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The Turn of the Screw (Britten)

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Dossier
16 novembre 2002

Infos sur l’œuvre

Détails

“I am all things strange and bold…” :

Regard sur l’orchestration brittenienne dans The Turn of the Screw
par Mathilde Bouhon

Britten n’a eu de cesse, tout au long de sa carrière créative, d’explorer les infinies possibilités dramatiques et expressives du genre opéra, notamment en revisitant l’effectif orchestral, en une quête qui trouve un aboutissement particulièrement admirable dans l’un de ses opéras de chambre, et l’une de ses œuvres sans doute les plus singulières : The Turn of the Screw.

Il est bien sûr terriblement réducteur de ne s’attacher qu’à cette pièce alors que s’offrent à nos oreilles des œuvres telles que The Rape of Lucretia ou encore les trois Parables for a Church Performance, dont la première notamment, Curlew River, est également un chef d’œuvre énigmatique et fascinant. Concentrons-nous cependant sur The Turn of the Screw, qui semble cristalliser toute la recherche et le haut raffinement auquel Britten est parvenu en matière d’orchestration – ou plutôt, vu l’effectif employé, d’instrumentation – en partant à la découverte des mystères instrumentaux de cette œuvre à la trouble séduction.

 

 

THE TURN OF THE SCREW, op.54

Opéra en un prologue et deux actes sur un livret de Myfanwy Piper, d’après la nouvelle éponyme de Henry James, dédié à ses créateurs, membres de l’English Opera Group, et créé, sous la direction du compositeur, au Teatro La Fenice lors de la biennale de Venise, le 14 septembre 1954.

Personnages :

Le Prologue (ténor)
La Gouvernante (soprano)
Miles et Flora, enfants à sa charge (treble et soprano)
Mrs Grose, l’intendante (soprano)
Peter Quint, ancien serviteur (ténor)
Miss Jessel, ancienne gouvernant (soprano)

On remarque immédiatement l’absence de toute voix grave dans cette distribution : deux sopranos enfants, trois sopranos, un ténor (nous ne comptons pas le Narrateur puisqu’il n’intervient pas en dehors du prologue), ce qui implique donc qu’hormis les interventions de Quint, toutes les voix évoluent constamment dans une seule et même tessiture, sur une étendue globale de deux octaves (plus un ton, pour être tout à fait précis, du sib au contre-ut). Quint, lui, se tient à distance raisonnable, une octave plus bas, non sans venir constamment flirter avec le médium-grave de ces dames, comme le lui permet sa registration de ténor; sa tessiture couvre une octave et demie (du ré au lab).

Effectif instrumental :

Flûte (doublant Piccolo et Flûte Alto)
Hautbois (doublant Cor Anglais)
Clarinette en la (doublant Clarinette en sib et Clarinette Basse)
Basson
Cor
Percussion (un exécutant): Timbales (quatre), Grosse Caisse, Caisse Claire, Tambour Militaire, Tom-tom, Gong, Cymbales, Wood Block, Glockenspiel, Cloches Tubulaires
Harpe
Piano (doublant Célesta)
Quintette à cordes (2 Vls, Al, Vlc, Ctb)

Effectif instrumental réduit à un orchestre par un ; on note l’absence de groupe de cuivres (le cor -traditionnel chaînon d’alliance entre bois et cuivres- étant ici un prolongement des bois et que l’on comptera donc comme tel), et le dispositif de percussion, fort développé et varié, alliant peaux, bois et métaux, résonants et non-résonants, et offrant ainsi une palette de couleurs quasi infinie. Remarquons également le choix de la clarinette, la plupart du temps en la, certes par commodité -« la » étant la tonalité principale de l’opéra, associée au personnage de la Gouvernante-, mais également, sans doute pour sa couleur particulière, le velours caractéristique à toute clarinette étant légèrement assombri par rapport à la traditionnelle clarinette en sib.

ACT I

Prologue (The Prologue)

L’œuvre s’ouvre sur un récit, ou plutôt une évocation, du Narrateur, accompagné du seul piano. Etrange atmosphère que celle de ce prologue, partant d’un mi grave (dominante de la, tonalité principale de l’œuvre et liée au personnage de la Gouvernante), totalement déconnecté ou presque du reste de l’œuvre, nous contant “une étrange histoire” (« It is a curious story… »), celle du contexte dans lequel se place l’action qui va suivre, exact équivalent musical de l’introduction dans la nouvelle d’Henry James. Une voix totalement étrangère à l’action (Piper supprime même l’allusion à un éventuel lien sentimental entre le narrateur et la gouvernante sous-entendue chez James) qui, telle une voix off dans un film, résume les préliminaires, en dialogue avec d’intrigantes volutes de piano -l’instrument par excellence de la bourgeoisie, auxquels appartiennent Miles, Flora et leur oncle- et en un récitatif souple, élégant et énigmatique.

Le décor psychologique une fois planté, le rideau musical -le Thème- peut à présent s’ouvrir en un grand crescendo d’orchestre : partant d’un la grave de piano sous-tendu d’un roulement de timbale pianissimo, l’effectif instrumental entre peu à peu en scène par vagues d’ajouts successifs -une nouvelle note, un nouvel instrument-, jusqu’à une joyeuse explosion ff -joyeuse explosion déjà teintée d’angoisse cependant de par la dissonance de l’accord (obtenu par l’accumulation des tenues, et couvrant le total chromatique) dont elle est issue… Sous ce grand crescendo d’orchestre se profile au piano le thème principal, celui du fameux “tour d’écrou”, de cette pression psychique qui va petit à petit détruire les personnages : un thème sombre, angoissant, reclus dans une tessiture et une registration graves, donc peu distinct, et rendu encore plus flou et mystérieux par le brouillage du roulement de timbale, d’une tenue de cor, et d’un bisbigliando de harpe sur les quatre premières notes de ce thème -la, ré, si, mi. Un thème basé sur l’intervalle de quarte -et de son renversement, la quinte : troublante oscillation entre l’intervalle le plus rassurant (la quinte, figure affirmative, carrée, base de la cadence parfaite classique) et son double, à la fois alter ego et opposé, inquiétant car laissant la porte ouverte à mille perspectives (la quarte, élément toujours clé de la déstabilisation, voire déstructuration de la tonalité -pensez à la Kammersymphonie n°1 de Schönberg et son ascension de quartes au cor) ; des quartes égrénées par ton ascendant (la-ré, si-mi, do#-fa#, ré#-sol#, etc.) et couvrant le total chromatique (les douze sons.…), figurant le resserrement progressif et inéluctable de l’étau.

Une fois ce thème exposé, donc, explose l’orchestre en un mouvement vif, saccadé, hoqueteux tant mélodiquement que rythmiquement -si la ligne de basse, rebondissant perpétuellement sur les trois sons la, mi et ré semble affirmer la tonalité de la majeur, tout juste brouillée par un sol naturel importun, la ligne mélodique, elle, ne cesse de buter sur ses altérations (hésitation sol#/sol naturel, fa#/fa naturel, mi naturel/mib, etc.) pendant que la rythmique se fend d’accents décalés, instables, inconfortables : nous sommes à présent dans la voiture -et dans la tête- de la Gouvernante, à l’écoute du fracas désordonné de l’attelage aussi bien que de celui, non moins désordonné, de ses pensées, ses interrogations, ses angoisses. Très vite se dessine un personnage complexe, émotif, impulsif -n’oublions pas que si elle a accepté cette charge, c’est après tout par inclination pour le si séduisant tuteur des deux enfants, tuteur rencontré une fois et… qu’elle ne reverra plus jamais à partir du moment où elle a accepté de prendre ce poste !

