On aurait tort d’oublier Aïno Ackté (1876-1944), ou de ne voir en elle qu’une possible inspiration pour le personnage de la Castafiore. C’est en France que cette soprano native d’Helsinki fit ses débuts professionnels, en 1897, en Marguerite de Faust. Pendant les six années qu’elle passa à l’Opéra de Paris, elle fut obligée de changer l’orthographe de son nom, car « Achté » prêtait trop aux quolibets. L’autre grand rôle de sa carrière fut la Salomé de Strauss, qui lui valut de vifs succès à Leipzig ou à Londres. En 1911, Aïno Ackté cofonda l’Opéra national de Finlande. En 1912, elle organisa le premier festival de Savolinna. En 1913, de retour définitif dans son pays, elle fit ce qui devrait être le plus grand titre de gloire d’un grand artiste : elle sollicita les compositeurs de son temps pour qu’ils lui écrivent des pièces sur mesure. En mai, elle s’adresse à Sibelius, qui lui écrit un chef-d’œuvre, Luonottar. Un an après, elle se tourne vers un autre élève de Robert Fuchs, Erkki Melartin, qui lui écrira une autre merveille, Marjatta. Evidemment, Melartin étant comparativement inconnu hors de son pays, par rapport à Sibelius, Marjatta est beaucoup moins joué que Luonottar, et c’est injuste.
C’est injuste parce que, à en juger d’après le disque qui vient de paraître sous le label Ondine, Melartin est un compositeur du plus haut intérêt. Né un an avant Aïno Ackté, il s’illustra dans divers genres musicaux : six symphonies, quatre quatuors à cordes, des suites pour orchestre, des concertos, et un opéra inspiré du Kalevala intitulé… Aino (1909). Birgit Nilsson, Karita Mattila ou Jorma Hynninen ont chanté ses mélodies, mais tout cela ne suffit pas, apparemment. Pourtant, Melartin mérite mieux que l’indifférence dans laquelle le tiennent les non-Scandinaves. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter l’extraordinaire poème symphonique Traumgesicht, qui témoigne d’une connaissance des contemporains allemands, mais qui n’a rien à envier à Richard Strauss, par son opulence orchestrale et ses audaces discrètes. Les extraits de La Perle bleue, premier grand ballet dû à un compositeur finlandais, sans dépasser les limites du genre comme l’avait fait un Stravinski, savent eux aussi réserver quelques surprises. Dirigé par Hannu Lintu, l’Orchestre de la radio finlandaise donne le meilleur de lui-même dans ces pages.
Mais c’est bien sûr la participation de Soile Isokoski qui attire le plus l’attention de Forum Opéra. Sans doute est-elle aujourd’hui la mieux placée pour interpréter ce répertoire auquel elle est unie par de profondes affinités, elle qui a gravé une magnifique version de Luonottar, l’autre grande page voulue par Aïno Ackté. D’une durée inférieure à un quart d’heure, Marjatta s’inspire inévitablement du même Kalevala, et plus précisément du tout dernier chant, où la vierge Marjatta, fécondée par une airelle, donne naissance à un enfant qui devient roi de Carélie, provoquant le départ du barde Väinämöinen, scène immortalisée par le peintre Gallen-Kallela. Pureté des aigus filés, diction ciselée, intelligence dramatique, beauté du timbre soutenu par un tissu orchestral d’une grande délicatesse, Soile Isokoski brille dans cette œuvre qui, pour être moins immédiatement frappante que Luonottar, n’en constitue pas moins le très digne pendant. Si les programmateurs de concerts avaient la bonne idée de vouloir varier le répertoire, qu’ils n’aillent pas chercher plus loin : Melartin est là, qui n’attend que ça.