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Julian Prégardien, l’hôte et le voyageur

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Actualité
14 novembre 2024
Portrait suivi d’un compte rendu de La Belle Meunière à Londres ce 8 novembre, d’une discographie et de divers entretiens.

Infos sur l’œuvre

Détails

Nul doute qu’avec son physique de jeune premier, sa voix (et même sa Kopfstimme) plaçant aisément le haut médium et l’aigu, sa musicalité et son endurance forgées dans les formations chorales de son Allemagne natale, mais aussi dans le timbre une lumière particulière, très pure, légèrement dorée, Julian Prégardien aurait pu parcourir le monde en chantant Alfredo, le Duc de Mantoue, peut-être même Hoffmann, qu’il aurait ajoutés au Don Ottavio et Tamino qui sont aujourd’hui le fonds de son répertoire lyrique. Il aurait repris le flambeau d’un Fritz Wunderlich. C’est du reste ce que lui recommandèrent ses professeurs de chant.

Il leur a d’abord obéi. Rentré dans la troupe de l’Opéra de Francfort en 2003, il y tint des parties de bon troupier, seconds ou troisièmes rôles souvent, protagonistes parfois (Tamino, évidemment). Il fit même mieux : il se mit à l’école des hautes-contres à la française, sous la férule de Christophe Rousset, par exemple. Jason dans la Médée de Charpentier ouvrait la voie à d’autres excursions, par exemple chez Gluck. Anne-Sofie Von Otter l’engagea à poursuivre dans cette direction, où si peu de voix de ténors apportaient à la fois la solidité dramatique et la poésie d’un haut-médium solaire.

Seulement, voilà, il ne poursuivit pas dans cette voie. Pas plus qu’il ne chanta Alfredo ou le Duc de Mantoue. Pas plus qu’il ne plongea dans le grand bassin de la Carrière, avec ses agents, ses circuits, ses cachets, ses hôtels et sa solitude. Certes, il ne dédaigne pas complètement de chanter sur scène. Une bonne trentaine de Tamino émailleront sa saison prochaine, et il fut Don Ottavio au dernier festival de Salzbourg. On a beau être ténor, il faut bien vivre, et la scène est aussi le lieu où se vérifie l’évolution d’une voix et d’une technique.

Sans doute son envie de chanter remontait-elle à trop loin pour qu’elle s’enferme dans les contraintes de la Carrière. La famille, bien sûr, était musicienne. Le grand-père avait fondé le chœur de Limbourg, et le père, Christoph, a le parcours brillant que l’on sait. L’héritage ne fait pas tout. La psychanalyse n’explique pas tout non plus. A l’origine, il y eut surtout une série de chocs musicaux. Des impressions. Des révélations. Julian Prégardien sait précisément où et quand. Ainsi, cet Elias, quand il avait sept ans et qu’il chantait dans le chœur d’enfants. Ou ce passage sur scène en Knabe de la Flûte Enchantée : il avait neuf ans. Ou encore, tout particulièrement, cette Passion selon Saint-Matthieu, où son père chantait, et dont il reçut une impression ineffaçable dans la scène de Pierre – la révélation par la musique du secret de l’empathie, le sentiment très singulier d’être l’élément d’un tout. Il avait douze ans.

Lorsqu’on aborde le chant après la mue avec gravé dans le cœur ces expériences fondatrices, la gloire éphémère de triompher au Metropolitan Opera – aussi louable que cela soit – n’est pas le moteur principal. Se demandant vers dix-huit ou dix-neuf ans ce qu’il pourrait bien faire de tout cela, Julian Prégardien se dit plus simplement qu’il voulait être musicien. Pourquoi ? Pour retrouver et perpétuer ce sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand, et d’universel, que ses premières impressions musicales lui avaient donné. Pour approfondir ce goût du partage et de l’expérience vécue en commun.

Aussi, après des premiers pas réussis (en tout cas à l’aune des parcours ordinaires), Julian Prégardien fit halte. Ce n’était pas cela qu’il voulait, ni cherchait. Ce qu’il voulait, c’était retrouver sa maison. Ou plutôt : retrouver cette patrie intérieure qu’il s’était découverte enfant. Cette patrie avait un nom : Schubert. S’y adjoignaient, naturellement, Schumann, Wolf, et bien sûr Bach. Ce serait son ancrage. Il ne le négocierait pas. Comment vivre de cela ? En faisant confiance. A soi et aux autres. En comptant sur les hasards de la vie. En restant ouvert aux expériences et aux possibilités.

