« Passion » : les publicitaires ne se sont guère foulés pour célébrer le retour de Véronique Gens à ses premières amours ! Au-delà de ce titre bateau, les erreurs qui émaillent le livret et des choix typographiques hasardeux semblent également trahir une précipitation à laquelle l’éditeur ne nous a pas habitué. En revanche, rien n’a été laissé au hasard dans la conception du programme, ambitieux et d’une rare intelligence.
Ce portrait croisé de Mademoiselle Saint-Christophe et de Marthe Le Rochois, « premières actrices » de l’Opéra à la fin du Grand Siècle, s’articule en cinq « actes » à la manière d’une tragédie en musique : I. L’appel des Enfers II. Malheureuse mère III. Cruel amour IV. Tranquille sommeil, funeste mort V. Médée furieuse. Le lecteur blêmira peut-être en ayant une impression, particulièrement désagréable, de déjà vu, mais dissipons ses alarmes sans plus attendre. Contrairement aux pots-pourris mal ficelés dont le seria, par exemple, a déjà fait l’objet, cet opéra imaginaire préserve autant que possible l’intégrité et la cohérence dramatique des quelques scènes sur lesquelles Véronique Gens a jeté son dévolu. En outre, les pièces sont judicieusement choisies et agencées.
Certaines transitions coulent même de source : la vengeance de Junon (Achille et Polyxène) semble ainsi se matérialiser dans la tempête de Thétis et Pélée et l’air de la Nuit (Le Triomphe de l’Amour) prélude à merveille au Chœur du Sommeil (La Diane de Fontainebleau), sublimé par les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles. Des inflexions poignantes qui ponctuent le premier fragment de Proserpine (« Ô trop malheureuse Cérès ! ») aux imprécations infernales qui répondent aux injonctions de Médée, chacune de leurs interventions mériterait d’être évoquée.
La prestation de l’Ensemble Les Surprises, au son charnu et coloré (splendides basses de violon), se hisse au même niveau d’accomplissement. C’est une raison de plus pour se réjouir que le programme maintienne un juste équilibre entre les pages vocales, solistes ou chorales, et les pages purement instrumentales, ces dernières contribuant à unifier le climat des différents « actes » ou ménageant de salutaires éclaircies dans le ciel souvent plombé de la tragédie. Créée il y a seulement une dizaine d’années, Les Surprises font aujourd’hui partie des meilleures formations engagées dans la défense du répertoire français, même s’il leur arrive d’aborder d’autres rivages comme ceux de la perfide Albion. Sous la conduite affûtée et constamment inspirée de Louis-Noël Bestion de Camboulas, l’éloquence de l’orchestre fait mouche à tout coup : il peut gronder à l’envi quand la tempête se déchaîne (Thétis et Pélée) ou chanter divinement la douce harmonie qui annonce l’entrée de la Nuit (Le Triomphe de l’Amour), entraîner l’auditeur dans un irrésistible pas de danse (les Canaries du Bourgeois Gentilhomme) ou le plonger dans une ineffable tristesse (la pompe funèbre d’Alceste).
Bien que Lully se taille la part du lion (Amadis, Proserpine, Alceste, Armide et plusieurs ballets), il partage l’affiche avec Charpentier (Médée) et surtout Collasse et Desmarest, deux musiciens fort talentueux mais mal servis par le disque. La mort interrompit brutalement Lully alors qu’il venait de composer l’ouverture et le premier acte d’Achille et Polyxène. Pascal Collasse entreprit de l’achever et développa l’imposante figure de Junon qui trouve naturellement sa place dans « L’appel des enfers » sur lequel s’ouvre l’album. Hugo Reyne nous avait déjà révélé les trésors de La Diane de Fontainebleau, mais la magnifique plainte d’Éolie avec basse continue nous donne envie de découvrir plus avant la Circé d’Henry Desmarest. Le sommeil d’Ulysse, célèbre en son temps et porté aux nues par Lecerf de la Viéville, n’a manifestement rien à envier à celui de La Diane, et Jean Duron vante également la beauté des airs de Circé que nous aimerions découvrir.
Mademoiselle Saint-Christophe et Marthe Le Rochois, nous explique Benoît Dratwicki en rapportant les témoignages de leurs contemporains, étaient abonnées aux rôles majestueux et terribles, qui exigeaient une certaine véhémence dans le chant et dans le jeu. Le Rochois (créatrice d’Armide ou de Médée), en particulier, excellait dans les tendres fureurs, possédant « les entrailles et l’intelligence » pour les rendre (Fontenay). Ce sont précisément les qualités que nous retrouvons dans la Junon, l’Arcabonne (Amadis) ou encore la farouche Cérès (Proserpine) de Véronique Gens, grandiose dans les éclats rageurs. Ajoutez-y la noblesse, une touche de finesse et vous obtiendrez sa Médée, noire mais concentrée et d’autant plus glaçante qu’elle laisse les ricanements aux démons. Elle nous doit le rôle dans son intégralité. C’est le ton qui fait la tragédienne, davantage encore que l’étoffe ou l’ampleur. Véronique Gens trouve immédiatement celui qui convient à la déploration de la femme affligée (Alceste), plus pénétrante aujourd’hui que jadis avec Jean-Claude Malgoire. Par contre, Cybèle, réticente à s’attendrir, peine à nous convaincre que l’amour lui « a fait un cœur si doux » (Atys). Quant à Armide, elle traverse son monologue d’un pas précipité et trop décidé pour donner également à entendre ses hésitations et le trouble qui l’animent (« Enfin il est en ma puissance »).