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Le français tel qu’on le chante et tel qu’il chante.

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Edito
6 novembre 2017
Le français tel qu’on le chante et tel qu’il chante.

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Un des premiers disques d’opéra que je pus entendre fut l’enregistrement de Faust dirigé par Georges Prêtre. Un enregistrement, si je ne me trompe, de 1979 avec Domingo, Freni, Ghiaurov et Allen. C’est pourquoi je ne laisserai jamais personne dire que c’était mieux avant. Sans tenir ici le procès de ce disque dont plus grand monde ne se soucie, il convient tout de même d’appeler la compassion des lecteurs sur le sort d’un enfant né avant tout internet et qui s’échinait à deviner le texte du livret (absent du disque) derrière le sabir que faisaient entendre les valeureux protagonistes. Littéralement, il fallait écarquiller ses oreilles pour, syllabe après syllabe, reconstituer un sens du reste insatisfaisant. Plusieurs années après, découvrir pour de bon ce qui pouvait se dire effectivement dans cet opéra fut une sorte d’Eurêka dont on est encore tout retourné. Il est vrai que la phrase « Et cet inconnu le vole » proférée par Monsieur Ghiaurov dans Le Veau d’or constituait une leçon acceptable mais peu concluante, cependant que plusieurs vocables employés par Monsieur Domingo dans « Salut, demeure chaste et pure » sont à inscrire au patrimoine de l’UNESCO, dans la catégorie Borborygmes Disparus.

C’était l’époque où les Français déjà n’occupaient plus le devant de la scène, où la troupe de l’Opéra de Paris avait fait son temps, où le français tel qu’on le chantait était taxé de précieux et chantourné. Ainsi, lorsqu’au cours des années 80 et surtout 90 des chanteurs venus notamment d’Outre-Atlantique mais aussi d’Outre-Manche s’efforcèrent de rendre à notre langue son intelligibilité, ce fut comme une résurrection et l’on devrait aux Ramey, Milnes, Stilwell, Von Stade, Anderson, Lott, et consorts, offrir un passeport français valable à vie. Ils ont démontré que le répertoire français n’était pas condamné à l’approximation et à l’exotisme (« exotique » : mot le plus souvent employé par la critique dans les années 80-90 pour définir le chant français tel qu’on le pratiquait). La génération puînée fit mieux encore et nous en sommes là aujourd’hui : le répertoire français occupe une place éminente et est chanté à peu près partout par des chanteurs qui ont pris soin de distinguer les voyelles fermées des voyelles ouvertes, de placer les nasales et de repérer les diphtongues.   

C’est pourquoi il est temps désormais d’aller plus loin. Et de ne pas se contenter du français tel qu’on le chante, mais de tenter de rendre sensible le français tel qu’il se chante.

Malicieusement, le label Malibran a choisi de faire reparaître un Don Carlos point irréprochable mais diablement intéressant au moment où le public se mettait dans les oreilles celui de Bastille. Le Don Carlos de Malibran n’est pas complet, ne repose pas sur l’Urtext de 1867 et les deux femmes chantent médiocrement pour dire le moins. Mais n’importe, et il n’y a finalement en ce monde que sur forumopera.com qu’il est permis de comparer Alain Vanzo et Jonas Kaufmann, Xavier Depraz et Ildar Abdrazakov – pourquoi se priver ? D’autant que le résultat est édifiant.

Dans les deux cas, nous avons chez les Français des voix sensiblement plus légères et plus claires, mais ce qui est perdu de poids est absolument compensé par l’intention verbale. Il ne s’agit pas ici de diction seulement, c’est-à-dire pas seulement de savoir si l’on comprend ou pas, si le son est ou pas dénaturé par rapport à une prononciation ordinaire. La question est de savoir si, dans le dire même du mot, se glisse comme de façon interstitielle la force sensible de sa signification. Si une vibration se met à la diction qui nous fait non seulement entendre et comprendre, mais sentir ce qui se trame dans l’affect du personnage.

Quelques exemples ? L’air de Philippe II. Festival où la voyelle E passe par tous ses états, ne serait-ce que dans la première phrase « Elle ne m’aime pas ». Mais tout ensuite y est assonance. Dans l’infime variation des e, é, é, ai se joue l’intime pulsation de la phrase. La ligne d’Abdrazakov est parfaite. L’intonation est noble. Mais si l’on y prête l’oreille, tout le travail d’assonance est écrasé par une couverture systématique des voyelles qui étouffe la capacité vibratile du mot. « Je dormirai dans mon manteau royal » est littéralement bouché, toute voyelle devenant un a ou un o fermé. Depraz au contraire varie subtilement les couleurs à presque chaque syllabe, et le résultat est miraculeux : il n’est pas seulement idiomatique, il ne fabrique pas seulement l’intelligibilité, mais l’intellection – un au-delà du mot qui nous fait presque toucher ce manteau royal parce que soudain le legato qui imprime « dans-mon-manteau-royal » (l’assonance ici est faite justement pour étirer la phrase, chose que Verdi d’instinct a saisie) est à la fois noble et pathétique, quand la simple scansion à voyelles fermées est sensitivement inerte.

La même chose, et au même degré, s’observe chez Vanzo avec plus de style encore. Où Kaufmann compromet la prononciation pour émettre le son tendu, Vanzo semble en tirer parti pour dramatiser le propos. La scène du jardin avec Elisabeth fourmille d’exemples où le ténor allemand cherche le pathos dans le sanglot et des sons nasaux quelque peu sui generis quand Vanzo semble extraire du haut médium et de l’aigu une tension où explose le sens. Ainsi « Insensé, j’ai supplié dans mon délire un marbre insensible et glacé », phrase alambiquée s’il en est, tendue s’il en fut, atterrit sur cette répétition « un marbre » qui chez Kaufmann est indifférente, chez Vanzo se charge d’une espèce de raucité étrange, et dans « insensible », moins assonant qu’allitérant, un venin s’expulse que la star ignore.

Mais tout est ainsi. Encore faut-il n’avoir pas l’indélicatesse de comparer  Jacques Mars à Dmitry Belloselsky. Ce ne serait pas du jeu. En revanche, il y a grand intérêt à comparer René Bianco à Ludovic Tézier. Car chez ces deux barytons, le sens intime de la langue s’épanouit avec la même ferveur. Et nous sommes là justement face au fait générateur de cet édito : Tézier, par son français qui n’est pas seulement châtié, mais senti, profond, par son dire qui nous mène dans la chair du texte, fait littéralement exploser le reste de la distribution. Il est l’aimant qui, sans le vouloir, se fait pôle magnétique de l’esthétique à l’œuvre dans cet opéra et fait entendre, par un violent contraste, ce que ses partenaires précisément échouent à capter. Grandes voix. Bons acteurs. Bien menés par le metteur en scène. Mais demeure au fond de leur interprétation une part irrésistible de routine, un inachèvement foncier que le génie verbal d’un seul souligne cruellement.

Ce n’est pas là fanatisme de l’idiomatique. Il est des Français qui de leur propre langue n’ont aucun sens et des artistes étrangers qui ont assez démontré que l’intuition verbale supplée la naissance (Callas en est la preuve historique). Tézier démontre néanmoins que l’on a tort de se satisfaire de la docilité des grands chanteurs à l’égard de leurs répétiteurs. Nous sommes en droit de demander plus et mieux.

Dans toutes les langues, dans tous les répertoires, nous avons droit à cette quintessence du chant qu’est la parole que déborde sa charge de sens et d’impensé. Car à l’opéra, on ne chante pas dans une langue. C’est la langue même qui chante. 

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