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Luc Birraux : « La complexité opératique, c’est ce à quoi je voue ma vie »

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Interview
4 novembre 2025
Rencontre avec l’instigateur, le librettiste et le co-auteur – avec le musicien Kevin Juillerat – de Graals, un spectacle donné à partir du 9 novembre à La Cité Bleue de Genève.

Infos sur l’œuvre

Graals, mystère lyrique en trois actes
Livret de Luc Birraux (1989-)
Musique de Henry Purcell (extraits de King Arthur) et Kevin Juillerat (1987-)

Deux raisons à cette rencontre avec Luc Birraux.
D’abord lui poser quelques questions à propos de ce métier essentiel à l’opéra, celui d’assistant metteur-en-scène. Personnage important lors de la création d’un spectacle comme l’est un assistant-réalisateur au cinéma. Mais qui devient capital quand les productions d’opéra sont reprises sur place ou ailleurs. C’est alors lui qui accompagne leur nouvelle vie.
L’autre raison, c’est donc le spectacle Graals, où les compositions pour instruments baroques et électroniques de Kevin Juillerat s’entremêlent à des extraits de King Arthur de Purcell.
Une dizaine de musiciens, quatre chanteurs, trois comédiens, sous la direction musicale d’Antoine Rebstein et dans une mise en scène de Luc Birraux lui-même évidemment. Une co-production avec le Grand Théâtre de Genève, dont il évoquera la conception, l’écriture et la réalisation. Conversation en forme d’auto-portrait.

J’ai été recruté au Grand Théâtre de Genève pour faire l’assistant-maison, c’était en 2018. Donc, j’ai beaucoup assisté, et c’est comme ça que j’ai appris, avec des gens très différents, Lydia Steier, Mariame Clement, Milo Rau, Bob Wilson, Daniele Finzi Pasca, Wieler et Morabito, Kornél Mundruczó, très souvent avec Laurent Pelly… Et puis on m’a appelé à Strasbourg, à Bordeaux, au Teatro Real, à l’Opéra-Comique, à l’Opéra Bastille, au Japon, un peu partout. Mon but, c’était vraiment de travailler avec les personnes les plus différentes possibles. Parce que quand on travaille toujours avec la même personne, au bout d’un moment, ça se fige dans le cerveau, et après on ne peut plus faire autrement. On a des réflexes, des habitudes.

Luc Birraux, reprenant au Japon la mise en scène par Laurent Pelly du Midsummer Night Dream de Britten © DR

Il faut donc savoir se faire protéiforme

Exactement. C’est ce qui est particulier avec ce métier. Parmi tous les chemins qui mènent à la mise en scène, il n’y a pas de recette : chacun fait selon sa sensibilité. Moi, j’avais besoin de mettre les mains dans le cambouis. L’assistanat, c’est l’endroit où on est dans l’œil du cyclone. Cela demande quelque chose d’absolument en dehors des qualités artistiques : surtout la capacité d’adaptation. L’opéra, c’est l’art de la collaboration. Il faut collaborer avec des gens très différents et faire en sorte que, malgré cela, on crée quelque chose ensemble. Faire du lien entre tous ces gens, trouver un langage commun pour tout le monde.

Cela, c’est au moment de la création du spectacle, mais s‘il s’agit de mener la reprise d’un spectacle, ce qui est l’autre versant du métier d’assistant…

Là c’est très différent. C’est comme quand j’étais musicien : on reçoit une partition et on essaye de l’interpréter avec sa sensibilité, tout en respectant les notes. Quand on remonte une production, on reçoit une partition de mise en scène, avec ses forces et ses faiblesses. Il y a des choses qui nous touchent plus ou moins, des équipes parfois différentes, et il faut refaire quelque chose avec tout ça. C’est un exercice – très formateur – que j’aime beaucoup, même si j’essaie de le faire un peu moins.
On oublie souvent que la mise en scène, c’est aussi la gestion de toutes les équipes techniques. Il y a cent cinquante personnes sur un plateau, parfois. C’est cet exercice-là que j’adore – les grosses équipes, les collaborations multiples, c’est ce qui me passionne. Comme récemment pour la reprise de Pelléas et Mélisande, dans la mise en scène Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet. Là, on est devant l’œuvre. Il faut rappeler les enjeux. La tendance, c’est toujours de se mettre complètement dans la musique et d’oublier un peu les intentions, les visages, les expressions.

Luc Birraux au travail au Japon… © DR

Il y a donc d’abord la mise ou la remise en place, puis la direction d’acteurs….

Et c’est ce que je préfère : la direction d’acteurs. D’ailleurs, j’ai donné pendant deux ans à Genève, au studio, des coachings de jeu pour les chanteurs. C’est une formation qu’ils n’ont pas du tout, ou très peu, dans les opéras-studios : ils ont parfois des cours corporels, mais pas de direction de jeu. Moi, je travaille sur les visages, les expressions, les regards – toutes les petites choses qui permettent de se libérer du temps musical. Parce que quand le temps musical devient le temps théâtral, ce n’est pas une bonne chose. Les chanteurs ne sont plus libres : ils font tout dans un certain tempo, et ça se sent.