C’est ainsi que Julian Prégardien a repris son chemin, depuis une quinzaine d’années. Et sur ce chemin il a rencontré des compagnons de route, qui ont fait naître des excursions nouvelles, des aventures. Raphaël Pichon, par exemple, dont il est devenu le mémorable Évangéliste, simplement le plus beau et le plus rayonnant qui se puisse trouver, possédant cette lumière particulière qui nimbe audiblement sa parole d’une aura sacrée. Ou encore des pianistes, comme Eric Le Sage, Michael Gees, ou encore Daniel Heide au gré d’un parcours dans la Vienne de Schubert consacré à La Belle Meunière (« Müller*in »). Ou encore des partenaires entreprenants comme Cate Pisaroni et Kian Jazdi, avec lesquels en quelques mois et avec un budget très limité, il a monté à Hambourg le projet « Liedstadt » consistant à organiser dans divers lieux de la ville, pas nécessairement propices à la musique (sous les ponts, dans les rues, dans un bateau), des récitals de lied allemand, où le lied parfois se mêle à d’autres formes de mélodies, pour des oreilles non-averties. Ce projet se déplacera de ville en ville, jusqu’à Vienne en 2028 pour l’année Schubert.

A cela, il faut de la disponibilité, et l’envie de construire avec d’autres des formats nouveaux, hors des sentiers battus. La Carrière assurément ne permet pas cela. Il y faut la disposition d’esprit qui commandait les schubertiades et non l’agenda rempli à ras bord d’un artiste du circuit. Ce goût des sentiers de traverse (ces « Holzwege » dont parlait Heidegger), voilà ce qui anime Julian Prégardien, voilà ce qui le nourrit et garantit sa fécondité. Professeur de chant à la Hochschule für Musik de Munich depuis 2017, il prit un malin plaisir, lors des épreuves de sélection pour le recrutement, à chanter le « Wegweiser » du Voyage d’hiver : « pourquoi évitai-je les chemins que d’autres voyageurs empruntent ? ». Aussi son plus beau souvenir comme musicien n’est-il pas un concert dans quelque lieu prestigieux, mais ce concert d’adieu à un chef de chœur local, qui avait demandé qu’on jouât pour cette dernière fois la Passion selon Saint-Jean. Le Chœur amateur comme l’Allemagne en possède tant avait sérieusement travaillé. On avait fait appel aux musiciens du conservatoire de la ville. Ces forces d’amateurs s’unirent dans un commun hommage, renforcées par des solistes eux-mêmes amateurs, à l’exception de Julian Prégardien : pour lui, ce concours de bonnes volontés, de sens humble du partage et de la communauté, fut un éblouissement absolu.   

Se tenir à part ainsi peut avoir sa récompense, quand viennent à vous Harmonia Mundi et Kristian Bezuidenhout pour une Belle Meunière bouleversante, ou Sir Andras Schiff, avec qui il est engagé dans une tournée européenne de La Belle meunière dont chaque soir semble faire sonner différemment le parcours. Cela peut aussi avoir un prix : une forme d’originalité confinant à la marginalité, ou une réputation d’électron libre réticent aux contraintes du business. A ces risques, Julian Prégardien oppose une indifférence totale. Il y répond par une « confiance dans la vie » qui ne lui a jamais fait défaut. « Je ne suis pas un angoissé », avoue-t-il au cours d’une rencontre une heure avant le début de son récital au Wigmore Hall (quel chanteur fait cela ?). La peur de la fausse note ne le hante pas : les leçons de Federer ou Jordan avouant avoir plus souvent raté que réussi un point ne sont pas perdues pour Prégardien.

