Fischer-Dieskau aurait eu cent ans ce 28 mai 2025. Certes, il mit un terme à sa carrière en 1993, et quitta ce monde une vingtaine d’années plus tard, en 2012. Mais par le disque, par ses livres et par les très nombreuses captations de ses concerts, par le rayonnement aussi de ses élèves, il est resté une influence bien présente. Aucun mélomane né après la Seconde guerre mondiale n’aura pu faire l’économie de ce chanteur. L’intensité de son activité au concert comme à l’opéra fait que nombre de nos contemporains ont au moins un souvenir de lui sur scène. L’impressionnante liste des compositeurs qu’il aura interprétés rend quant à elle difficile de n’avoir pas croisé son chemin, dans quelque répertoire que ce fût, et ne serait-ce que par le disque. Artiste universel, omniprésent, artiste de référence embrassant tous les genres, Fischer-Dieskau aura su en outre être durablement nourricier. Ce n’est pas la surface seulement chez lui qui impressionne, au sens premier du terme, c’est la profondeur. Quelque chose d’inusable caractérise son art. Il le savait du reste fort bien. Il a construit pour durer, non pour passer. Aussi est-il de ces interprètes dont il n’est pas abusif de considérer qu’ils ont laissé une œuvre.
Avoir été le contemporain de Fischer-Dieskau aura été une bénédiction. Année après année, il était possible de le suivre sur de nouvelles routes, d’engranger progressivement le legs qu’il bâtissait. Lui emboîter le pas, ce fut la certitude d’aller toujours au plus haut, au plus important. Ne soyons pas naïfs. Les critiques ne l’ont par épargné. Lui-même s’en étonna, et s’en attrista. Très vite lui fut collée l’étiquette de « maniérisme », que pourtant il réfuta. Il mit même une certaine énergie, dans nombre de ses interviews, à nier qu’il mît derrière chaque syllabe une intention. Les inflexions si subtiles et si littéraires qu’il trouvait au croisement du texte et de la musique, ces couleurs qui ne furent qu’à lui, ne relevèrent pas, assurait-il, du calcul, mais d’une sorte d’intimité avec la musique produisant « involontairement » (c’est son mot) cette effusion de couleurs et d’accents. Aussi, ce guide ne fut pas, en son temps, universellement aimé, fût-il fort respecté. Outre sa façon d’interpréter, on put aussi critiquer sa voix même, dont le timbre plutôt clair, d’une résonance parfois métallique, ne convenait pas aux chaudes et rondes glottes attendues par exemple dans le répertoire italien. Et même dans le répertoire allemand, l’« intellectualisme » qu’on lui reprochait faisait parfois préférer d’autres chanteurs, comme Hermann Prey.
Faut-il aujourd’hui s’incliner devant son legs en faisant litière des réserves qui l’accompagnèrent ? Non pas. Il faut au contraire les intégrer dans la nécessaire évaluation que nous en faisons. Alors, on se rendra compte de ce que ces réserves eurent, au fond, d’un peu absurde. Car ce qui se détache, avec le recul, ce n’est pas du tout la stature d’un chanteur qui désira offusquer toute concurrence, préempter tous les répertoires, s’imposer par la masse de ses témoignages comme un des centres de la vie musicale, ni passer pour le mètre-étalon de la vocalité de baryton. Il fit ses choix et sa carrière avec une liberté confondante, faisant très tôt le choix de n’avoir pas d’agent, organisant ses voyages lointains avec rigueur pour ne pas s’éloigner trop de Berlin ni des studios d’enregistrement, délaissant bientôt les grandes scènes lyriques pour se concentrer sur Berlin et Munich. Fischer-Dieskau fut ainsi un artiste profondément individuel, et même radical, ne présentant aucun des désirs impériaux de certains de ses contemporains immédiats, type Karajan ou Pavarotti avec jets, villas et Rolex. Il est singulier que les critiques lui aient si souvent cherché des challengers, lui qui était totalement hors compétition.
Son défi était ailleurs. En tout, Fischer-Dieskau ne nous semble pas avoir tenté autre chose que servir les compositeurs, servir les œuvres, de manière à nous y faire toucher du doigt ce qui, pour lui, semblait le plus important, et justifiait qu’il s’y intéressât. Il n’a rien traité avec indifférence, et si une œuvre ou un compositeur lui semblait vraiment mineur, ou s’il n’y entendait rien qui excitât sa propre imagination, il ne le chantait pas. Il aura ainsi consacré sa vie à être convaincu, et par là à nous convaincre, de la nécessité de ce qu’il interprétait. Nécessité non pas musicale seulement, mais pour ainsi dire philosophique et civilisationnelle. Nécessité ancrée dans le terreau d’un humanisme qu’il est allé reconquérir au fond du gouffre où l’Allemagne nazie l’avait englouti, pour nous le rendre intact, mieux : ressuscité. En cela, il fallut que lui-même comprenne, dans sa chair, quelle perte serait l’effacement de l’art allemand, et combien l’humanité, par-delà les tombes, pouvait encore en avoir besoin. Cette flamme-là fut sa source, bien plus que les enjeux commerciaux du circuit lyrique.