D’autant que, dans les mises en scènes d’opéra actuelles, les deux temporalités cheminent parfois parallèlement…

Oui, exactement. Il y a deux discours qui coexistent : celui de la musique, celui de la scène. Au printemps dernier, j’ai remonté avec Christof Loy Il Trittico à l’Opéra Bastille. Là, c’est exactement l’opposé : la musique et le théâtre sont ensemble, mais font des va-et-vient, parfois indépendants. C’est passionnant. Je me sens plus proche de cette approche-là –  cinématographique, fluide – que d’autres formes plus rigides.

Toujours sur le Midsummer Night Dream vu par Laurent Pelly © DR

Donc, en tant qu’assistant, il s’agit pour vous de s’inscrire dans les pas d’un autre. Qu’en est-il de votre parcours personnel ?

Ce que je veux, moi, c’est créer du répertoire. Inventer de nouvelles œuvres. Au théâtre, il y a sans arrêt de nouvelles pièces. À l’opéra, il y a peu de créations. Monter une œuvre nouvelle, c’est la croix et la bannière : ça coûte énormément d’argent, il faut trouver un compositeur, un librettiste, qu’ils s’entendent, c’est très compliqué. Les grandes maisons, les grands paquebots, peinent à créer quelque chose d’intime et de fort.

Tout de même, ici à Genève, les deux ou trois créations récentes ont plutôt bien fonctionné. Sleepless, Voyage vers l’espoir

Ce sont des exceptions réussies. Mais à l’échelle du monde de l’opéra, c’est rare. Ce sont des événements. Moi, je rêve qu’on retrouve l’époque où les opéras créaient sans cesse des œuvres nouvelles. C’est essentiel. J’ai fait beaucoup de répertoire, j’adore ça, mais j’ai besoin de créer.



Mais si on vous donnait une grande œuvre du répertoire à mettre en scène ?

Ah, bonne question ! Il y a des œuvres où j’aurais un peu plus de mal — Donizetti, Bellini, tout ce côté-là. Par contre, j’aime énormément le baroque : français, italien, anglais. Haendel, quand vous voulez ! Et puis la musique du XXᵉ siècle : Le Grand Macabre, Les Soldats de Zimmermann… Ce sont des œuvres que j’aimerais beaucoup monter.



Les Soldats, carrément ! Mais si on pense à quelque chose de plus habituel, je ne sais pas, Puccini ?

J’adorerais. C’est du pain béni pour un metteur en scène : tout y est. On dit souvent « la mise en scène, la mise en scène », mais selon le type d’œuvre, ce n’est pas le même procédé. Une œuvre à da capo n’a rien à voir avec une œuvre « durchkomponiert », où l’action avance sans retour en arrière.

Mais dans un da capo il doit se passer quelque chose

Bien sûr. Musicalement aussi. Les grandes œuvres du répertoire ne sont évidemment pas à bannir, loin de là. Il faut les refaire, encore et encore. Mais il faut aussi résister à la pression de l’originalité. Cette idée qu’il faut absolument faire quelque chose de radical, de jamais vu. Ce n’est pas ça, le problème. Il y a une pression artistique, médiatique, institutionnelle, qui pèse sur chaque création. Alors que les œuvres fonctionnent, elles tiennent par elles-mêmes.

Reprise de Lakmé à l’Opéra du Rhin avec Sabine Devieilhe © DR

Tout cela mine de rien nous amène à Graals, où vous êtes à la fois librettiste et maître d’œuvre. À la racine du projet, il y a une envie personnelle…

Bien sûr, mais je n’étais pas tout seul. Au début, je ne m’étais pas dit que j’allais faire un opéra. J’avais envie d’écrire une histoire, tout simplement. J’en ai parlé à Kevin Juillerat, un compagnon de route avec qui j’avais déjà fait plusieurs choses, compositeur, multi-instrumentiste. Je lui expliqué mon idée de départ. On s’est dit : peut-être que ça pourrait devenir un opéra.
J’ai pris beaucoup de temps pour écrire : c’était vraiment mon premier livret de cette ampleur. Écrire un livret, c’est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite. C’est un travail de solitude extrême : dès qu’on fait lire le moindre passage à quelqu’un, tout le monde a un avis différent.
On est face à soi-même tout le temps, à chaque phrase, en se disant : « Quelqu’un va finir par chanter ce que je suis en train d’écrire ! » Ça change tout.

