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Franck Chartier (Peeping Tom) : « La musique et le théâtre ont toujours été au cœur de notre travail. »

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Interview
21 novembre 2025
Entre danse, théâtre et cinéma, Peeping Tom a bâti un langage scénique unique, où le réel bascule sans cesse vers l’inconscient. Franck Chartier, l’un de ses chorégraphes, revient sur la production de Didon et Énée à Genève (2021, 2025). Prochain spectacle : S 62° 58’, W 60° 39’ à l’Opéra de Lille du 21 au 23 novembre 2025

Comment votre parcours de chorégraphe vous a-t-il conduit à travailler sur un opéra ?

Il y a quelques années, Aviel Cahn, qui allait prendre la direction du Grand Théâtre de Genève, nous a approchés pour nous proposer de travailler sur notre premier opéra, Didon et Énée de Purcell. Nous étions quelque peu surpris par cette proposition mais il est vrai que la musique et le théâtre ont toujours été au cœur de notre travail. Nous avons également la chance de collaborer avec la mezzo-soprano Eurudike De Beul qui a créé le collectif Peeping Tom avec nous. Grâce à elle, nous avons régulièrement incorporé le chant lyrique dans nos créations, nous offrant aussi cette liberté d’explorer le monde musical sous toutes ses formes et sans barrière aucune.  

Quels étaient vos défis face à cette matière très codifiée qu’est l’opéra ?

Notre difficulté principale venait du livret. Nous ne nous reconnaissions pas du tout dans l’histoire de Didon et Énée, dans cette vision très patriarcale de Didon, forte mais finalement fragile, écrite par un homme blanc du XVIIᵉ siècle. Nous n’y avons pas cru et n’avions pas envie d’y croire. Nous avons donc cherché un autre angle pour aborder l’œuvre et, pour ce faire, nous nous sommes inspirés du Salon de musique de Satyajit Ray (1958). Le film raconte le déclin d’un riche prince indien passionné de musique et de danse qui décide de sacrifier sa fortune en créant dans son palais un salon de musique. Nous avons ainsi imaginé Didon en femme puissante et colonisatrice, vivant dans son propre empire domestique avec ses chanteurs et son orchestre à elle. Elle aime Purcell au point de s’identifier à Didon et cherche en quelque sorte son Énée parmi ses serviteurs.

L’ajout d’une nouvelle composition venait-il de vous ou était-ce une demande de la direction ?

L’opéra ne dure que quarante-cinq minutes et nous devions créer un spectacle d’une heure trente à deux heures. Nous avons vu là une opportunité rare de composer pour un orchestre et de prolonger l’univers de Purcell pour entrer dans l’intériorité de Didon. Mais nous voulions absolument conserver une forme d’indépendance musicale, nous ne voulions pas qu’un compositeur extérieur impose son univers car nous avions une idée très précise de ce que nous voulions. Nous avons donc cherché plutôt un arrangeur capable de travailler avec nous et d’être présent pendant tout le processus de création. Emmanuelle Haïm, la directrice musicale du Concert d’Astrée, nous a présenté Atsushi Sakaï, un gambiste au sein de l’orchestre mais aussi un compositeur éclectique très créatif, et avec qui nous avons eu le luxe de pouvoir expérimenter plein de choses. Nous voulions une musique sans trop de couleurs pour ne pas contredire le Purcell. Nous sommes donc allés vers quelque chose de très monochrome, avec des sons tirés, un peu sombres, à la Penderecki.

Emmanuelle Haïm tenait à préserver la partition de Purcell. Comment avez-vous concilié cela avec votre envie de transitions plus libres ?

Pour elle, il n’était pas question de toucher au Purcell. Pourtant, il y a eu tant de versions différentes de l’opéra depuis sa création qu’on ne sait plus vraiment comment il était joué à l’origine. Du coup cela n’était pas évident à accepter pour moi car je voulais pouvoir passer d’un accord final de Purcell à une texture d’Atsushi sans rupture nette, comme un glissement vers l’inconscient de Didon. Nous cherchions simplement à suivre la logique de l’inconscient : dans l’inconscient, il n’y a pas de pauses obligatoires, pas de coupures. Il n’y a pas besoin de ces trois secondes de pause comme sur un disque entre chaque morceau. Nous n’avons pas pu véritablement trouver de compromis là-dessus mais j’ai respecté son choix.