Scene I – The Journey (The Governess)

Le fracas de l’attelage diminue progressivement afin de nous permettre d’entendre les pensées de la jeune femme -débute alors un récitatif libre (« Nearly there… »), tout d’abord déstructuré, chaotiquement entrecoupé de points d’orgue, et accompagné des seules timbales, figurant en un motif obstiné, ancré dans les deux quartes primitives du thème (mi-la-ré) et dans le rythme saccadé du tutti d’orchestre précédent (il s’agit en fait de la ligne de basse de ce tutti), à la fois le bruit lointain de l’attelage (lointain car la gouvernante est perdue dans ses pensées) et, peut-être, l’écho, dans les tempes de la jeune femme, de ses propres battements cardiaques. La façon dont Britten a su, avec des moyens très simples -un ostinato de timbales, des nappes dissonantes de cordes puis de vents ponctuées d’accords en pizz-, retranscrire si efficacement l’état à la fois d’intense confusion et de rêverie dans lequel se trouve son héroïne, qui semble, déjà, sentir confusément qu’elle se trouve à un tournant décisif de son existence, à la fois terriblement inquiétant (pourquoi cet isolement contraint ?) et diablement romanesque (venir en aide à un homme follement séduisant, quoi de plus exaltant pour une jeune femme !), force l’admiration et tient tout simplement du génie.

Progressivement, cependant, se structure le discours -une mesure, 4/4, s’installe, de même qu’un dessin harmonique ; mais ce n’est qu’épisodique : tout juste le temps de se poser une question, sans doute l’une des phrases les plus sensées de tout l’ouvrage (« O why, why did I come ? » Mais pourquoi donc suis-je venue ?), et la confusion, le stress, aussi bien que le récitatif libre sur timbales, reprennent le dessus. Fade out : les percussions entêtantes s’effacent en un decrescendo pour laisser place à la Variation I.

Une variation tout d’abord lente, onirique, dans le ton de si majeur, faisant entendre le thème, lancé par un éclat de triangle, en nappes de violons à l’octaves, nimbées de tenues de vents et d’alto et de gouttes de piano : la Gouvernante se laisserait-elle gagner par la rêverie -à moins que l’attelage n’ait fait son entrée dans le domaine de Bly, aux jardins somptueux ? Question sans réponse, car le repos n’est que de courte durée : bien vite, une sourde agitation, générée par la répétition du motif de double quarte au piano et aux cordes, relayée par un crescendo général et un accelerando, et encore amplifiée par un crescendo rythmique obstiné sur une figure binaire aux vents et violoncelle luttant contre le thème pour s’imposer, gagne l’esprit de la gouvernante et l’oreille de l’auditeur.

Scene II – The Welcome (Miles, Flora, Mrs Grose, puis The Governess)

Sombre angoisse soudainement dissipée par un aveuglant rayon de lumière musicale : les enfants font leur entrée, accompagnés de Mrs Grose qu’ils bombardent de questions en canon à l’unisson, -brodant sur l’omniprésente figure de quarte initiale (« Mrs Grose ! Mrs Grose ! Will she be nice ? »), baignée des miroitements de la harpe jouant des accords en batterie, bientôt elle-même asticotée par les accords en pizz des cordes- jusqu’à l’interruption excédée de celle-ci, partant de leur note d’arrivée (sol naturel) pour redévaler aussitôt en un portamento l’intervalle (de sixte) qu’ils viennent de gravir à force de questions.

Personnage bienveillant mais non dénué d’autorité, brave femme pleine de bon sens, Mrs Grose a tôt fait de mater le désordre ambiant tant dans le comportement des enfants que dans leur tenue, et leur fait répéter le salut et la révérence qu’ils devront impeccablement exécuter pour accueillir leur nouvelle gouvernante -salut de petit gentleman, matérialisé musicalement par un glissando descendant de harpe déclenché par un éclat de triangle et d’harmoniques de cordes aiguës et atterrissant doucement sur une tenue grave de cor et un trémolo de cordes graves, pour Miles, révérence de petite fille modèle avec arpège ascendant de harpe débouchant sur une tenue de vent (agrémentée d’un trille gracieux à la flûte) et un clapotis de cymbale suspendue (baguette douce) pour Flora… salut et révérence que les deux enfants s’empressent de répéter (effrontément ?) à l’infini en un véritable tourbillon de harpe, jusqu’à l’arrivée de la gouvernante, visiblement émerveillée par la découverte de Bly, comme le laissent entendre les nappes rêveuses de cordes et de bois.

La gouvernante prend timidement la parole -pendant que le premier violon, s’échappant de l’ensemble, vient quelque peu trahir son inquiétude toujours latente en citant la mélodie de “Oh why, why did I come ?”. Très vite, la magie prend : la Gouvernante, doublée en mouvement contraire par la sereine clarté du hautbois, le tendre velouté de la clarinette en la et le lyrisme solaire du violoncelle dans l’aigu, s’extasie en de larges phrases lyriques sur le charme des enfants et la majesté de Bly, pendant que Mrs Grose, personnage plus terrien (on pourrait presque dire plus trivial), décrit le caractère vif (et visiblement, si on l’en croit, terriblement fatigant) des deux enfants, doublée par les picotements et pincements des cordes aiguës en pizz. Le regain d’impatience des enfants, relayé par la flûte et la harpe (et à nouveau interrompu par Mrs Grose en une citation exacte du début de la scène), a vite fait de confirmer ses dires et de tirer la Gouvernante de sa contemplation : aux enfants de lui faire visiter le domaine. Car, comme elle le rappelle en une lyrique phrase ascendante entièrement constituée de quartes et culminant sur un sol (celui-là même qu’atteignaient les trépignements des enfants) : Bly est à présent sa demeure. Place à la Variation II !

Une variation à la fois tranquille et enjouée, constituée de deux éléments ambivalents : le thème, en ut, legato, marqué piano et smooth, aux basson, cor, violoncelle et contrebasse se relayant par tuilage, sinueuse spirale se mouvant discrètement telle une menace latente et invisible, d’une sérénité trompeuse en raison de sa tonalité de départ et d’arrivée ; et la variation proprement dite, staccato, au rythme rapide et saccadé, entrecoupée de silences et agrémentée de gammes ascendantes et descendantes -on croirait presque voir Miles et Flora dévalant les escaliers de Bly et entraînant, à bout de souffle, la Gouvernante dans leur exploration intrépide du domaine… un domaine resplendissant, merveilleux, et donc, comme il se doit, en Ut Majeur.

