Notre temps porte rarement son attention sur les musiques antérieures au baroque et à la Renaissance, et c’est bien dommage. L’enregistrement que nous offre David Chappuis est l’occasion de renouer avec ce passé, si proche, dont la modernité et le raffinement sont d’une actualité singulière. Deux figures dominent le XIVe siècle : Guillaume de Machaut et Philippe de Vitry. Le premier, immense poète-musicien, nous laisse une œuvre littéraire et musicale d’une ampleur et d’une richesse exceptionnelles (*), et, même si on souhaite l’écouter davantage, tout nous est parvenu. Il n’en va pas de même de Philippe de Vitry, son aîné de neuf ans, auquel est attribué le traité qui allait donner son nom à ce constitua une véritable révolution musicale, l’Ars Nova. Maître des requêtes de trois rois de France, il fut chargé de nombreuses missions sans rapport avec la musique. Sa maîtrise du quadrivium (**) lui valut la reconnaissance des plus grands noms de son temps, dont Pétrarque. Moins d’une vingtaine de ses motets nous sont parvenus, les premiers étant insérés dans le Roman de Fauvel, dont il a certainement signé les monodies insérées. Malgré la première édition moderne de Schrade en 1956, qui date, peu d’interprètes ont osé s’aventurer dans ce répertoire. Les enregistrements sont très rares, inégaux, dont on retiendra la rigueur des Orlando comme la liberté inventive de Sequentia, fondées sur cette source.
Pour approfondir la connaissance de ce corpus, essentiel, et en faciliter la diffusion, six chanteurs et un comédien se sont groupés autour de David Chappuis pour constituer l’ensemble Arborescence. Le produit de leur savoir et de leur savoir-faire, leur longue fréquentation de ces œuvres nous valent un enregistrement fascinant. Huit motets de Vitry sont introduits et rythmés par trois pièces écrites par David Chappuis sur des poèmes du musicien théoricien. Adesto, prière en faveur de ceux qui chantent « selon l’art de musique », ouvre le programme, suivi de Decens, « conseils des Muses pour écrire un bon poème ». Douce playsence est déclamé, avant de faire l’objet d’une mise en musique. Assorti de bourdons, et de savoureuses dissonances, le chant à deux ou trois voix, ses arabesques orientales, qui fleurent bon la cantillation hébraïque, le chant arménien, en est envoûtant. Sans rupture, malgré leur modernité, l’auditeur est ainsi préparé à l’écoute du premier grand motet, à 4, « Rex quem metrorum ». La justesse des quintes s’inscrit dans notre perception et introduit à la subtilité, à la complexité de l’écriture, à la pluralité des textes, à la souplesse de la métrique. L’incroyable richesse de cette polyphonie luxuriante, l’isorythmie (***), sont traduits par des voix sûres, dont l’indépendance et le souffle tissent des contrepoints prodigieux. L’écrit est impropre à traduire notre perception. C’est une des raisons pour lesquelles nous renonçons à l’analyse auditive qu’appelleraient tous les motets, particulièrement le monumental Lugentium, sur lequel se ferme ce beau disque.
Au sortir de cette écoute des plus gratifiantes, on s’interroge sur le choix de limiter la restitution au chant a cappella. Seuls les familiers des traités et des rares témoignages du temps pourraient répondre. D’autre part, l’indéniable beauté des voix, heureusement dépourvues de vibrato, mais privées de la raucité dont Andrea von Ramm fut la meilleure illustratrice (elle qui chanta tout sinon Vitry et Machaut à notre connaissance, il y a un demi-siècle déjà) pose le problème de l‘émission, des voix féminines particulièrement.
Ces questionnements ne doivent pas occulter le profond bonheur que dispense cet enregistrement qu’on ne saurait trop recommander.
(*) ayant consacré la fin de sa riche vie à la rédaction de ses compositions et de ses écrits. (**) Quatre des sept arts libéraux sont regroupés sous ce vocable : arithmétique, géométrie, musique et astronomie. (***) structures répétitives du rythme (talea) et des sons (color). Un site mérite la visite : https://philippedevitry.org/. "Chanter les motets de Philippe de Vitry" est un travail de recherche soutenu par la Haute école de musique de Genève. Signalons aussi à ce propos les Rencontres de musicologie médiévale, qui se tiendront à Metz, du 12 au 14 janvier prochain.