Mais il y a encore autre chose derrière cette confiance sereine. On hésite à lui poser la question, car ce sont choses privées, mais il y répond sans ambages : oui, bien sûr, il engage dans tout cela une forme de spiritualité. Non pas une croyance dogmatique, mais la spiritualité des Romantiques eux-mêmes, où transcendance et humanité se rencontrent. Un idéal est là, qui se déploie. Une conviction ancrée dans une expérience intime que rien ne vaut que ce qui est fait ensemble et partagé. Si la musique de lui se retire, si le parcours s’assèche, il lui restera cet idéal comme guide, et alors il pourra aussi bien le convertir en un lieu où la musique advient (une sorte de Thélème musical) ou un lieu où une communauté se forge, dont il sera l’hôte (Gastgeber). A dire vrai, Julian Prégardien est déjà cet homme ouvert à l’inconnu et à l’imprévisible, comme ces hôtes jadis ouvrant la porte au voyageur, car il pouvait s’agir d’un dieu, à moins qu’il ne soit lui-même ce voyageur portant en lui quelque étincelle surnaturelle.

CHANTER LA BELLE MEUNIÈRE. Carnet de Wigmore Hall. Novembre 2024.

Nous avons chroniqué dans nos pages La Belle Meunière de Julian Prégardien tant en récital qu’au disque. L’interprétation qu’en a livré le ténor au Wigmore Hall de Londres le 8 novembre 2024, accompagné par Andràs Schiff, s’inscrit dans la continuité de la très forte impression produite par ce que propose le ténor allemand dans ce cycle. Quelque chose cependant frappe en public que le disque ne livre que partiellement : la totale disponibilité du chanteur à l’inspiration du moment, qu’elle lui vienne de Schubert, de son pianiste ou peut-être même du public. Quelques minutes avant d’entrer en scène, il nous disait : « je n’ai pas de concept ». Sa Belle Meunière certes n’est pas improvisée. Elle habite la moindre fibre de sa voix et de son corps. Mais elle est infiniment libre. Non point seulement par les appoggiatures expressives que le ténor se permet (et que le pianiste, parfois, va se permettre aussi !), mais par ce sentiment si rare dans un cycle aussi connu que le chanteur découvre en même temps que le public les avanies de son personnage, et en est à la fois l’acteur hanté et l’observateur saisi.

Les variations de ton, de posture, la capacité assez unique à oser des sons presque impalpables captent l’attention. Mais la qualité de silence qu’il obtient de son public tient à autre chose : quelque chose, là, sur scène, se produit, qui importe. Nous nous surprenons à vouloir connaître la fin d’une histoire que nous connaissons par cœur, parce qu’elle est vécue sous nos yeux, et point seulement narrée ou rapportée.

L’économie de moyens est totale, et rien ne viendra distraire le chanteur de lieder des convenances du récital – ni gestes excentriques, ni regards en coin. Tout se passe dans la voix et le timbre, dans la réponse aux impulsions du piano, dans une écoute mutuelle presque visible (Schiff ne le perd pas des yeux, et le ténor ne perd pas Schiff d’une oreille, si j’ose dire). De cette tension sans nervosité, de cette concentration sans austérité naît la poésie d’un verbe, comme une quintessence. C’est au fond ce qui unit le disque à ce récital : le mot allemand y prend comme magiquement tout son sens, comme si la musique, loin de soutenir le mot, ou de le colorer, faisait corps avec lui, dans une totale évidence.

Le chant acquiert alors le naturel d’une parole récitée, et la parole vole à la musique la plénitude de son sens. Les failles intimes du cycle apparaissent, ces moments où l’âme se rend, comme dans Liebe Farbe et surtout dans un Trockne Blumen jamais entendu ainsi. Ainsi s’impose une présence, et de cette présence naît une émotion, qui est celle-là même que voulait Schubert : celle d’une communion.

Christoph et Julian Prégardien©Hans Morren
Christoph et Julian Prégardien © Hans Morren