Scene III – The Letter (Mrs Grose, The Governess)

Ut Majeur : tonalité sereine et lumineuse, rassurante et confiante -c’est cependant celle choisie par Britten pour la première scène concrètement inquiétante du drame, le premier tour effectif et sensible d’écrou : une lettre vient d’arriver, dont on apprend au cours de la scène qu’elle annonce le renvoi de Miles de l’école pour acte de malveillance envers ses petits camarades. Pendant que Mrs Grose, à part, s’attendrit sur la Gouvernante (“Une bien gentille jeune dame, et jolie avec ça. A présent tout ira bien, nous étions seuls depuis bien trop longtemps”) par-dessus la citation exacte de l’accompagnement de “For Bly is now my home” à la scène précédente, la Gouvernante lit silencieusement la lettre… et c’est un éclat, totalement inattendu, de célesta, qui nous avertit de la gravité de son contenu -le célesta dont c’est la première apparition -l’auditeur ne peut donc s’empêcher, même inconsciemment, de dresser l’oreille, intrigué, à l’affût de la suite-, et qui, tout au long de la pièce, personnifiera musicalement… Peter Quint. Ce très bref éclair argenté sur trois notes, couvrant au total une… quarte (sib-réb-mib), et tirant en fait son origine dans un accord de septième de dominante de… lab (la tonalité de Quint !), donne alors le départ à une lamentation de l’alto : c’est le motif qui traduisait le doute de la Gouvernante lors du voyage (“Oh why, why did I come ?”), qui se trouve développé ici -doute admirablement traduit par le choix de l’alto, à la sonorité peu assurée dans un registre si aigu-, s’enroulant autour de la discussion entre les deux femmes, et bientôt ponctué d’un théâtral accord en pizz au violoncelle, puis par d’angoissantes interventions de hautbois (insistant sur la note sol#, enharmonique de lab) et d’une sombre figure de quinte descendante (renversement de la quarte) aux basson et contrebasse en pizz. Se profile alors un très court duettino entre les deux femmes, doublées par les deux violons, s’accordant à reconnaître l’absence de perversion chez le petit Miles -duo vite transformé en quatuor par l’entrée des deux enfants, dont la chanson populaire, sur une pédale de dominante (au cor en sourdine) et à l’accompagnement transparent (tenues de flûte et clarinette en sib), et la douce concentration sur leur jeu, confortent Mrs Grose et la Gouvernante dans leur sentiment. Après un bref instant de réflexion sur harmoniques de harpe, la Gouvernante annonce théâtralement sa décision en un récitatif accompagné : “I shall do nothing. I shall say nothing”, dit-elle a cappella d’un ton résolu, résolution renforcée par les puissants et affirmatifs accords de l’orchestre au complet (hormis les claviers) à la fin de chaque phrase -elle ne fera et ne dira rien, et surtout n’inquiétera ni le tuteur ni Miles.

La Variation III, marquée “très lent et tranquille” dissipe immédiatement les soupçons entraperçus lors de la scène précédente : nous voici à présent dans la quiétude nocturne des jardins de Bly, baignés d’une clarté lunaire (peut-être même de la pleine lune ?), superbement traduite par la tonalité de Ré Majeur, à la fois chaleureuse, sereine, aux harmonies pleines et équilibrées, et teintée de ce soupçon de fraîcheur qui caractérise les plus belles nuits estivales -les rayons lunaires nimbent le paysage d’une clarté presque surnaturelle (tenues de cordes et accords arpégés de harpe), des oiseaux de nuit chantent (bois), le tendre vent des soirs d’été souffle doucement dans les feuilles (trémolos de cordes et trille de timbale avec les doigts)…

Scene IV – The Tower (The Governess, Peter Quint)

…et la Gouvernante fait son entrée, radieuse, émerveillée (comme l’auditeur) par la beauté et la douceur de l’atmosphère nocturne, exprimant dans un chant lyrique, enfin épanoui (et marqué warm, chaleureux) son affection grandissante pour les deux enfants et son bonheur à s’occuper d’eux. Tout juste la harpiste rapproche-t-elle ses mains de la table -et fait donc sonner ses accords de manière très légèrement plus percussive, sèche et métallique- au moment où celle-ci évoque ses craintes et doutes générés par la lettre, et relayés par d’étranges manifestations nocturnes… mais qui ne semblent cependant pas inquiéter la Gouvernante plus que cela -elle ne semble même pas remarquer la lugubre tonalité des arpèges de clarinette : …Lab Majeur. Non, son seul tracas, sa seule frustration sont l’absence et le mutisme du tuteur -frustration qu’elle ose à peine exprimer, d’ailleurs, passant subito au pianissimo, mais que les cordes, elles, traduisent pleinement par le passage à un jeu “cold”, autrement dit senza vibrato- nuage vite balayé par la vision d’un vol d’oiseaux qui la ramène à sa sereine rêverie : “I too am at home. Alone, tranquil, serene.” Mais, ironiquement, à peine a-t-elle prononcé ce dernier adjectif que la musique nous annonce une menace imminente : une ombre se projette soudain le long de la tour -une ombre que la Gouvernante, toute à sa rêverie romantique, prend pour celle du tuteur, mais qui, argentée et cristalline, n’est autre que celle… du célesta, et de son motif entendu lors de la lecture de la lettre… Quint est là, sur la tour, qui observe la Gouvernante, dans un halo éthéré d’harmoniques de cordes en sourdines (le célesta s’agite, accélère, tourbillonnant obstinément autour des degrés forts de Lab Majeur -et de son antagoniste gouvernantesque, La Majeur-), avant de disparaître sur une traînée de célesta decrescendo. La Gouvernante, pétrifiée, peut alors laisser exploser son angoisse, amplifiée par la répétition obsessionnelle de figures de quartes haletantes aux bois -et avec le mutisme soudain des cordes, c’est comme un violent changement d’éclairage auquel nous assistons, le projecteur se braquant soudain sur le visage perplexe de la jeune femme. La scène s’estompe progressivement, pour laisser la place à la Variation IV.

Une variation en Mi Majeur (ton dominant du ton général, La Majeur) pleine d’humour et de bonne humeur, dont le mouvement est marqué “very quick and heavy” -très rapide et lourd. Mesure à deux temps, caisse claire, basses lourdement marquées (sur un rythme cependant humoristiquement chaloupé), le message est clair : voici venir une marche, ou plutôt une parodie de marche, illustrant les jeux des enfants, et annonçant la…

Scene V – The Window (Miles, Flora, puis The Governess, Mrs Grose)

Scène centrale du premier acte, et scène capitale : celle de la révélation, celle où la Gouvernante va enfin comprendre ce qui se trame à Bly lorsque Mrs Grose lui en découvrira les mystères… Une scène longue, très contrastée, et hautement dramatique.

Mais pour l’heure, l’ambiance est au jeu, non point les jeux pervers de Quint, mais ceux bien plus innocents de Miles et Flora, qui entrent en entonnant une nursery rhyme, “Tom, Tom, the Piper’s Son” (“Tom, Tom, le fils du fifre”), doublée par un amusant alliage de hautbois, clarinette en sib et cor bouché -sorte de trompette (ou plutôt de clairon) de synthèse parodique-, pendant que les autres bois, par leur gloussements rieurs -but : faire le plus de bruit possible avec les moyens du bord, d’où des figures de doubles-croches agitées et circulaires ayant tendance à faire cliqueter les clés de la flûte et du basson}-, les cordes aiguës, en batteries de pizz cérémonieuses, et les basses (piano, contrebasse et timbales) et percussion (caisse claire et tambour militaire) assurent un contrepoint ironique, faussement pompeux, en poursuivant avec discipline la variation IV.

