Entre la mort de Purcell, en 1695, et l’installation de Haendel à Londres, en 1711, l’Angleterre ne fut pas privée d’art lyrique. Les entreprises y étaient certes plus sporadiques que dans la France très centralisée de Louis XIV ou dans l’Italie folle d’opéra, où l’on ouvrait (et fermait) chaque jour une nouvelle salle. L’attachement des Anglais à leur art théâtral les rendait sceptiques à l’égard de représentations entièrement chantées, auxquelles ils préféraient les musiques de scènes et le genre mixte du semi-opéra. Mais à la fin du XVII° siècle, le vent commençait à tourner, comme le prouve cette passionnante publication.
En 1700, un groupe d’aristocrates fortunés organisa un concours doté d’un prix important, annoncé par voie de presse : quatre artistes étaient invités à mettre en musique un texte du dramaturge à la mode, William Congreve (futur librettiste de Semele). Parmi les concurrents, trois étaient déjà des familiers de la scène : John Eccles, compositeur du roi Guillaume III, Gottfried Finger, virtuose de la basse de viole, et Daniel Purcell, frère cadet du divin Henry. Seul le plus jeune, John Weldon (1676-1736), organiste à Oxford, n’avait encore jamais écrit pour le théâtre. Ce fut pourtant lui qui remporta la compétition.
On ne s’en étonne guère à l’écoute de sa version sur-vitaminée et gourmande, du moins telle qu’elle est livrée ici ! On peut d’ailleurs la comparer à celle d’Eccles, qui a été aussi enregistrée, avec de bons chanteurs, mais sous une baguette bien placide (Christian Curnyn, Chaconne, 2004).
Weldon intervient davantage sur le livret que ses collègues, en ajoutant, dès les premières scènes, deux chœurs, qui élargissent l’espace sonore. En outre, son écriture, qui fait un usage parcimonieux du récitatif, s’avère beaucoup plus ornée, virtuose, italianisante. Mais, surtout, Weldon joue énormément sur la rhétorique et fait un usage exhaustif de chaque famille d’instruments à des fins de caractérisation : par exemple, si, comme Eccles, il attribue les flûtes à Vénus et la trompette à Minerve, leur jeu (parfois entrecoupé de soupirs, abandonné par la basse) contribue au portrait psychologique de chacune des figures.
Bien que qualifié de mask, The Judgement of Paris ne répond qu’imparfaitement au modèle de ce divertissement de cour (il s’agit d’une œuvre indépendante ne comprenant aucun ballet) mais annonce plutôt les sérénades de Haendel, notamment Le Choix d’Hercule (1750), au thème proche. On connaît l’anecdote : le berger troyen Pâris est sommé par Mercure de désigner la plus belle des déesses en lui décernant une pomme d’or (concours malheureux qui entrainera la guerre de Troie).
Contrairement à Eccles, Weldon fait de Pâris un baryton. Le ténor, ici, c’est Mercure, dont l’entrée fracassante, au son des tambours et trompette, flatte l’héroïsme de l’excellent Thomas Walker, à la voix aussi éclatante, sans doute, que celle du premier interprète, qu’on disait capable de « briser les verres » ! Le rôle de Pâris, lui, regarde plutôt du côté de l’hésitant Enée de Purcell : dès l’apparition des concurrentes, il multiplie les pâmoisons et hoquets stupéfaits – parfaitement rendus par le tendre Jonathan Brown. Dont on apprécie particulièrement l’incarnation dans les morceaux qui suivent la descente de Vénus : entraîné par un violon bariolé, Pâris entonne d’abord une aria vocalisante à l’italienne, avant que le même violon, devenu plus typé, ne l’entraîne dans un très anglais air à boire, de plus en plus canaille.
Après un génial trio au cours duquel les déesses s’imitent, se coupent la parole et se chamaillent, chacune vante ses propres charmes, et, là encore, l’ironie et l’inventivité de Weldon se voient parfaitement relayées par l’interprétation : Junon (une mezzo à la voix aigre et puissante), qui, dès le début, a joué la carte de la menace (« beware ! »), décoche d’entrainantes strophes ponctuées par un chœur imposant. Minerve, une soprano glaciale qui insiste sur sa pureté (« virgin » : le rôle fut créé par un garçon), se fait accompagner un temps par le hautbois qui se change en trompette lorsque point sa vraie nature – la modification orchestrale, le jeu de rallentendo et d’accelerando de l’orchestre s’avèrent ici irrésistibles. Vénus, quant à elle, a dès l’abord mis l’accent sur l’amour (« love ») : et le chant soyeux d’Anna Dennis, haché de pauses pudiques, puis caressé par une divine basse de viole, s’épanouit enfin en vocalises ascendantes qui ne font pas douter de sa victoire. Quant au chœur, il soutient chacune des prétendantes avec une éloquence sublime qui ne déparerait pas les plus pieux anthems, avant de clore la pièce par une polyphonie à six voix déjà proche de Haendel.
Lors de la création publique au Théâtre de Dorset Garden, Weldon put apparemment compter sur des effectifs impressionnants : 60 musiciens et 30 choristes côtoyaient une demi-douzaine de solistes rompus à la scène. Ici, les effectifs se voient réduits de moitié sans que la musique y perde de sa verve, de sa pompe ni de son humour. On n’imagine guère de meilleurs interprètes pour cette redécouverte que les musiciens à la fois si stylés et si libres de l’Academy of Ancient Music, l’ensemble du regretté Christopher Hogwood, dont Julian Perkins prend la relève avec panache. Ajoutons que le packaging du disque est luxueux et que les textes d’accompagnement (dont un signé d’Emma Kirkby) sont passionnants – bien qu’hélas non traduits. Un splendide témoignage de l’orgueilleuse Albion : well done !