Le plus remarquable est que cette flamme ne se soit jamais éteinte, et qu’il nous l’ait transmise. Plus encore qu’un répertoire et une manière d’interpréter, il aura fait prendre conscience à des générations de mélomanes du caractère infiniment sérieux de la musique. Jusque dans les marges du répertoire, jusque dans les œuvres réputées secondaires de tel ou tel grand compositeur, il nous aura fait comprendre qu’il existe des merveilles qui ne méritent pas de sombrer, et qu’il suffit parfois de poser sur elles un regard attentif pour qu’elles nous livrent leur part de beauté. Là réside sans doute la grande différence entre lui et des artistes qui, de son vivant, purent lui être préférés, sinon opposés. Ni l’agrément ni la séduction ne furent son affaire, mais une certaine vérité musicale. En cela, Dietrich Fischer-Dieskau fut l’antithèse du chanteur de charme. Il n’eut pas la chaleur virile d’un Milnes, la rondeur d’un Walter Berry, la malice d’un Prey, la puissance dramatique d’un Gobbi ni la présence d’un Taddei. Il eut en revanche la gravité tragique, l’intelligence ardente, et dans la voix la capacité à aller quérir le moindre reflet de la moindre partition, qui donnent ce que, comme interprète, tout son art tenait en ce qu’il avait d’abord mieux écouté que quiconque. Cette voix était aussi une oreille. Il ne prétendait pas nous ravir, mais nous ouvrir. Que cela paraisse ingrat aux hédonistes, on le comprend, mais la ferveur et l’humilité que cela requiert, cette manière de considérer l’auditeur fraternellement, comme quelqu’un qu’on entraîne dans une quête sans fin, plutôt que dans les prestiges vite dissipés d’un plaisant spectacle, tout cela rend Fischer-Dieskau vraiment unique, et – pourquoi ne pas le dire ? – parfois très rébarbatif. Car c’est moins la nature un peu particulière de son timbre que le choix presque constant de l’austérité qui le caractérisa. Il résida sur des sommets souvent glacés, déroutant parfois les plus enthousiastes de ses zélotes. Il imposa Mahler à Furtwängler et Brahms à Richter, ce qui n’est pas rien quand on sait le tempérament ombrageux de ces deux-là, peu enclins à frayer où ils ne voulaient pas. Pour Fischer-Dieskau, ils acceptèrent. Mais nous, autres zélotes quoique de moindre stature ? Reger ? Hindemith ? Reimann ? Henze ? Et, allons, même certains Wolf, les Schubert les plus narratifs, les Schumann les moins publics, les Brahms de plus banale facture ? Avouons-le benoîtement : parfois, il faut suivre, et souvent, on a décroché, avant de raccrocher. Tout Fischer-Dieskau est là. Nous savons que là où il nous mène, quelque chose sera gagné. Une couleur apparaîtra, une lumière se manifestera, une expérience se formera que nul autre que lui ne sait produire, et qui se loge dans des répertoires ardus où nous ne suivrions personne d’autre que lui, de peur de nous noyer dans l’ennui et la noire mélancolie. Où il ira, nous irons, parce qu’il sait mieux que nous, qu’il a déjà vu ce qu’il veut ensuite nous montrer. Ce chant « calculé », c’est cette assurance du psychopompe sûr de sa barre. Tant que nous ne saurons pas mieux que lui, et nous nous y reprendrons à plusieurs fois s’il le faut pour aller au bout du chemin qu’il montre, certains qu’une soif à la fin trouvera à s’y étancher. Il faudra nous forcer parfois, souffrir un peu, s’abandonner souvent, et aussi travailler : entrer dans des esthétiques parfois peu amènes, parler allemand si c’est possible, non pas pour commander un taxi dans une rue de Francfort, mais pour entendre les ombres et les fantômes qui se cachent derrière les vers des poètes, voyager dans un imaginaire complexe, faire assaut de curiosité, et repasser mille fois sur les mêmes sentiers tant qu’on n’en aura pas soulevé toutes les pierres. Fischer-Dieskau, c’est cette promesse-là ; ni la plus aisée, ni la plus douce, mais probablement une des plus fécondes.
Pour les artistes contemporains de Fischer-Dieskau, et pour ses successeurs immédiats, il fut certainement cruel de se voir constamment comparés à lui, surtout quand ils furent, pour certains, ses élèves. Les plus brillants d’entre eux, comme Andreas Schmidt ou Dietrich Henschel, voire Matthias Goerne, n’ont pas eu la partie facile : une grande ombre planait. Sans doute était-il plus simple de marquer sa différence et de frayer des voies qu’il avait délaissées pour affirmer une autre personnalité. Pour beaucoup, le cœur de répertoire de DFD fut comme une terre brûlée où prospérer était fort difficile. De là peut-être que, de son vivant, les barytons les plus importants appartinrent à une autre école que lui, de Renato Bruson à Thomas Hampson en passant par Thomas Allen ou Jean-Philippe Lafont. Aujourd’hui, à chacun revient sa part, et c’est bien mieux ainsi.
Un centenaire n’est peut-être pas un point d’arrivée, ni même un moment de bilan. Peut-être est-ce un point de départ. À partir de maintenant seulement il devient possible de trouver dans le legs d’un grand interprète les véritables lignes de force, les sentiers secrets, les failles que l’armure doctorale du chanteur parfois laissèrent inaperçues. S’impose cependant sans aucun doute possible non seulement la valeur exceptionnelle de son legs, mais aussi sa fraîcheur et, pour tout dire, sa jeunesse.