Avec l’entrée de la Gouvernante et le départ des enfants s’estompe la variation -dans le groupe mélodique, la flûte remplace le cor bouché (le clairon s’éloigne avec les enfants), qui, ouvert, rejoint de son côté les basses dans leur ascension têtue. Alors que la Gouvernante rassemble les affaires des enfants pour sortir, un timbre caractéristique se fait entendre, métallique et cristallin, défini et résonnant en un mystérieux halo… le célesta de Quint, qui apparaît à la fenêtre. Une fois de plus, comme à chacune des apparitions du fantôme aux moustaches rousses, Britten donne une longueur d’avance à l’auditeur sur son héroïne, qui ne l’aperçoit pas tout de suite. Cette fois, cependant, ils sont tout près l’un de l’autre -de part et d’autre de la fenêtre-, et s’observent longuement, le temps nécessaire au célesta pour se lancer dans une cadence sibylline et intrigante, et qui disparaît en même temps que son alter ego scénique.

Une brève reprise de la musique qui accompagnait les interrogations angoissées de la Gouvernante lors de la première apparition de Quint au sommet de la tour s’interrompt soudainement alors qu’entre Mrs Grose -tirant à l’improviste la Gouvernante de ses réflexions par une question a cappella-, pour reprendre aussitôt, accompagnant le récit fait à l’intendante de l’apparition. Et lorsqu’elle lui décrit l’ “étranger” aperçu à la fenêtre, ce sont alors les cordes en pizz qui se font l’écho de ses paroles, en homorythmie et à l’unisson, sur une ligne entêtante, chaotique (mais dominée, bien entendu, par l’intervalle de quarte), tortueuse et bancale, entrecoupée de silences, aussi étrange et inquiétante que l’apparence physique et vestimentaire du spectre (qui est roux -donc maléfique- et porte un étrange accoutrement, mélange de classe et d’excentricité)… “Il était grand, rasé de près, oui, même beau… Mais une horreur !” -un frémissement du célesta nous indique que Mrs Grose a reconnu l’homme correspondant à cette description.

Celle-ci se lance alors dans une grandiloquente déploration doublée par les cordes, et qui ne fait qu’accroître la perplexité de la Gouvernante. La section suivante -le récit par Mrs Grose de ce qui s’est passé avant l’engagement de la Gouvernante- est totalement dominée par les cordes, larges, dramatiques, agitées. Une fugue, sous-tendue d’un roulement de timbale, évoque le lent et inlassable travail de sape opéré par Quint corrompant les enfants et Miss Jessel, l’ancienne gouvernante (évoquée par un coup de gong sur une pédale de fa# au cor). L’évocation du Tuteur appelle pour un court passage les bois, apaisants, de retour dans la tonalité de Mi Majeur -dominante de celle de la Gouvernante, La… Mrs Grose aurait-elle vu le Tuteur avec les mêmes yeux qu’elle, par le passé ?

Quoi qu’il en soit, quelles que puissent être les analogies entre Mrs Grose et la Gouvernante, celle-ci n’en est pas moins seule face au danger à présent.

Fondu enchaîné à la Variation V, marquée “brisk” (vif), à 5/4 et, comme il se doit, dans le ton de Fa Majeur. Il s’agit en fait d’une fugue serrée et (faussement) enjouée, au thème vif et dansant (sujet aux bois, contre-sujet aux cordes), évoquant les enfants… Mais tout n’est pas si léger que ce thème ne le laisserait croire : la forme choisie de fugue serrée évoque, elle, de même que l’étagement des entrées -par tons ascendants, ce qui fait de cette fugue une sorte de miniature de l’opéra entier !-, l’inexorable travail de corruption de Quint, qui revient a présent pour mettre le grappin sur Miles et Flora. Cette variation plante également le décor de la scène VI : de lumineux accords de harpe, piano et cordes en pizz nous font entendre le soleil qui tape à travers les fenêtres pendant que les cordes, arco cette fois, gambadent sur un contre-sujet en doubles-croches effrénées à la suite des enfants…

Scene VI – The Lesson (Miles, Flora, The Governess)

Et, de fait, nous sommes à présent dans la salle de classe, où la Gouvernante fait travailler à Miles son latin, avec “l’aide” de Flora qui, doublée d’une caisse claire et d’accords en pizz sforzando, répète frénétiquement les fins de phrases de son frère, toujours sur le dernier temps de la mesure -déstabilisant ainsi la récitation carrée et appliquée, doublée par les cordes en pizz piano et commentée par le piccolo à l’octave supérieure, de celui-ci.

Mais soudain, alors que la Gouvernante enjoint Flora, de plus en plus surexcitée (au point que la caisse claire se mette à jouer sur le cercle !), à laisser son frère travailler, et à celui-ci de réfléchir, Miles sombre dans une profonde rêverie et entonne une étrange chanson (“Malo, Malo, Malo, I would rather be…”), portée par la sonorité éthérée d’accords parfaits de harpes arpégés et les timbres mélancoliquement plaintifs d’un alto et d’un cor anglais dans l’aigu, surprenante mélopée au texte incohérent basée sur la répétition lancinante d’une figure ornementée de quarte, dans la tonalité de… Lab Majeur.

Un nouveau fondu enchaîné, opéré par un fascinant morphing de timbres passant de l’alliage cor anglais/alto au cor (en passant par la clarinette), introduit la Variation VI, en Sol Majeur, elle aussi d’atmosphère lumineuse, et basée sur le thème de “Malo”, sur fond d’ostinato de quartes aux cordes en pizz… le thème principal. Une clarinette en mib gazouille gracieusement avec la flûte, pendant que les cor, cor anglais et basson développent la chanson de Miles.

Scene VII – The Lake (Flora, The Governess)

Nous rejoignons à présent Flora et la Gouvernante dans le parc. Flora récite, sur la musique de la scène précédente, doublée par les hautbois, basson et cor (qui, dans la configuration présente, sonnent tout simplement comme… trois bassons) et commentée par la harpe, et d’un ton tout aussi mécanique que Miles, les noms des mers -ici ce sont les encouragements de la Gouvernante, doublés d’une timbale (baguette dure), qui viennent déstabiliser la carrure sur le cinquième temps. L’évocation de la mer Morte semble troubler excessivement la petite fille, qui se met soudain à répéter dramatiquement, avec emphase (saut d’octave, longue tenue accentuée sur “Dead”, roulement de timbale fortepiano, chutes répétées de harpe), le nom de cette mer, ce qui n’est pas sans intriguer la Gouvernante qui laisse échapper un “oh” de surprise… en forme de quarte ascendante.

