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Il suffira d’un cygne, ou l’obsession wagnérienne de Louis II de Bavière.

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Feuilleton
8 juillet 2019
Il suffira d’un cygne, ou l’obsession wagnérienne de Louis II de Bavière.

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Le 14 février 1883, Ludwig von Bürkel, secrétaire d’Etat aux Finances du gouvernement du roi de Bavière, Louis II, accourt chez ce dernier, porteur d’un télégramme en provenance de Venise. Richard Wagner est mort la veille,  au 1erétage-mezzanine du palais Vendramin, que le compositeur avait loué au comte de Bardi et où il résidait depuis un peu moins de 5 mois. À la lecture du télégramme, le roi se fige, frappé de stupeur. « Horrible… Effrayant… Laissez-moi seul » souffle-t-il seulement. Un peu plus tard, il rappelle son ministre : « Le corps de Wagner m’appartient. Rien ne doit être fait à Venise pour son rapatriement sans mon ordre ». 

« Le corps de Wagner m’appartient ».  Tout un symbole. Le roi, cependant, ne peut se résoudre à aller accueillir la dépouille une fois le train qui la ramène parvenu à Kufstein, à la frontière bavaroise, ni même à saluer le catafalque à son arrivée à Munich. Une fois Wagner inhumé dans le parc de Wahnfried à Bayreuth, on raconte que la haute silhouette du roi (il faisait 1 mètre 90) emmitouflée dans un grand manteau noir, est venue seule se recueillir , de nuit sur la tombe de celui qu’il considérait comme une sorte de Dieu.

22 ans auparavant, alors qu’il n’est encore que le prince héritier du trône de Bavière, Louis, 16 ans, est enfin autorisé à assister à une représentation de Lohengrin à l’opéra de Munich. Il connaît déjà bien Wagner, mais uniquement par ses écrits. Il avait lu, semble-t-il L’œuvre d’art de l’avenir, et connaissait par cœur les livrets de Tannhäuser et Lohengrin, lui qui se passionne pour les légendes allemandes. En revanche, le prince héritier, secret et fantasque, n’est pas vraiment musicien. 

Cette représentation le laisse si exalté, au point d’inquiéter ses proches,  que Louis veut tout savoir de son idole, tout connaître de l’homme, tout lire de l’écrivain, tout entendre du musicien.

Wagner est alors un exilé errant, un précaire perpétuel qui réfléchit davantage à fuir ses créanciers qu’à bâtir son œuvre, laquelle reste très controversée comme l’a montrée la bruyante cabale qui l’avait accueilli à Paris pour son Tannhäuser. Le futur roi sait tout cela et rêve déjà de secourir son modèle.

2 ans plus tard, le 10 mars 1864, le roi Maximilien II meurt subitement. Louis est propulsé sur le trône à 18 ans.  Il est alors extrêmement populaire. Ce grand jeune homme a la beauté de sa mère, Marie de Hohenzollern. Il est plein d’allure et entend bien gouverner, quitte à malmener ses ministres, qui n’avaient pas l’habitude de l’être par feu son père, intellectuel austère qui rêvait d’être professeur d’université. Si bien qu’à peine quelques semaines après son intronisation, Louis II demande qu’on lui amène Wagner. Les ministres comprennent que c’est là son point faible. Maximilien II passait ses journées dans ses bibliothèques, Louis Ier, grand père du jeune roi, les passait avec ses nombreuses maîtresses et la plus sulfureuse d’entre elles, la fameuse Lola Montès, qui lui avait coûté son trône. On allait cette fois occuper le nouveau roi avec son idole et les ministres auraient la paix. C’est le très influent baron de Pfistermeister qui se charge d’aller chercher Wagner, dont la vie très agitée a pourtant tout pour déplaire au très conservateur gouvernement bavarois. Il le trouve dans une pension minable à Stuttgart et lui dit tout simplement que le roi de Bavière l’admire profondément et qu’il veut le garder en résidence près de lui. Stupéfait par ce coup du sort, Wagner écrit au roi :

« Cher roi plein de grâces,

Je vous envoie ces larmes de la plus céleste émotion pour vous dire que les miracles de la poésie sont entrés comme une réalité divine dans ma pauvre vie avide d’amour. Les dernières harmonies poétiques et musicales de cette vie –et cette vie même- vous appartiennent, mon jeune roi plein de grâces ».

