« Dualità » parce que le CD juxtapose deux portraits de la soliste interprétant des personnages masculins comme féminins. Trois hommes (Faramondo, Tauride et Radamisto, dont seul le premier fut confié à un castrat, les deux autres créés par la Durastanti) pour six héroïnes. C’est le prétexte à l’organisation d’airs, certains célèbres illustrés par ses consœurs (ou confrères contre-ténors) les plus brillant(e)s, d’autres rares que l’on (re)découvre avec autant de bonheur.
Même si elle a chanté Debussy et bien d’autres compositeurs, Emöke Barath, apparue il y a une dizaine d’années sur nos scènes comme dans les bacs de nos disquaires, s’est hissée au rang d’icône du baroque. On a en mémoire l’extraordinaire Orfeo de Monteverdi qu’elle enregistrait avec Philippe Jaroussky en 2017, puis de celui de Gluck l’année suivante. Le CD réunit les deux interprètes pour une configuration bienvenue : notre contre-ténor, qui a tant de fois illustré Haendel, troque sa voix contre la direction. En effet, son ensemble Artaserse, fondé il y a vingt ans déjà, reconnu maintenant comme une des formations baroques qui comptent, avait déjà donné sous sa conduite Il primo omicidio, de Scarlatti, en mai dernier à Montpellier. Violoniste avant de se consacrer essentiellement au chant, Philippe Jaroussky poursuit ainsi sa brillante carrière en ajoutant la direction (comme la transmission) à ce qui le motive. Les extraits de 9 opéras, de 1715 à 1741, couvrant toutes les expressions dramatiques illustrées par Haendel, vont être l’occasion d’un récital qui n’appelle que des louanges.
Comme à l’accoutumée, voire mieux encore, Emöke Barath aime à jouer avec les couleurs propres à chaque rôle. L’air d’ouverture, « Qual leon, che fera irato », d’Arianna in Creta, où Tauride hésite entre la passion et la vengeance, en est le premier témoignage, avec les cors concertants. Le hautbois qui l’accompagne dans « Ah Spietato », que chante Melissa (Amadigi di Gaula), concourt à l’émotion, à la vérité des sentiments. La maîtrise de la ligne, des phrasés, la virtuosité des traits, tout participe à la plénitude de l’air. Le régal est constant à l’écoute des quatorze plages. Ainsi la célèbre plainte « Ombra cara » et « Qual nave smarrita » de Radamisto font-ils figure de références. La deuxième scène de l’acte II d’Alcina est stupéfiante. Le récitatif « Ah Ruggiero crude » est aussi admirable qu’ « Ombre pallide » qui suit, dont l’intensité dramatique est exceptionnelle. Le style, l’élocution, la beauté du timbre, l’extraordinaire longueur de voix, la souplesse, tout participe à la vérité du personnage. Les trois extraits de Giulio Cesare, un palpitant « Che sento ! oh dio ! », le tourmenté largo « Se pietà » (*), et le virtuose « Da tempeste », où notre soliste se joue de tous les pièges avec une rare aisance, nous valent une Cleopatra d’exception. Des aigus étincelants y tutoient des graves corsés. Il faudrait citer le rare « Ai Greci questa spada » (Deidamia), irrésistible.
L’air de Lotario sur lequel s’achève le CD ouvrait celui de Sandrine Piau (superbe, riche, mais inégal). « Scherza in mar la novicella » est jubilatoire, étourdissant. Les récitals comportaient un autre air commun, « Da tempeste » de Giulio Cesare. La comparaison s’avère enrichissante, en faveur du présent enregistrement, qu’il s’agisse de la voix comme de l’orchestre. Ce disque est une pépite, à ranger à côté de La Francesina, où Sophie Junker, avec Franck-Emmanuel Comte, illustrait le même répertoire (sans aucun doublon).
L’ensemble Artaserse aux phrasés superbes – aux cordes de velours, avec un hautbois, un basson (« Se pietà »), et des cors remarquables (« Qual Leon… ») - répond idéalement aux intentions du chef et se marie remarquablement à la soliste (ses silences et unissons avec la voix, du « Ah Ruggiero crude »). La seule réserve, minime, réside dans l’éloignement discret du clavecin.
A noter, outre le concert des Grandes Voix le 11 mars au TCE, le Giulio Cesare programmé à Paris** (11 au 22 mai) puis à Montpellier (5 au 11 juin), où nous retrouvons nos interprètes, avec une distribution superlative (Gaëlle Arquez, Franco Fagioli, Lucile Richardot, Carlo Vistoli…) dans une mise en scène de Damiano Micheletto.
Georg Friedrich Haendel
Arianna in Creta, HWV 32, « Qual Leon, che fera irato » (acte II, sc. 6)
Amadigi di Gaula, HWV 11, « Il crudel m’abandonna… Ah spietato » (acte I, sc.4)
Deidamia, HWV 42, « Ai Greci » (acte III, sc. 2)
Partenope, HWV 27, « Qual farfaletta » (acte II, sc. 7)
Radamisto, HWV 12, « Ombra cara » (acte II, sc.2)
Alcina, HWV 34, « Ah Ruggiero crude... Ombre pallide » (acte II, sc.2)
Faramondo, HWV 39, « Se ria procella » (acte III, sc. 9)
Giulio Cesare, HWV 17, « Che sento ! O dio ! ... Se pietà » (acte II, sc. 7) ; « Da tempeste » (acte III, sc. 7)
Radamisto, HWV 12, « Qual nave smarrita » (acte III, sc. 7)
Lotario, HWV 26, « Scherza in mar la novicella » (finale acte I)
Emöke Barath, soprano
Ensemble Artaserse
Direction musicale
Philippe Jaroussky
Un CD Erato de 72' 21 (en vente le 18 février 2022)
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