Puis Flora veut faire dormir sa poupée. L’ordre, énoncé d’abord doucement, puis brutalement, sur une figure de quartes (Flora commencerait-elle à montrer déjà des signes de perverse impunité ?) n’étant visiblement pas efficace, elle entonne alors sur injonction de la Gouvernante une berceuse; une chanson, soufflée à la petite fille par l’alliage tendrement mélancolique d’un hautbois et d’un basson, à la ligne douce et puérilement naïve, bien qu’au dessin mélodique retors, à base essentiellement de quartes et de quintes, et au dessin harmonique extrêmement complexe… Flora serait-elle moins innocente que son comportement ne le laisse -en surface- croire ? À moins que son insistance à vouloir faire dormir Dolly ne trahisse sa conscience d’un danger imminent… matérialisé par l’accompagnement, constitué d’accords arpégés de harpes et de brumeuses nappes de cordes en sourdines oscillant sans cesse entre jeu normal et harmoniques -quoi de plus évocateur de la présence d’un spectre que des accords en harmoniques et en sourdines… ces mêmes harmoniques qui entouraient la première apparition de Quint au sommet de la tour ! Un coup de gong, point de départ à un impressionnant et noir crescendo d’orchestre, confirme les soupçons : Miss Jessel est là, qui observe la scène de l’autre côté du lac, et disparaît lorsque la Gouvernante l’aperçoit enfin et se laisse gagner par la panique, relayée par une figure violemment haletante de quartes aux timbales, figure déjà entendue dans la bouche de la Gouvernante lors de l’apparition de Quint, et qui contamine vite aussi bien la ligne de chant que les bois dans un grand mouvement de panique généralisée… La Gouvernante déplore son impuissance sur une mélodie déjà entendue précédemment, à la scène V, sous les mots “See what I see, Know what I know, That they may see and know nothing” ([Je dois] Voir ce qui est à voir, Savoir ce qui est à savoir, Afin qu’ils [les enfants] ne voient et ne sachent rien -et qui n’est autre que “Oh why, why did I come ?”- : elle a, à l’évidence, échoué, puisque Flora voit… et ne dit rien.

À peine la Gouvernante a-t-elle quitté la scène, que le célesta et sa figure caractéristique (sib-réb-mib) donnent le signal du départ à la Variation VII. Tonalité de Lab Majeur, atmosphère blanche et brumeuse, cadences de plus en plus développées de célesta, coups de gong de plus en plus intenses, citation du thème dans son état originel au cor, apparition d’une nouvelle figure mélodique au célesta lorsque ce dernier atteint le lab aigu (en fait, préfiguration des mélismes de Quint sur le nom de Miles), pédale de fa# à la contrebasse, bisbigliando de harpe sur l’accord quintien : la scène finale du premier acte (qui est aussi la plus longue, véritable point d’orgue au centre de l’œuvre) sera toute entière aux deux fantômes !

Scene VIII – At night (Quint, Miles, Miss Jessel, Flora, The Governess, Mrs Grose)

Le début de cette scène, avec les premières apparitions auditives de Quint et Miss Jessel (qui, ironiquement, se trouvent hors scène, donc invisibles) jusqu’ici muets, auxquelles les virgules de célesta et coups de gongs, cérémonieux, confèrent un aspect presque rituel, est sans aucun doute l’une des musiques les plus intensément troublantes composées par Britten, et son orchestration miroitante, des plus fascinantes, offre à l’oreille des trésors sans fonds d’atmosphères spectrales proprement hypnotiques…Comme s’il avait tenu à nous faire comprendre cette étrange fascination que semblent avoir les deux enfants pour ces deux spectres pourtant -théoriquement- effrayants (n’oublions pas qu’ils ont tous deux succombé à des morts violentes), Britten s’est attaché à créer des atmosphères extrêmement intrigantes, inquiétantes, voire étouffantes, mais jamais repoussantes -bien au contraire, rarement musique aura été aussi terriblement et troublement séduisante que lorsque Quint et Jessel appellent à eux les enfants…Place tout d’abord à Peter Quint, qui émerge comme d’une nappe de brume d’un bisbigliando de harpe et de la résonance d’un gong, tout juste percés par l’agonie lointaine du cor en sourdine (sur un lab) et par des tressaillements de célesta. Célesta avec lequel il va entrer en dialogue, rivalisant avec lui d’ambiguïté pour attirer Miles à lui par des mélismes d’une suffocante sensualité, sur la nouvelle ligne mélodique précédemment introduite lors de la Variation VII par le célesta… Nouvelle mélodie, vraiment ? Oh, que non ! Nous la connaissons déjà, cette ligne, pour l’avoir entendue, à trois reprises -et à chaque fois dans des contextes hautement dramatiques- dans la bouche… de la Gouvernante ! En effet, il ne s’agit de rien moins que de la phrase “Oh why, why did I come ?” (scene I), citée plus tard sous les mots “See what I see, know what I know, that they may see and know nothing” (scène V) puis “I neither save nor shield them, I keep nothing from them. O, I am useless, useless” (scène VII). C’est donc ironiquement la phrase qui exprimait tour à tour l’angoisse latente de la jeune femme, sa résolution de protéger les enfants contre les fantômes, puis son impuissance et son échec devant la tacite complicité que semblent entretenir les enfants avec les spectres, qui sert à Quint de puissant attractif sur la personne du jeune Miles…

(Quint serait-il la matérialisation des phantasmes et craintes profondes les plus inavouables de la Gouvernante ? vaste et passionnant sujet -par ailleurs accréditable dans la nouvelle de James par le fait que jamais Quint ni Miss Jessel ne parlent- qui n’a malheureusement pas sa place ici.)

…le jeune Miles qui répond vite à son appel, tiré du sommeil par une force irrésistible et comme hypnotisé, comme le laissent entendre ses interventions monotones, invariablement déclamées sur un mib (dominante de lab).

Quint s’exprime dans un langage imagé, aussi bien textuellement que musicalement : qu’il évoque un cheval sans cavalier ou un bandit de grand chemin, et l’orchestre galope au son des sabots de l’animal (rim shots de caisse claire et claquements de wood-blocks, pizz, rythme chaotique), ponctué par les appels du cor ; qu’il se représente comme “le roi Midas avec de l’or dans les mains”, et celui-ci brille des mille feux d’un trémolo de bois et d’un éclat de cymbale suspendue… Or qui semble attirer le jeune garçon, comme le laisse entendre sa réponse (“Gold, O yes, gold”), suivie d’un glissando de harpe et d’un éclat de triangle -souvenirs du salut de Miles à la scène II ?

Puis ce sont les cordes, arco et pp, qui soutiennent le chant lorsque celui-ci évoque “la vie cachée qui miroite lorsque la chandelle est éteinte, les pas montant et descendant à peine entendus, le geste inconnu, le doux mot persistant”… et s’envolent, trémolo, en un frou-frou, avec un bruissement d’aile de la harpe, sous “le long vol soupirant de l’oiseau de nuit”.

Puis ce sont au tour du gong et de Miss Jessel de faire leur apparition, vite suivis de Flora, prompte à la réponse. Le duo devient quatuor, d’une densité étouffante et aux sens multiples, incroyablement touffus. Les bois et cordes dans les registres graves (notons la sonorité pénétrante de la clarinette dans le chalumeau, en tuilage avec le basson) prêtent leur sonorité lugubre à l’aura de l’ancienne gouvernante pendant que les figures énigmatiques de célesta et les bisbigliando de harpes maintiennent les deux enfants sous hypnose.

Quint et Jessel joignent leurs voix pour un duo léger, à la vocalité proche du parlando, dont le rythme haletant évoque un désir et une attente insatiables -“I shall be there ! You must not fail !” (“Je serai là ! Tu ne dois pas faillir!”) : ordre impérieux qui annonce l’issue tragique, inéluctable, de la pièce avec ses sauts de septième.