Comment se déroule votre travail avec les interprètes ?

Notre méthodologie de travail est pour partie inspirée de celle de Pina Bausch dans le sens où elle est très axée sur le travail collectif. Concrètement, nous donnons un thème et chaque danseur, chanteur, acteur va partir travailler de son côté, seul ou à plusieurs, et construire quelque chose pendant un temps donné à partir de ce thème. De notre côté, nous avons une banque de sons et nous essayons de soutenir chaque scène exposée avec une musique que nous essayons d’adapter. Cette période de recherche dure environ deux à trois mois, et ensuite, nous passons au travail de montage des scènes que nous avons choisi de conserver. Je consigne toutes les scènes dans un cahier et je filme tout pour pouvoir m’y retrouver. Chaque semaine, j’effectue ensuite une sorte de sélection des scènes qui me semblent fonctionner le mieux, et nous faisons des filages pour voir si les scènes fonctionnent ensemble ou non. Le montage est toujours une phase délicate parce qu’il faut parfois renoncer à des scènes magnifiques mais qui ne sont pas au service de la pièce.

Vous êtes deux à la direction de Peeping Tom avec Gabriella Carrizo. Comment fonctionne ce tandem, en particulier pour la création ?

Nous ne créons plus ensemble aujourd’hui, même si nous faisons toujours partie du même collectif. A l’époque où nous travaillions en duo, nous avions des règles très strictes pour s’assurer de travailler en harmonie. Par exemple, une scène n’entrait jamais dans le spectacle si nous ne l’aimions pas tous les deux. Et en cas de désaccord, nous essayions toujours les deux versions avant d’arbitrer, et souvent nous n’avions même plus besoin de débattre par la suite. Travailler ensemble nous a beaucoup apporté. D’abord parce que cela instaurait un dialogue féminin/masculin très intéressant et constructif. Ensuite parce que cela nous poussait aussi dans nos retranchements, car nous nous réinterrogions sans cesse sur les raisons pour lesquelles nous aimions une scène ou non. Il nous arrive encore aujourd’hui d’échanger, par exemple sur la dramaturgie ou les décors d’un spectacle.

Dans quelle mesure le travail de Pina Bausch vous a-t-il influencés ?

La théâtralité de Pina Bausch nous a profondément marqués. Mais nous avions aussi à souhait de développer une forme plus théâtrale avec une histoire plus approfondie. Avec Gabriela, nous avons toujours eu une attirance pour le scénario. Or chez Pina, il n’y a pas vraiment d’histoire mais plutôt des émotions, des situations. C’est la raison pour laquelle nous avons tant aimé travailler sur un opéra. Par ailleurs, ce qui nous différencie aussi c’est notre rapport au public. Chez Pina, ce rapport est très frontal. Les danseurs regardent la salle avec des grands sourires, « I love spaghetti ! », c’est un cadeau, tous les caractères s’offrent et se donnent pour le public. Nous c’est l’inverse, les personnages vivent dans leur monde intérieur et ne regardent le public que pour une raison bien précise.

Pouvez-vous parler de votre approche, particulièrement liée au cinéma ?

Nous partons souvent d’un film pour le thème de nos créations, pour y puiser de l’inspiration. Et puis nous aimons en effet beaucoup les images cinématographiques et le pouvoir du film de nous faire rentrer dans une fiction, de pouvoir « zoomer » sur un visage pour lire les pensées d’un personnage. Mais tandis qu’au cinéma, nous pouvons être à 20 cm d’un visage, il est impossible de faire un gros plan au théâtre. C’est pourquoi nous cherchons à utiliser la lumière et le son dans le but de créer une sensation d’intimité, pour aider le spectateur à entrer dans la tête des personnages. Nous aimons jouer avec la perception et guider l’œil du public. Ce chemin de l’œil est très intéressant et c’est pour cela qu’il y a plusieurs plans dans nos spectacles, comme dans un film. Au premier plan, il y a ce que le public voit immédiatement. Mais ce qui se passe au deuxième plan, qui est plus ou moins important, il peut le voir ou ne pas le voir. Nos pièces commencent en général dans un cadre très réaliste – un salon, une chambre –, qui glisse progressivement vers l’inconscient. Cette bascule entre le réalisme et l’étrangeté, le réel et l’inconscient, cela fait vraiment partie de notre ADN.

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