Nous sommes en mai 1864, Wagner aura 51 ans quelques jours plus tard. C’est le grand tournant de sa vie : pour Louis II, rien ne sera trop beau pour lui et l’opportuniste souvent très vil et toujours très ingrat qu’est Wagner, mesurant dès leur première rencontre l’exaltation et la naïveté du roi, saura en profiter pleinement. « J’écarterai à jamais de votre tête les médiocres soucis de la vie de chaque jour. Je vous ménagerai la paix à laquelle vous aspirez afin que vous puissiez déployer les ailes puissantes de votre génie dans le pur éther de votre art enivrant. Vous avez été sans le savoir, la seule source de mes joies, et dès mon adolescence, mon ami, celui qui, comme nul autre, aura su parler à mon cœur. » lui écrit Louis.

Ce dernier commence donc par le commencement : il acquiert pour Wagner la villa Pellet sur le lac de Starnberg, celui-là même où le roi trouvera une mort tragique et mystérieuse 22 ans plus tard. Cette villa n’est qu’à quelques minutes du château de Berg, où il réside lui-même. Il le fait chercher une, deux, trois fois par jour et parfois la nuit, Wagner écrivant à une amie qu’il « vole vers lui comme à un rendez-vous d’amour ». Les lettres que le roi écrit abondamment au compositeur sont pleines d’une exaltation croissante : 

« Comme le soleil majestueux dissipe les sombres nuées angoissantes et répand au loin, avec sa lumière, la chaleur et une douce volupté, ainsi m’est apparue aujourd’hui votre chère lettre m’apprenant, mon ami, que vos souffrances ont enfin cessé de vous torturer et que votre guérison approche. Penser à vous m’allège le fardeau de la royauté. Tant que vous vivrez, la vie sera pour moi belle et pleine de bonheur. Ô mon aimé ! Mon Wotan ne doit pas mourir. Il faut qu’il vive pour se réjouir encore des héros qu’il a créés ! ». À Cosima, qui un jour s’étonne de ces échanges, le compositeur dira : « il règne dans ces lettres un ton qui n’est pas bon, mais ce n’est pas moi qui l’ai donné ».…

Wagner, dont on sait l’affreux bonhomme qu’il est, joue donc avec son bienfaiteur. Il ne cessera de le poursuivre de ses jérémiades et de demandes matérielles toujours plus somptuaires, tout en cajolant le roi de lettres sirupeuses et ridicules, alors que Louis, tout à son extase, s’adresse sincèrement à lui. On en reste très mal à l’aise à leur lecture respective. De même, dans son propre journal intime, Louis II révèle qu’il « prie devant le buste de Wagner », qu’il invoque et à qui il prête serment !

Bientôt, Wagner fait venir auprès de lui un peu de compagnie. Le chef d’orchestre Hans von Bülow et sa famille sont de celle-ci. Tout acquis à la cause du maître, le chef ignore que Wagner recherche surtout à approcher sa femme, Cosima, la fille de Liszt et de Marie d’Agoult, elle-même relativement exaltée et très amoureuse de Wagner. Wagner, pour donner le change, sollicite le roi pour le faire engager à l’opéra de Munich. Sans coup férir, Bülow devient professeur de piano de Louis et patron du théâtre royal. À peine 6 mois après l’arrivée de Wagner, c’est au cœur de Munich que Louis  loue à son idole une maison somptueuse dans laquelle le compositeur mène grand train grâce aux 4000 florins de rente que le monarque lui fait verser chaque mois, ce qui équivaut au salaire d’un ministre. Wagner, cupide mais pas idiot, suggère de n’avouer publiquement qu’une petite partie du salaire (le souvenir de Lola Montes n’est pas si loin), mais réclame dès décembre 1864 de l’augmenter à 5000 florins, puis encore et encore, pleurnichant devant son bienfaiteur avec d’autant moins de vergogne que ce dernier plie à chaque fois. Après tout, Wagner ne disait-il pas : « le monde me doit ce dont j’ai besoin » ?