Le duo se fait soudain sextuor lorsqu’à la réponse des enfants s’ajoute l’arrivée de la Gouvernante et de Mrs Grose ; peu de choses à remarquer au niveau de l’orchestration, dense, si ce n’est que les bois reprennent le thème principal de l’écrou, de plus en plus prégnant. Le crescendo d’orchestre s’estompe alors pour laisser la place au rythme cardiaque de la Gouvernante (figure obstinée et haletante de quartes, représentative de sa peur panique), tout d’abord aux timbales, puis contaminant tout l’orchestre jusqu’à exploser lorsque celle-ci retient enfin Miles : “You see – I am bad, I am bad, I am bad, are’nt I ” (“Vous voyez – je suis mauvais, je suis mauvais, je suis mauvais, n’est-ce pas ?”) lui répond énigmatiquement celui-ci, comme en réponse à ses angoisses exprimées dans la scène III… Dernier battements cardiaques de la timbale, et le rideau d’un unisson de harpe, cor, contrebasse en pizz et roulement de timbale -sur un lab grave, symbole de l’emprise de Quint- se referme sur cette étrange cérémonie de retrouvailles. 

 

“I am all things strange and bold…”

Regard sur l’orchestration brittenienne dans The Turn of the Screw
par Mathilde Bouhon

 

ACT II

Le second acte s’ouvre sur la Variation VIII, en Lab Majeur -tonalité de Quint, sur laquelle s’était achevé l’acte I. Il s’agit d’une rhapsodie qui voit se succéder toute une série de cadences instrumentales, les jointures entre chaque cadence étant assurées par de denses accords mobilisant la totalité de l’ensemble instrumental.

Chaque cadence renvoie à une phrase prononcée dans la dernière scène du premier acte par Quint ou Miss Jessel, ou à un élément thématique se rapportant à eux :

•cadence de clarinette : “Miles !” ;
•cadence des deux violons : “The long sighing flight of the nightwing’d bird”
•cadence de flûte : “I am the riderless horse, snorting, stamping on the hard sea sand”
•cadence d’alto et violoncelle : “I’m the hidden life that stirs when the candel is out”
•cadence de harpe
•cadence de cor : fanfare ponctuant “I’m all things strange and bold”
•cadence de basson et contrebasse en imitation : “Flora !”
•cadence de hautbois : “On the paths, in the woods, on the banks, by the walls, in the long lush grass or the winter fallen leaves, I wait, I wait”
•cadence de timbales : thème principal de l’écrou.

Maintenant que le contexte est rappelé par l’orchestre, le rideau peut se lever sur la…

Scene I – Colloquy and Soliloquy (Quint, Miss Jessel, puis The Governess)

La scène commence par un récitatif opposant Miss Jessel à Peter Quint : pour la première fois nous avons ici l’occasion d’en apprendre un peu plus sur leur psychologie au demeurant fort complexe. Pédale de lab aux timbales, harpe et contrebasse : l’atmosphère est lourde, et l’heure aux reproches, reproches adressés par Miss Jessel à Quint, dont elle se présente ici comme la victime. Celui-ci bien sûr conteste, malhonnêtement soutenu par des bois dont l’agitation ne traduit que mieux sa culpabilité… Quint est lassé de la compagnie de Miss Jessel (“I seek a friend. -She is here ! -No ! Self-deceiver !” “Je cherche un ami. -Me voilà ! -Non ! Trompeuse [envers toi-même] !”), et expose ses vues dans un air (“I seek a friend”) obsessionnel, tournant inlassablement autour du mib (dominante de Lab, et note sur laquelle stationnait un Miles hypnotisé dans la scène V du premier acte), et à l’accompagnement léger et affûté de cordes, harpe et… cor en sourdine, un cor qui en dit long sur l’identité de sa prochaine victime, puisqu’il ne joue rien d’autre que… “Malo”. Son air culmine en quatre mesures d’une violente intensité, laissant entendre le caractère pervers -voir sadique ?- du défunt serviteur : “The ceremony of innocence is drowned” (“La cérémonie de l’innocence est noyée”, citation d’un poème de WB Yeats), lance-t-il sur le thème de l’angoisse de la Gouvernante qui lui est à présent associé, dans une atmosphère hallucino-incantatoire, théâtralement martelée par des accords en pizz, coups de cymbale suspendue et gong (baguettes de bois) et glissandos de harpe sonnant comme autant de couperets ou de coups de fouet.

Miss Jessel, elle aussi, cherche un ami, ou plus précisément une amie, dont l’identité nous est révélée par… la contrebasse, citant, sous son air accompagné par les bois, “Go to sleep, my Dolly dear”. Après une reprise par Jessel de The Ceremony of Innocence, les deux voix s’unissent dans une citation, tout d’abord piano, puis en crescendo, du thème de l’écrou, jusqu’au sommet incantatoire de The Ceremony of Innocence, entonné à l’unisson puis en imitations serrées et de plus en plus tortueuses, decrescendo, s’éloignant avec les fantômes.

Entre la Gouvernante, seule : place au “soliloque”. Un soliloque agité, angoissé, accompagné par les seules cordes en une grande fuite en avant vers la Variation IX.

Dans le ton fort peu usité de Fa# Majeur -une tonalité peu commode de par ses nombreuses altérations à la clé (six dièses !)-, celle-ci fait entendre dès ses premières mesures une atmosphère quasi-surnaturelle de par ses harmonies dissonantes, de la pédale de fa# trillé (sur fa naturel) au piano, et surtout des cloches -lesquelles jouent le thème de l’écrou (original et rétrograde)- : nous voici à proximité d’une église, et, plus précisément, dans le cimetière bordant celle-ci.

Scene II – The Bells (Miles, Flora, The Governess, Mrs Grose)

Nappes vaporeuses de cordes pianissimo sur des accords bien posés, tempo modéré (“gently moving”, mot-à-mot “modérément allant”) -tout, en apparence, dans ce cimetière religieux, respire le calme, la sérénité, le recueillement… Mais, c’est bien connu, et c’est ici l’harmonie constamment dissonante -au milieu de laquelle on distingue l’accord de Quint, venu s’incruster dans les cordes- qui nous le rappelle, les apparences sont faites pour être dépassées, et c’est dans ce cadre que l’on aurait pu croire enfin reposant pour la Gouvernante que les enfants, le plus ingénument du monde, vont une fois de plus faire démonstration de leur perversité, et ce, de manière particulièrement violente (psychologiquement) : par le blasphème.

En effet, les deux charmants bambins qui ont entonné un tout aussi charmant Benedicite en parodiant la démarche des enfants de chœur, ont vite fait de détourner leurs louanges du seigneur en les contaminant petit à petit par injections de citations des scènes clés de l’acte I : les récitations, de géographie par Flora tout d’abord (“O ye rivers and seas and lakes”), puis de latin par Miles (“O amnis, axis, caulis, collis”) viennent ainsi perturber le benedicite, chaque fois “corrompu” par l’ajout… d’un glissando, traditionnellement symbolique d’une certaine trivialité, vulgarité, ou d’une “impureté” morale, ainsi qu’une citation textuelle uniquement de la scène finale (“O ye paths and woods”, allusion au “On the paths, in the woods […] I wait, I wait” des deux spectres : les enfants confirmeraient-ils ainsi leur venue au rendez-vous ?). Alors qu’elle écoute distraitement le babillage de Mrs Grose, la Gouvernante tressaille soudain (“Dear good Mrs Grose, they are not playing, they are talking horrors.”) : les basses viennent de citer le thème de Malo inversé ! La montée par tons entiers des basses confirme les dires de la Gouvernante : “They are not with us, but with the others” (“Ils ne sont pas avec nous, mais avec les autres”). Mrs Grose lui suggère alors, sous le renversement de l’accord de Quint aux cloches et par-dessus l’évocation aux basses du Tuteur (montée de tierces majeures), d’écrire à ce dernier -“que cette maison est empoisonnée, les enfants fous, ou moi !” lui répond sombrement la jeune femme en citant The Ceremony of Innocence : elle ne le fera pas.

