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30 octobre 2020
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L’hebdomadaire britannique The Spectator a publié le 5 septembre dernier un article du critique dramatique maison, Lloyd Evans, intitulé : « Defund theatres – and give the money to gardeners and bingo halls ». Le journaliste moquait cette tendance qu’ont les gens du spectacle et leurs spectateurs à considérer que le théâtre (l’opéra, le concert) sauvera le monde. En fait, poursuit-il, il y a fort à parier que le citoyen ordinaire ne s’est même pas aperçu de la fermeture des théâtres. En revanche, fermez les jardineries et les salles de bingo et l’effet en sera ressenti plus durement par la population.

On voit bien la provocation à l’égard des happy few qui se gargarisent de cultiver des arts dont le rayonnement rend le monde plus beau et plus pur. Il y a de quoi se récrier. Récrions-nous. Et puis regardons les faits : la fermeture des coiffeurs, des fleuristes et des jardineries a perturbé la vie de nos concitoyens de façon bien plus radicale que la fermeture de l’Opéra de Paris. En définitive, nous ne sommes pas très nombreux à considérer que la fermeture des théâtres est un drame national. Le niveau d’indifférence au sort des artistes est très élevé. La population est bien plus inquiète de la destinée des entreprises petites et moyennes, des commerçants de centre-ville, des personnes dépendantes, etc. que du devenir de La Tétralogie parisienne. Oui, la crise actuelle est une énorme leçon d’humilité pour nous. La réouverture des Mac Donald’s le 2 avril 2020 fut un événement d’une portée autrement nationale que celle des opéras, dont la fermeture fait quand même moins de bruit que celle des restaurants.

L’espoir pourrait venir de ces études qui montrent que la première activité des Français pendant le confinement fut l’activité culturelle, bien devant le sport ou les activités manuelles. Cette activité culturelle s’est bien entendu largement déportée vers internet. Il faut s’en réjouir, mais pas trop vite. Car en vérité, une très grande part de cette pratique s’est portée sur les clips vidéos, les films, les séries – la musique classique progresse chez les moins de trente-cinq ans mais reste ultra-minoritaire. Le confinement accentue l’avance de formes culturelles déjà très populaires. Le rap écrase la chanson française. Avant même le confinement, les études attestent que les concerts étaient en perte de vitesse considérable, victimes notamment d’internet. Ainsi, le confinement produit ce double effet redoutable d’accroître un usage d’internet qui n’est pas majoritairement tourné vers le classique, et d’éloigner encore un peu plus les Français de la salle de concert.

L’horizon est sombre. Le découragement guette. A vrai dire, nous sommes à un moment de vérité. Jouer des œuvres venues du fond des âges, cultiver l’art de compositeurs morts depuis des siècles, se hasarder sur les chemins neufs du discours musical, ce n’est pas un job, c’est un acte de foi. C’est cette foi qui aujourd’hui subit une de ses plus rudes épreuves. Elle est rappelée à sa racine. A cette part d’elle qui résiste à l’incertitude et au désespoir. Cette musique dite classique qu’on peut aborder par tous les biais statistiques, sociaux, économiques, ne se réduit pas, ne s’est jamais réduite à être simplement un marché. Elle s’occupe de mémoire, de transmission, de langages secrets, d’émotions rares, de ce qui unit mystérieusement les êtres, elle s’occupe d’humanité, elle s’occupe de transcendance, elle vient fouiller nos entrailles à la recherche de notre âme. Elle donne à la condition humaine un surcroît de sens. Peu importe alors qu’elle ne soit pas mainstream sur internet. Tant que cette lueur demeure, quelque chose de notre humanité ne s’éteint pas. Puissent tous les artistes aujourd’hui déboussolés et tristes se convaincre de cette dignité particulière qui est la leur. Cela requiert une force inouïe au moment où domine le sentiment d’abandon. C’est une chose terrible qu’il faut leur demander : n’abandonnez pas ceux qui semblent vous abandonner, faites-nous encore aimer ce dont nous semblons nous détourner, soyez forts pour tous ceux qui lâchent. De récentes atrocités sur le sol national ont montré que l’humanité peut vaciller très vite. Tenez bon.

 

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