les flots de notes du piano de Yefim Bronfman.
Et ce piano semble parcouru de flammes vibrantes suggérées par les mots de Friedrich Halm dans Bei dir sind meine Gedanken : « Mes pensées pleines de nostalgie n’ont plus de patrie que près de toi […] Elles ont brûlé leurs ailes à tes regards ».
La voix ductile, vibrante, de Magdalena Kožená fait merveille dans ces harmonies automnales, les aigus sont aériens, rien n’est surjoué, l’émotion (grande) ne naît que des couleurs de la voix, et on n’en prendra pour exemple que Von ewiger Liebe (D’un amour éternel), peut-être le Lied le plus célèbre de Brahms : l’errance nocturne, commencée dans les brumes du doute, s’achève dans l’affirmation rayonnante d’un amour « plus fort que le fer et l’acier », par un crescendo impeccablement conduit et d’une poignante sincérité.
Souvent Brahms exprime l’âme féminine : la jeune fille solitaire d’Anklänge file rêveusement la soie pour la robe d’un hypothétique mariage, celle de Das Mädchen spricht envie la gaieté de l’hirondelle, mariée depuis pas bien longtemps.
Les amoureux de Meerfahrt (poème de Heine) voguent abandonnés « sur une onde sans espoir », la jeune femme d’Ach, wende diesen Blick redoute « l’éternelle douleur » que la passion, si on la réveille, ramènera fatalement avec elle, celle (ou celui) qui chante O wüsst ich doch den Weg zurück n’aspire qu’à retrouver le pays de l’enfance, à ne pas voir le passage du temps, à ne plus être éveillé (e) par le désir et regrette d’avoir « recherché le bonheur ».
Celle qui chante Unbewegte laue Luft sent dans ses veines couler une « exigence de vie » et aimerait bien que dans la poitrine de l’être aimé se lèvent aussi d’ardents désirs (il semble que non…)
Et pour finir l’amoureuse prudente de Vergebliches Ständchen, craignant de céder aux ardeurs de son amoureux, le renvoie chez lui en espérant que le vent glacé les refroidira…
Tout cela n’est pas gai… Ces mélodies, touchantes, sensibles, volontiers accablées, délicatement exsangues, d’un romantisme un peu mauve, on les écoutera avec une morose mais douce délectation aux heures dolentes davantage qu’aux matins triomphants, certes…
Mais gageons qu’à ce disque on reviendra souvent, du moins si on incline à ce genre d’états d’âme…