Pour faire bonne mesure, c’est Louis qui commande très officiellement à Wagner ce qui deviendra la Tétralogie, avec un gros contrat de 30 000 florins signé le 18 octobre 1864. Un mois plus tard, il répond favorablement au vœu de Wagner de créer un théâtre dédié à son art et conçu selon ses préceptes, pour un budget de 5 millions de florins, somme considérable. Le roi aime ce qui est beau à ses yeux. Il détreste la médiocrité et plus encore l’absence d’esthétique. Rien n’est trop cher pour se payer la beauté.

Cette fois, le gouvernement commence à renâcler, car l’opinion elle-même gronde. Le roi ayant choisi Wagner pour pilier de la vie artistique munichoise, c’était d’abord à qui rivaliserait de wagnérisme de circonstance à la Cour et dans la bonne société munichoise, dans une mode excentrique et zélée dont la nature humaine a le secret. Mais bientôt, avec les folles dépenses du roi, les doutes, vont commencer à retourner l’opinion contre lui. Louis, contre toute attente, finit par écouter ses ministres, et refuse même de recevoir Wagner en février 1865. Affolement garanti : Wagner se répand dans ses lettres, proteste de sa soumission et va jusqu’à menacer le roi de partir puisque ses méchants conseillers l’y poussent. Louis II cède, supplie Wagner de rester et lui promet mille magnificences, la première étant la création de Tristan et Isolde, le 22 mai 1865. Comme si cela ne suffisait pas, les tourments conjugaux et extraconjugaux des Wagner et des von Bülow se répandent partout. Pendant ce temps, Louis est à nouveau béat : « Un et Tout. Synthèse de ma félicité. Jour ineffable. Tristan ! ». Il assistera à trois autres représentations, où les témoins le verront « hors de lui-même ». Tristan est un nouveau tournant. Le délire du roi reprend de plus belle. Ses lettres sont de plus en plus exaltées : « Mon amour – ai-je besoin de le redire ?- vous restera toujours : Fidèle jusqu’à la mort . (…) J’espère revoir bientôt mon Unique. (…) Né pour toi ! Elu pour toi ! Telle est ma mission. (…). Votre fidèle L. » 

À partir de là, Wagner va perdre toute mesure. L’argent coule à flots ininterrompus, gaspillé aussi vite par son destinataire qu’il sort des caisses royales. Un puits sans fond. Non seulement il pille le Trésor, mais Wagner se paie le luxe d’écrire au roi qu’il n’a pas à se soucier de son peuple, que le compositeur traite avec tout le mépris possible, aidé en cela par Bülow qui, même cocufié par le maître, traite les bavarois de « pourceaux ». Wagner suggère, il conseille, il influe. La presse se déchaine, le peuple est au bord de l’émeute mais Wagner ne se démonte pas : il va jusqu’à suggérer au roi de renvoyer ses ministres si insensibles au véritable Art… Il écrit même un article anonyme décrivant Louis II comme faible et jouet de son gouvernement (un comble venant de lui !). Poussé par la famille royale, le roi ordonne l’éloignement de Wagner la mort dans l’âme  –presque au sens littéral- en décembre 1865. En moins de 2 ans, le roi si populaire est devenu aux yeux de son peuple une marionnette.