La lancinante atmosphère du début de la scène revient alors, et Mrs Grose et Flora entrent dans l’église. S’engage alors une étrange conversation entre Miles et la Gouvernante, sorte de dialogue de sourds : Miles s’adresse à la Gouvernante sur un ton faussement badin (motif léger et sautillant des bois, harpe et cordes graves en pizz), souvent souligné par un basson sinueux et intrigant, pendant que celle-ci lui répond simplement, avant de réaliser, une fois seule, que Miles, visiblement parfaitement au courant de ses soupçons et craintes (“You trust me, my dear, but you think and think… of us and of the others.”), et même de son envie sans cesse refoulée d’écrire au tuteur (“Does my uncle think what you think ?”), semble la défier. Et de prendre conscience, une fois de plus, sur un accord parfait de Fa# majeur, de sa solitude face à cette situation angoissante. Brusque modulation en Fa naturel, citation de “Oh why, why did I come ?” inversé aux vents par-dessus une pédale de fa sombrement martelée aux contrebasse et timbale : la jeune femme décide de quitter Bly.

La Variation X, toujours en Fa Majeur, déroule le thème de l’écrou aux basses, pendant que les bois développent en mouvements contraires et jusqu’à l’asphyxie le thème de la corruption de Quint (The Ceremony of Innocence).

Scene III – Miss Jessel (Miss Jessel, The Governess)

“She is here ! Here in my own room !” chuchote la Gouvernante sur une simple tenue de flûte. Et effectivement, Miss Jessel est là. Et pousse une pathétique plainte oscillant sans cesse entre majeur et mineur sans savoir où aller, où se poser, dans une ambiance incroyablement dépressive, lasse (figure obstinée d’arpèges au basson et de l’accord de Quint arpégé dans le grave de la harpe) et incantatoire (coups de grosse caisse). Le face-à-face entre les deux femmes est saisissant : face à cette véritable loque morale se traînant avec peine dans le médium-grave que semble être devenu le fantôme, la Gouvernante, elle, affirme farouchement sa volonté de lutter et de garder son ascendant sur les enfants, sur un ton de plus en plus violent, agressif, et finit par triompher par les moyens d’un lyrique arpège de fa mineur.

La disparition du fantôme bouleverse l’atmosphère (harmonie de Fa Majeur martelée aux cordes, piano et clarinette par dessus de secs et nerveux coups de grosse caisse avec baguette de caisse claire !) chamboule totalement l’état d’esprit de la jeune femme, qui décide de rester (“I can’t go, I can’t, I can’t”, chanté sur les mélismes de Quint), et de passer outre l’interdiction de déranger le Tuteur en lui écrivant une lettre -ce qu’elle fait sur-le-champ, de nerveuses figures de doubles-croches en trémolo aux violons allant jusqu’à figurer le crissement de la plume sur le papier !

Ce n’est qu’une fois l’écriture de cette missive achevée que l’atmosphère se détend : le tempo calme, les larges nappes de cordes (à peine troublées par la harpe reprenant la figure circulaire d’accord arpégé entendue précédemment aux violons et piano) parviendraient presque à faire oublier la tension née d’une ambivalence tonale (Sol Majeur/mi mineur) latente dans l’harmonie des quatre premières mesures de cette nouvelle séquence… Selon toute évidence, c’est dans l’évocation de la figure à la fois attirante (insistance sur l’adresse -“Sir, dear Sir, my dear Sir” -, sur la demande d’une entrevue -“and I must see you, must see and tell you, at once”-, et sur les excuses -“Forgive me, forgive me”-) et réconfortante (ligne de chant enfin épanouie, comme lors du monologue dans le jardin au premier acte) du Tuteur que la Gouvernante trouve la paix…
…une paix, hélas, de courte durée, ou que le petit Miles, en tout cas, a le plus grand mal à trouver, comme nous le fait entendre la Variation XI (en mib mineur), concise, et admirable dans son habileté à suggérer la situation du jeune garçon, tout à ses pensées, divaguant dans la pénombre de sa chambre -dialogue canonique feutré et souple d’une clarinette basse et d’une flûte alto sur le thème de l’écrou-, et tressaillant au moindre bruit -de… l’accord de Quint, joué au glockenspiel avec des baguettes dures, donc un son proche du célesta, mais plus métallique, plus raide, plus sec-…

Scene IV – The Bedroom (Miles, The Governess, Quint [invisible])

…pour replonger aussitôt dans sa rêverie, chantonnant pour lui-même des bribes de Malo, à l’unisson du cor. Nouveau dialogue entre la Gouvernante et le jeune garçon, nouvelles démonstration d’incommunicabilité par une nouvelle opposition musicale : alors que la Gouvernante s’adresse à lui par la voix du canon de clarinette basse et flûte alto, Miles répond, absent, avec des accords de harpe, sonorité aussi vaporeuse que ses pensées… brouillard dont seul le glockenspiel parvient à le tirer, vite suivi de Quint en personne. Un Quint crispé, non plus en position de séduction comme à l’acte I, mais sur la défensive, conscient de l’ascendant que semble avoir la Gouvernante sur le jeune garçon ; un changement d’état d’esprit annoncé dans la variation XI par cet emploi relevé plus haut du glock en baguettes dures, et non plus du célesta : Quint n’est plus ce spectre si troublement attirant, nimbé des miroitements de son aura de célesta résonant -non, il s’agit ici d’un prédateur craignant pour la proie capturée, les muscles tendus, prêt à s’élancer, agressif, comme la sonorité résultant de l’emploi de baguettes dures. Totalement obnubilé par sa crainte de voir Miles lui échapper, il va jusqu’à en abandonner ses lignes de chants si souples et envoûtantes, psalmodiant obsessionnellement sur le mib (“Miles ! Are you list’ning ?”) ou autour de lui -à l’image du Miles hypnotisé à l’acte I (“I’m here ! I’m listening ?”) auquel son texte d’ailleurs renvoie.

Mais un cri retentit soudain tant dans la bouche de Miles que dans celle, puissante, de l’orchestre, et la chandelle s’éteint. On ne saura guère qui l’a éteinte -est-ce Quint, qui se présentait au I comme étant “la vie cachée qui brille lorsqu’est éteinte la chandelle”, ou bien est-ce Miles, qui, in extremis, acculé, préfère les ténèbres quintiennes à la clarté gouvernantesque ?-, même si l’orchestre semble nous montrer l’auteur du forfait du doigt d’un cor anglais citant Malo. Toujours est-il que Miles s’accuse (“T’was I who blew it, who blew it, dear !”), sur la même étrange phrase qu’on lui a entendue à la fin de l’acte I (“You see -I am bad, I am bad, I am bad, aren’t I ?”), ponctuée d’ambigus accords arpégés de harpe, alors que le cor anglais et son Malo plaintif se laissent peu à peu submerger par la clarinette basse et la flûte alto.

