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À la recherche des aigles royaux

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Edito
15 janvier 2012

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Nous autres, amateurs de lyrique, nous aimons les grandes voix.

Nous les aimons comme l’explorateur aime le gorille à poils argentés ; comme l’astronome aime la comète millénaire ; comme le chasseur d’Afrique aime le tigre blanc ; comme l’arpenteur aime l’aurore boréale ; comme le gemmologue aime le yu-kun-kun ; comme l’océanographe aime le narval à double défense. Une Grande Voix, c’est le lait d’un timbre rare rehaussé par le miel d’une musicalité suprême. Une Grande Voix, c’est le plus précieux ingrédient du monde préparé par le cuisinier le plus raffiné : mais alors ingrédient et cuisinier ne font qu’un.

Ces grandes voix aujourd’hui ont nom Kaufmann, Terfel, Netrebko, Röschmann, Damrau, Pape, Florez, Harteros, Hampson, Finley, Gheorghiu, Ciofi… Le marketing qu’elles génèrent ne nous touche pas ; nous les aimerions sans lui ; et souvent nous les aimâmes avant que le marketing ne se mêlât de les trouver aimables, et de vouloir les rendre aimées du plus grand nombre.

Contemplons leur trajectoire dans le ciel lyrique. C’est édifiant. Tous semblent éviter la France, comme jadis les avions évitaient le triangle des Bermudes. Quelques-uns d’entre ces astres bien sûr nous éclaireront. L’Opéra de Paris nous offrira Fleming, Beczala, Mattei, après Stemme et Alvarez. Les Grandes Voix du TCE feront entendre l’espace d’un soir Damrau, Di Donato, Kaufmann, Florez. Faut-il espérer encore Netrebko à Gaveau ? La Province tiendra son rang, avec Lemieux à Nancy en Isabella, Devia à Marseille en Elisabetta, Torsten Kerl en Tannhäuser à Toulouse, entre autres. Mais l’un dans l’autre, ce sera tout. Un ciel presque vide en somme.

D’ici on entend les objections : « il ne faut pas tomber dans le star-system », « il ne faut ne pas négliger les jeunes pousses et les productions rares », « ce qui compte c’est l’œuvre ». Mais autant dire à un ornithologue désespérant d’observer la danse nuptiale des aigles royaux que les perruches dans leur cagette sont bien attendrissantes aussi. A un certain point de passion correspond un certain point d’exigence. Et l’animal rare, la pierre jamais vue, la plante nouvelle, le vestige inviolé, le manuscrit oublié, le sommet inconquis auront toujours plus d’attraits pour les passionnés de la chose que les succédanés disponibles.

Que les théâtres de province aient pour mission de faire vivre un répertoire, lancer des carrières, nourrir un public régional, voilà qui est compréhensible. L’exhibition de phénomènes n’y est qu’optionnelle. Mais Paris ? Les moyens captés par la capitale devraient au moins lui permettre d’aligner chaque saison non pas une demi-douzaine mais une double douzaine des grandes voix du circuit mondial, que nous pourrions goûter à l’apogée de leurs moyens, dans le fin du fin de leur répertoire, et si possible aller écouter plusieurs soirs de suite, et non simplement le temps d’un récital.

Or, il faut bien le constater, Paris – qui se défend très bien dans le domaine de l’orchestre, du piano, de la musique de chambre – ne sait plus accueillir les grandes voix. L’Opéra de Paris s’obstine à programmer des castings imparfaits, où brille parfois une étoile dans un ciel bien sombre ; le Théâtre des Champs-Elysées réserve ses productions (scéniques ou pas) à des artistes parfois fort bons, mais qui peut mentionner des apparitions fulgurantes, hormis récemment la Bartoli ? L’Opéra-Comique s’est voué à d’autres marges, et fait son travail sans se soucier d’y présenter des animaux d’exception, préférant une originalité moins « mainstream », complété par un Châtelet explorant ses propres contrées. Dans tous ces cas, nous goûtons le spectacle – plus ou moins il est vrai. Mais nous nous sentons souvent frustrés. Comme le disait dans ces cas-là Gabriel Dussurget : « c’est trop de pas assez ».

Les artistes en devenir ou les artistes déjà devenus ne sauraient prendre comme une offense notre préférence affichée pour les spécimens rares et les espèces uniques : c’est la loi du chant que de faire régulièrement apparaître, aduler, regretter ces phénomènes. Fascination physique, impact épidermique, séduction charnelle en sont les symptômes, de même que Grace Kelly ou Marlon Brando entrant dans une pièce ne faisaient pas le même effet que Karine Viard ou Dany Boon.

Ajoutons qu’à Paris, grand est le drame du récital. Non seulement du grand récital lyrique, mais aussi et surtout du récital de mélodies : l’Auditorium d’Orsay est privé de moyens, l’Auditorium du Louvre a d’autres missions, la salle Gaveau accueille d’autres genres, La Cité de la Musique invente des cycles où la « grande voix » n’est pas première. Il faut le culot et l’intégrité de Kaufmann pour programmer encore un Voyage d’Hiver ou une Belle Meunière au TCE. Nous n’avons pas de Wigmore Hall. Nous n’avons pas de Carnegie Hall. Nous n’avons pas ces salles tout entières dédiées aux génies de la musique de chambre vocale.

Paris n’est plus cette mer aux pêches miraculeuses. Comment y rassasier notre goût des grandes voix ? C’est chose désormais presque impossible. Nous voici revenus au bon vieux temps de la mare aux canards. En 2012, nous jetterons nos filets tout comme un autre, mais que de goujons et de mulets pour un saumon sauvage ! Et quand on voit l’argent que tout cela coûte, on se dit qu’on devrait demander une déduction d’impôt pour ce que nous coûte le déplacement vers des contrées offrant à nos attentes des satisfactions plus grandes que ne nous en proposent les banalités subventionnées à nos frais.

 

Sylvain Fort

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