DISCOGRAPHIE

La discographie de Julian Prégardien représente bien la trajectoire qu’il s’est donnée. Dans le lied, le plus beau fleuron en est assurément aussi le plus récent jalon, La Belle Meunière publiée en 2024 par Harmonia Mundi avec Kristian Bezuidenhout au pianoforte. Une version qui interpelle parce qu’elle interroge, tient en haleine, au gré d’une évocation infiniment poétique. Des changements d’éclairage (Der Neugierige), des mi-voix d’une douceur infinie (Pause), l’effleurement funèbre (Liebe Farbe) font entrer dans les profondeurs menaçantes du cycle. Cette publication a été précédée de plusieurs disques consacrés au lied. On place très haut un Schwanengesang (Alpha, 2021) avec Martin Helmchen, notamment pour des Heine-Lieder hallucinés, allant parfois jusqu’à la voix blanche que commandent la vision ou l’effroi. Les Schumann avec Eric Le Sage et l’excellente Sandrine Piau (Alpha, 2019) nous valent de très beaux moments, mais il semble que le ténor soit encore dans une approche moins libre qu’il ne le sera plus tard. Il faut espérer que Prégardien remettra sur le métier son Winterreise, dont l’interprétation dans l’arrangement de Hans Zender (Alpha, 2018) est trop expérimentale pour qu’il y exprime tout son art. La Schubertiade offerte en 2016 (Alpha) reste un très vivant témoignage, où plane l’esprit de Schubert, avec cet entrelacs de lecture et de chant, d’improvisation et d’évocation libre. « An die Geliebte » (Alpha, 2014) mêle Beethoven et Wolf dans une promesse que les années tiendront. Enfin, on conserve une vraie tendresse au disque « Father and son » où Prégardien père et fils se partagent des lieder bien connus, avec le génial Michael Gees au piano.

Importante est déjà la discographie dans le domaine de la musique sacrée. Bach s’y taille la plus part. Il est heureux qu’ait pu être capté dans d’excellents entourages l’Evangéliste de sa génération. Assurément, cette récitation franche et grave, lumineuse aussi, nous console de bien des Évangélistes émaciés venus d’Outre-Manche et imposant leur silhouette étique et leur chant décharné. Il faut du sang à cette évocation. C’est le cas dans la Saint-Matthieu dirigée par Raphaël Pichon avec un sens inouï de la rhétorique de Bach (Harmonia Mundi). Cette même Saint-Matthieu a été également captée sous la baguette de Peter Dijkstra selon une esthétique plus romantique et dans une version censément didactique, avec commentaires doctes (BR Klassik, 2009). Le même chef a enregistré la Saint-Jean en 2016 (BR Klassik) et c’est l’occasion rêvée d’y entendre un Prégardien d’une grande intensité, qu’on peut préférer toutefois avec Benoît Haller et la Chapelle Rhénane (ZigZag, 2010), plus ascétique, après un Membra Jesu Nostri de 2008 avec les mêmes. Merveille aussi que le Soli Deo Gloria dirigé par Philippe Pierlot (Mirare, 2021) où l’on entend Prégardien (admirablement entouré) donner fièvre et sens à d’exigeantes cantates : à connaître absolument. Plus réduite était sa part dans les cantates de Noël dirigées par Pierlot (Mirare, 2013) ou les Psaumes de Mendelssohn dirigés par Howard Arman (BR Klassik, 2016). Anecdotique aussi sa participation au Stabat Mater de Steffani enregistré par Cecilia Bartoli (Decca, 2013).

A l’opéra, on le retrouve dans un tout petit rôle dans Ezio de Gluck dirigé par Alan Curtis (Erato, 2011). Mais c’est le rôle-titre que dans Zaïs de Rameau lui confie Christophe Rousset (Aparté, 2015), qui croyait beaucoup en l’avenir de Prégardien dans ce répertoire. Comme on le comprend, tant est noble la ligne, éloquent le français, virile la vibration, à mille lieues des pâleurs qui souvent anesthésient ce répertoire. Déception que René Jacobs en 2015 ne lui ait confié que Pedrillo dans son stimulant Enlèvement au Sérail (Harmonia Mundi). C’est dans Orfeo de Monteverdi dirigé par Stéphane Fuget (Château de Versailles Spectacles, 2024) que Prégardien assure en fait son premier grand rôle de répertoire au disque : l’intégrité de l’interprétation, la plénitude d’expression, la qualité même de ce recitar forgé à l’école du lied – et un entourage irréprochable – installent un personnage d’Orphée à la fois énigmatique et douloureux. Avait peut-être préparé à cette incarnation un « Orpheus » rassemblant des extraits d’opéras ou de cantates ayant Orphée pour protagoniste (CPO, 2018), offrant maint visage original du patron de tout chanteur avec une économie de moyen et un lyrisme effacé. En DVD, Prégardien est un inquiétant Narraboth aux côtés d’Asmik Grigorian dans la très angoissante production salzbourgeoise de Salomé (Castellucci/Welser-Möst, Unitel 2018).

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