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L’Âme de la technique

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Edito
2 septembre 2019
L’Âme de la technique

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Le lecteur régulier de Forum Opéra le sait : très attentifs à la qualité des voix, à la beauté des timbres, et très attachés à la valeur artistique des interprétations, nous sommes assez peu versés, ici, dans les pures considérations de technique vocale. Certaines publications se font certes gloire d’employer savamment le lexique codifié de la vocalité lyrique ; certains critiques en firent même une marque de fabrique : sur Forum Opéra, cela reste marginal.

Cela ne signifie pas que la technique vocale est une bizarrerie pour initiés, ou un élément annexe parmi les qualités d’un artiste. Au contraire, il n’est que trop évident à tous que la technique est le socle de toute performance artistique, qu’il n’est pas d’artiste sans technique, pas de technique sans ce travail inlassable qui caractérise les athlètes de l’opéra, bref que la technique n’est pas tout, mais que sans elle, il n’y a rien. De là à s’enivrer de propos comparant la messa di voce d’untel à la maîtrise par tel autre du spianato, ou à entrer dans les détails de la vocalità di grazia ou de l’émission di forza, il y a un pas. 

J’eus le bonheur, il n’y a pas très longtemps, et à la faveur de l’oisiveté estivale, de découvrir un site, qui est une chaîne YouTube et aussi une page Facebook, peut-être même un fil Twitter, qui se consacre pour sa part presque exclusivement à l’analyse de la technique vocale, avec notamment en ligne de mire la comparaison des anciens et des modernes. 

L’auteur du site s’amuse à scruter les vocalités factices, les émissions fautives et les conseils techniques frelatés qui se répandent sur la scène lyrique contemporaine. C’est souvent très efficace et d’une cruauté joviale. Autant le dire tout de suite : toutes les idoles du moment y passent. Catégorisation vocale erronée de Garanca qui se croit mezzo mais est une soprano mal dégrossie, stigmatisation du wobble de Netrebko comparé à la pureté adamantine de Muzio, sarcasmes sur Jonas Kaufmann… on déboulonne à tout-va, et c’est saignant. 

Au cœur de ces critiques, le constat par l’auteur de ce site que nos chanteurs contemporains sont désormais privés de ce qui fait qu’une voix est authentique, solide, enracinée, saine, franche, puissante : la voix de poitrine. Et de multiplier les exemples historiques ou les soprani les plus aériens émettaient des notes de poitrine timbrées comme des barytons au saut du lit. De là aussi une charge violente contre Yannick Nézet-Séguin donnant à une soprano assez vaillante le conseil d’étouffer ses notes graves, supposées appartenir au registre faible de la soprano, et dès lors utilisées par les compositeurs pour exprimer une sorte de lassitude ou d’exténuation – ce qu’évidemment mille exemples démentent. 

Le seul hic, dans tout cela, c’est qu’à force de dézinguer les artistes qui font les beaux jours de nos scènes lyriques au nom de la sacro-sainte voix de poitrine, l’auteur – fort érudit – illustre ce trait propre aux spécialistes de la technique vocale : le dogmatisme. 

Car c’est bien là le problème avec les vestales de la technique vocale. Ils puisent leur science dans les traités qui ont soutenu ou suivi le développement du bel canto, et dont la précision est admirable, comme si l’on considérait la voix humaine comme une mécanique indéfiniment perfectible au service de prouesses toujours plus rocambolesques. Et l’on sait combien la redécouverte de cette technique aura servi la renaissance du répertoire belcantiste, et même primo-belcantiste – Maria Callas ouvrant le bal, suivie par des artistes d’une rigueur nouvelle. Aussi la plupart des comparaisons entre nos artistes contemporains et les voix du passé se fondent-elles sur la maîtrise plus ou moins parfaite de cette technique belcantiste, considérée comme le sésame de toute technique vocale. 

Là, il est permis de n’être pas d’accord. L’extension du répertoire vers ses racines plus anciennes, et notamment baroques, comme le déploiement d’un répertoire vériste puis moderne et contemporain, ont radicalement modifié l’usage instrumental de la voix, et ouvert l’éventail technique. La vocalité belcantiste est la garantie d’une vocalité saine et durable, mais elle n’offre pas les clefs de nombreux pans de répertoire qui sont essentiels désormais à notre expérience lyrique. 

C’est sans doute sur ce point que le dissentiment est le plus grand : les uns pensent qu’il n’y a qu’une technique, la bonne, et qu’elle permet de tout chanter ; les autres pensent que la technique vocale dans ses mécanismes fondamentaux (appui sur le souffle, usage des résonateurs) est en effet une base universelle, mais que la vocalité doit aussi s’adapter au répertoire, et qu’on ne chante pas tout avec une technique univoque – à moins que l’on n’appelle « interprétation » les infractions nécessaires à la technique belcantiste de base. C’est aussi ce qui fait justement qu’un chanteur ou une chanteuse ne peut pas tout chanter, que les répertoires ne sont pas indéfiniment cumulables, alors même que les chanteurs d’aujourd’hui sont quasiment sommés de disposer du répertoire le plus large possible pour satisfaire aux besoins du métier. Inutile de dire que la musique contemporaine, avec ses exigences particulières, ajoute une difficulté à cette question de la technique vocale. 

On ne tranchera pas ici la question de la technique vocale à l’opéra. Disons simplement que nos scènes comptent, et c’est heureux, de formidables techniciens, dont la maîtrise époustouflante n’a rien à envier aux grandes voix du passé – ce qui ne nous empêche nullement d’admirer les grandes voix du passé pour ce qu’elles eurent précisément d’unique et d’irrecommençable. Ajoutons que les voix d’aujourd’hui sont soumises à des exigences artistiques que ne connaissaient pas beaucoup d’anciens : variété des langues, respect du style, exactitude solfégique sont aujourd’hui de rigueur – sans compter la taille des salles et le scanner en temps réel de la diffusion audiovisuelle. 

Ainsi, une fois encore, comparaison n’est pas raison, et l’on peut révérer les voix d’antan, célébrer leurs mérites, sans considérer nos contemporains comme des épigones déchus. Cela paraît être une évidence, mais au cœur de cette évidence se niche ce qui est le vrai trésor de l’art lyrique : cet art pousse dans ces derniers retranchements cet instrument qu’est la voix, et dont la valeur véritable est d’être l’expression même d’une individualité artistique, d’un tempérament, d’une vision d’interprète au service d’un compositeur. 

C’est cette confrontation avec l’humaine nature que nous venons chercher, avant même de nous demander quelle technique la sert. J’ai même la faiblesse de penser qu’il n’est pas de grand chanteur dont la technique ne s’invente au gré de l’interprétation qu’il conçoit.  Voilà qui nous éloigne de la voix de poitrine ; mais c’est pour dire qu’au fond, si nous ne savons pas de grands chanteurs sans grande technique, nous savons encore moins de grands chanteurs sans grande âme. Et après tout, c’est bien cela qui nous importe. Hier comme aujourd’hui. 

Bonne rentrée à toutes et tous. 

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