C’est le moment que choisit Quint pour exercer sa pression sur Miles, alors que se déroule la Variation XII, unique variation “contaminée” par la voix, en do# mineur. Les cordes semblent fouiller l’espace scénique de leur pizz en malmenant Malo, pendant que Quint, au comble de la nervosité, s’insinue dans l’esprit de Miles par le biais d’accords dissonants -en fait, la contraction du thème de l’écrou-, tout entier à son obsession maladive (passages parlés sur un rythme frénétique de doubles croches, en dialogue avec une caisse claire jouée avec les balais, donc sifflante).

Scène V – Quint (Quint, toujours invisible et Miles)

nous montre Miles volant la lettre sur injonction de Quint toujours invisible. Fuite paniquée des cordes en trémolos -puis la scène sombre dans la torpeur de la nuit, sur les lamentations de Malo au cor anglais.

Dans le ton clair, a priori simple et badin d’Ut Majeur, la Variation XIII apporte une touche de fraîcheur et d’humour bienvenues dans ce climat oppressant : le piano s’émancipe soudainement de l’orchestre pour se livrer à de brillantes -mais ironiquement creuses- élucubrations, fourmillant de citations distordues et rappelant les plates études de virtuosité auxquelles se trouve confronté tout pianiste en herbe à un stade moyennement avancé de son apprentissage.

Scene VI – The Piano (The Governess, Mrs Grose, Flora, Miles [muet])

Et de fait, un pianiste en herbe fait son numéro sur scène : il s’agit de Miles, jouant avec application ce que l’on peut supposer être une improvisation libre sur une étude, laissant entendre, derrière ses aspects de petit garçon modèle, une perversité des plus développées (dissonances, divagations tonales, citations de Malo et du thème de l’écrou…) !

À l’affût de tout ce qui passe autour de lui, le jeune garçon tend l’oreille aux conversations de la Gouvernante et de Mrs Grose, raréfiant son jeu lorsqu’il est fait mention de la lettre, pour reprendre avec encore plus de brio lorsqu’il sent son attention repérée. Tant lui que sa sœur s’attachent à tromper la vigilance des adultes, pour qui tout va soudainement trop vite. Mrs Grose s’endort, pendant que la Gouvernante se concentre sur Miles, visiblement intriguée par son jeu de plus en plus déchaîné -la voie est libre pour Flora qui, appelée par le gong, s’enfuit, laissant traîner derrière elle une pédale de fa# : elle a rejoint Miss Jessel.

La Variation XIV, pièce concertante pour piano et ensemble, nous fait entendre, sur un puissant accompagnement dominé par des cordes rageuses et des timbales impérieuses, le triomphe de Miles qui s’en donne à cœur joie sur son piano, narguant la Gouvernante sur l’air de “On the paths, in the woods” !

Scene VII – Flora (Flora, Miss Jessel, [Mrs Grose, The Governess])

Le début de cette scène est d’une violence morale effroyable, installée par l’agressivité de l’orchestre -La Gouvernante se trouve une fois de plus terriblement seule, incomprise, abandonnée, rejetée même par la petite Flora qui s’obstine à nier la présence de Miss Jessel et présente la Gouvernante comme une femme “cruelle, horrible, détestable, mauvaise” devant Mrs Grose.
Cette scène reprend nombre d’éléments de la première faisant apparaître Miss Jessel, les combinant, superposant, jusqu’à se muer en un quatuor apocalyptique, à l’issue duquel Mrs Grose emmène Flora à l’intérieur, et Miss Jessel disparaît lentement.

Restée seule en scène, la Gouvernante se confond une fois de plus en interrogations angoissées : est-elle horrible ? Non… mais elle a échoué, comme elle le reconnaît elle-même sur le thème de la corruption.

La Variation XV adopte le même schéma que la variation VIII, qui ouvrait ce deuxième acte : rhapsodie alternant accords compacts à cadences instrumentales, développant la phrase de Flora prétendant qu’elle ne “voyait rien” alors qu’elle fixait Miss Jessel.

Scene VIII – Miles (Mrs Grose, The Governess, Miles, Quint)

La scène, après une descente profonde des basses par tons conjoints, s’ouvre sur un court dialogue entre La Gouvernante et Mrs Grose, qui commence enfin à douter -et informe la Gouvernante de la disparition de sa lettre. De chaleureux accords de cordes pianissimo trahissent le soulagement de la Gouvernante devant le ralliement de l’intendante à ses soupçons… discrètement confirmé par une citation à la harpe de sa plainte entendue à la scène V de l’acte I.

La Gouvernante dit son désespoir à l’idée de perdre Miles sur le thème de la corruption (qui est aussi, rappelons-nous, celui de ses appréhensions et de son échec) pendant que les basses (contrebasse, harpe et timbales, auxquelles Britten donne ici, comme il aime souvent à le faire -un bel exemple peut en être entendu dans Owen Wingrave- un rôle mélodique) font entendre le thème de l’écrou, sur le point d’achever sa révolution -un thème qui sous-tendra la scène jusqu’à son tragique dénouement. Cette scène prend dès lors la forme d’une passacaille, faisant entendre seize variations sur le thème de l’écrou (c’est donc une miniaturisation de l’opéra entier !), et illustrant le tiraillement de Miles entre ses deux influences, la Gouvernante et Quint, par un constant conflit tonal entre les pôles La (la Gouvernante) et Lab (Quint), oscillant sans cesse entre Majeur et mineur.

La conversation s’engage entre la Gouvernante et Miles, perdu sans les directives du spectre… mais une arabesque de célesta se fait entendre : Quint est là. Quint, qui a retrouvé les mélismes de sa première apparition, le halètement de son “On the paths, in the woods”… Mais ce ne sera pas suffisant pour reprendre Miles à la Gouvernante : en un effort surhumain -donc parlé, libre, a cappella-, Miles dénonce son corrupteur (“Peter Quint, you devil !”) avant de se précipiter dans les bras de la Gouvernante. Instant proprement hallucinant où Quint déplore la perte de sa victime et la Gouvernante se félicite de sa victoire sur le spectre… à l’unisson ! Alors que le fantôme se dissipe, cependant, un cor anglais émerge, citant de sa voix plaintive Malo… Panique de la Gouvernante : Miles gît dans ses bras, mort -il a (théoriquement) racheté son salut, mais à quel prix !

La coda de l’opéra est l’une des plus déchirantes musiques que l’on puisse imaginer -soutenue par tout l’orchestre, et visiblement au bord de la démence, la Gouvernante reprend Malo, tout d’abord ff, avec lyrisme, puis en decrescendo, chaque nouvelle phrase se trouvant au triton de la précédente… (jusqu’à se trouver en sol# -ton… de Quint !) L’orchestration de la mélodie s’estompe jusqu’à ne laisser qu’un cor anglais ombrer la voix lorsque celle-ci demande simplement “What have we done between us ?” (“Qu’avons-nous fait de nous ?”), puis la voix meurt, et le halo orchestral s’éteint avec elle, laissant derrière lui un parfum de La Majeur : en apparence, la Gouvernante a remporté son combat.

Mathilde Bouhon

 

 

 

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