Jadis audacieusement présenté par un alors tout jeune Opéra Bastille, L’Ange de feu est un opéra qui suscite depuis quelques années d’un certain engouement : à Munich en décembre 2015, à Lyon à l’automne 2016, ou à Rome la saison prochaine. Le cocktail de mysticisme et d’érotisme du livret n’y est sans doute pas pour rien et, grâce à Pierre et le loup, le nom de Prokofiev est suffisamment familier du public pour rendre la proposition alléchante. Il n’est donc pas étonnant que le festival d’Aix-en-Provence accueille pour la première fois de son histoire un titre aujourd’hui en vogue, en coproduction avec l’Opéra national de Norvège et surtout avec le Teatr Wielki de Varsovie, où le spectacle a été créé en mai dernier. La production arrive tout droit de Pologne avec son chef, l’intégralité de sa distribution vocale, et même tous ses danseurs et figurants, seul l’orchestre ayant changé.
Le travail de Mariusz Treliński, directeur du susdit Opéra de Varsovie, s’est déjà exporté un peu partout dans le monde mais, sauf erreur, la France n’avait encore accueilli aucune de ses mises en scène. Cet oubli est maintenant réparé, avec un titre propre à aiguiser l’imagination des hommes (et des femmes) de théâtre. De fait, le Polonais s’empare de l’œuvre pour la mettre à sa sauce : sans le préciser, le programme de salle propose le résumé non pas de l’intrigue telle que conçue par le compositeur d’après le roman de Valéri Brioussov, mais de ce qu’en fait monsieur Treliński, qui a décidé que Renata devait se suicider au quatrième acte, et que sa réapparition au cinquième relevait de la « rétrospection ». La sorcellerie et la religion sont ici évacuées, au profit de références censément plus parlantes pour notre époque : Jakob Glock devient un dealer qui procure à Ruprecht des expériences plus psychédéliques qu’alchimiques, et l’Inquisiteur devient un énigmatique aveugle tout de blanc vêtu, professeur dans un pensionnat de jeunes filles. Transposer l’univers symboliste de Brioussov dans le monde glauque et inquiétant des films de David Lynch, pourquoi pas ; le décor est spectaculaire, les éclairages évocateurs, mais on peut s’interroger sur la « normalisation » que subissent tous les moments surnaturels, et trouver bien innocente la révolte finale des pensionnaires : loin des nonnes possédées par le démon, on nous montre des adolescentes qui jettent leurs matelas et leurs oreillers en l’air, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Retrouvant cette œuvre après les représentations lyonnaises d’il y a deux ans, Kazushi Ono exalte toutes les beautés de cette partition où Prokofiev déploie un lyrisme bien plus présent que dans Le Joueur ou L’Amour des trois oranges, tout en s’autorisant bien des audaces musicales en écho à la folie du livret. Sans jamais en rajouter dans le côté grinçant des pages modernistes, l’Orchestre de Paris se montre à la hauteur de la tâche, porté par l’acoustique du Grand Théâtre de Provence. Curieusement, les voix ont parfois plus de peine à s’y faire entendre dans la nuance piano, les chanteurs ayant peut-être pris à Varsovie des habitudes qui passent moins bien dans la vaste salle aixoise.
Comme à Lyon, pour elle aussi, Aušrinė Stundytė prête à Renata son immense talent d’actrice, indispensable pour ce rôle écrasant d’illuminée au discours incohérent, dont l’obsession fait même rire le public quand, après l’entracte, on la retrouve à nouveau réclamant son Heinrich, au grand dam de son nouveau compagnon. La voix répond à toutes les sollicitations de Prokofiev, qui ne les a pas ménagées, mais la diction n’est peut-être pas toujours aussi nette qu’on pourrait le souhaiter. De son côté, Scott Hendricks est condamné à un personnage de représentant de commerce saisi par la débauche dans un motel borgne : son chevalier Ruprecht dépassé par les événements n’est pas là pour rouler des mécaniques. Est-ce une conception similaire qui empêche Krzysztof Bączyk d’être aussi menaçant que prévu en Inquisiteur ? Paradoxalement, son Masetto l’an dernier semblait bien plus impressionnant. Andreï Popov est un Agrippa von Nettesheim percutant et un Méphistophélès vitaminé. La Voyante (Agnieszka Rehlis) et l’Aubergiste (Bernadetta Grabias) font entendre de belles voix de mezzo comme en est riche l’est de l’Europe.
Le spectacle pourra être écouté sur France Musique le 13 juillet, et vu sur Culturebox le 15.
Opéra en cinq actes, livret du compositeur d’après le roman de Valéri Brioussov
Créé (en français) au Théâtre des Champs-Elysées le 25 novembre 1954
Mise en scène
Mariusz Treliński
Décors
Boris Kudlička
Costumes
Kaspar Glarner
Lumière
Felice Ross
Vidéo
Bartek Macias
Chorégraphie
Tomasz Wygoda
Renata
Aušrinė Stundytė
Ruprecht
Scott Hendricks
La Voyante / La Mère supérieure
Agnieszka Rehlis
Méphistosphélès / Agrippa von Nettesheim
Andreï Popov
Faust / L’Inquisiteur
Krzysztof Bączyk
Jakob Glock / Un médecin
Pavlo Tolstoy
Matthieu Wissmann / L’Aubergiste / Un serviteur
Lukazs Goliński
La Patronne de l’auberge
Bernadetta Grabias
Première religieuse
Bożena Bujnicka
Seconde religieuse
Maria Stasiak
Chœur de l’Opéra de Varsovie
Orchestre de Paris
Direction musicale
Kazushi Ono
Aix, Grand Théâtre de Provence, jeudi 5 juillet, 19h30
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