Mais de tels sentiments ne pouvaient disparaître. Louis II conçoit d’abord un ressentiment profond pour son peuple et s’abîme bientôt dans un isolement croissant. Il rendra visite en secret à Wagner, se faisant annoncer comme « Walther von Stoltzing » accompagné de son écuyer, le prince Paul von Thurn-und-Taxis, qui était vraisemblablement son amant. Le secret est vite éventé et ces escapades raniment la colère populaire contre le roi, ce qui n’empêche pas ce dernier, malgré la guerre austro-prussienne 1866 qui laisse la Bavière miraculeusement épargnée par la voracité bismarckienne, de profiter d’un changement de gouvernement pour faire revenir Wagner à Munich.  Les références à Wagner et à son œuvre s’insinue partout, même dans la lettre par laquelle Louis demande sa cousine Sophie-Charlotte de Wittelsbach en mariage… lequel n’aura jamais lieu. 

La première des Maîtres-Chanteursen 1868 est un triomphe mémorable, mais elle coincide avec la lassitude de Louis II. Il n’avait pas apprécié ce qu’on lui avait raconté sur l’histoire de son idole et de Cosima von Bülow, au point d’exiler à la demande de Wagner, celle qui avait tout révélé et qui était la veuve du créateur de Tristan. Mais il était  profondément troublé par les mensonges et les manœuvres de Wagner. Plusieurs autres déconvenues viennent détériorer les relations. Une série d’articles de Wagner dans la presse sur l’art allemand attaque la politique culturelle du roi Maximilien II, père de Louis, lequel en est vivement froissé. Il boude mais à chaque fois revient vers son idole s’humiliant toujours davantage. Cette fois, pourtant, la statue de son Wotan craque de toute part. L’homme le déçoit, il ne vénère plus que l’artiste. Les travaux du fameux théâtre voulu par Wagner n’avancent pas, le roi n’est plus disposé à payer et  de nouveaux troubles populaires opposés à cette perspective rendent le projet moribond. Or Wagner ne veut pas créer son Ring par petits bouts à Munich. Il faudra l’offre de la petite ville de Bayreuth pour que le projet –qui obtiendra quand même l’aide importante du Trésor royal- voie le jour.  Dès lors, cette incroyable passion connaîtra une grande éclipse. Les deux hommes ne se verront plus pendant 8 ans. Ils s’écriront néanmoins souvent, et avec forces expressions tendres. Enfin, Louis II consent à aller assister au Ring en août 1876, mais presque incognito. Le roi est à nouveau subjugué par le grand chef d’œuvre de Wagner : « Heureux le siècle qui a vu naître un génie sans pareil ». Lors d’une seconde série de représentations, Wagner s’adresse enfin au public pour lui dire que le roi de Bavière était en quelque sorte le co-auteur de toute cette œuvre, déclenchant une ovation que le roi n’avait sans doute plus connue depuis bien des années. Puis ils ne se verront plus guère.

Le 3 avril 1884,  plus d’un an après la mort de Wagner, Louis II assiste absolument seul à une représentation de Parsifal, qui le bouleverse. Mais désormais, le roi d’à peine 39 ans va se murer dans la solitude et des pensées toujours plus sombres et troublées. Les doutes, déjà très anciens, sur sa santé mentale, aggravés il est vrai par celle de son frère Otto, interné depuis des années dans son château de Fürstenried, débouchent sur une sorte de complot politico-médical pour l’écarter du trône. Jusqu’au mystère du 13 juin 1886 lorsqu’on retrouve le roi, immergé dans un peu plus d’un mètre d’eau en compagnie de son médecin, mort lui aussi, dans le lac de Starnberg, Est-ce Wotan qui accueille l’âme tourmentée de ce roi si singulier ? Personne ne le sait. En revanche, le jour des funérailles solennelles, la presse rapporte qu’un épouvantable orage a éclaté et qu’un éclair est venu frapper dans un grand fracas le toit de l’église Saint-Michel de Munich, nécropole des rois de Bavière. La foudre, le feu et le tonnerre, il fallait bien un finale wagnérien à la vie de ce cygne noir.

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