Je me suis concentré sur mon idée. J’ai voyagé, surtout. Ce qui m’intéressait, c’était les histoires disparues, les récits de transition. Par exemple, Didon et Énée, c’est un récit de transition, entre la guerre de Troie et la fondation de Rome. Le lien fictionnel entre ces deux civilisations, c’est une histoire folle.
Je me suis dit : on connaît l’Ancien et le Nouveau Testament, la crucifixion, le roi Arthur, les chevaliers de la Table ronde… La question étant : comment le Graal a-t-il voyagé du mont Golgotha jusqu’en Europe ? C’est un récit passionnant, très politique aussi, parce qu’il y a autant de versions que de conteurs. Je me suis dit : bon, je vais refaire le trajet. Je suis allé le long du Jourdain, en Cisjordanie, au sud de l’Irak, en Syrie, en Jordanie, au bord de la mer Morte, dans le désert saoudien. J’ai traversé tous ces endroits pour sentir ce qu’il restait de ces récits, pour écouter ce que les gens en disaient.

Graals, au Théâtre du Jorat, 2024 © DR

Souvent, j’étais seul, avec ma petite voiture, je trouvais des gens qui gardaient des chèvres au bord de la route… et je racontais l’histoire : « Il y a un objet qui s’appelle le Graal, qui a servi à recueillir le sang du Christ et qui a voyagé depuis ici… » Beaucoup n’en avaient aucune idée, mais certains avaient des histoires qui y ressemblaient. Je notais tout.
Je me suis aperçu que ce qui était le plus passionnant, ce n’était pas l’histoire elle-même, mais le fait que chaque interlocuteur avait une version différente, précieuse pour lui.
Quand je suis revenu, je suis allé aux Saintes-Maries-de-la-Mer, là où Marie-Madeleine est censée avoir accosté… Bien sûr, je suis passé par les châteaux cathares, le sud de l’Angleterre, et j’ai fini par la Suisse, parce qu’il existe une histoire folle selon laquelle le Graal aurait été gardé en Suisse – il y est peut-être toujours.

À quel endroit ?

Quelque part dans le Valais. C’est ce que raconte le spectacle… Je suis aussi allé à la bibliothèque de Saint-Gall, voir les écrits des chanoines du XIIᵉ, du XIIIᵉ siècle, qui mentionnent parfois cette histoire. Au final, je me suis retrouvé avec un corpus immense, tellement vaste que je ne pouvais plus écrire une seule ligne.
Alors j’ai tout laissé reposer, puis j’ai réécrit. La première version, Kevin m’a dit : « C’est nul, il faut tout refaire. » (rires) J’ai beaucoup réécrit. Et au bout d’un moment, on est arrivés à quelque chose.

Luc Birraux au travail à Mézières © DR

Vous achoppiez sur quels problèmes ? Les mots, la structure ?

La structure, surtout. Après, on a retravaillé ensemble, puis avec des chanteurs. Il fallait que ce soit chantable.

Et là, vous retombiez sur votre autre métier.

Exactement. Et je voulais être prudent : je ne voulais pas me lancer dans de grands airs. Il y en a un, vraiment lyrique, mais sinon je voulais travailler le récitatif. J’avais l’impression que c’était le point de rencontre entre les comédiens et les chanteurs. Il y a trois comédiens et quatre chanteurs ; je sentais que le défi allait être de trouver un langage commun, une rythmique commune, où le parlé et le chanté puissent coexister.


Donc les comédiens font aussi du récitatif ?

Exactement. Ils sont soutenus musicalement ; parfois ils sont très libres, parfois les chanteurs le sont, parfois personne ne l’est : on est presque dans quelque chose de slamé. On a des nuances entre récitatif accompagné et secco.
On avait déjà initié ce travail avec un projet précédent, La Disparition, d’après Perec – un grand passage entièrement en récitatif, avec Cédric Pescia au piano et Julien Mégroz, un percussionniste. Là, on a poussé ça plus loin pour en faire quelque chose de vraiment théâtral, dramatique.

C’est là qu’intervient le metteur en scène.

Oui, et c’est schizophrénique ! Il faut arriver à oublier son texte, à ne pas maudire l’auteur…

Vous avez fait des coupes pendant les répétitions ?

Énormément. Ils m’ont détesté (rires). Même Kevin : parfois, la musique était déjà écrite ! Mais c’est ça, la création. J’ai fait couper des choses répétées depuis des semaines. Heureusement, on avait du temps. La création, c’était un peu comme une avant-première : une seule date, en août 2024, au Théâtre du Jorat, à Mézières, cet endroit merveilleux dans la campagne vaudoise, qui est un décor à lui seul. On l’appelle « la grange sublime » et ce n’est pas pour rien. Pour moi, c’était un cadeau de le faire là-bas : il y a une tradition d’opéra à Mézières, et c’est un lieu inspirant.

Paul-Antoine Bénos-Djian en répétition à Mézières © DR

Et puis on avait un casting de rêve : Cecilia Molinari, Giulia Bolcato, Paul-Antoine Bénos-Djian, et Joé Bertili. Des artistes au sommet de leur art. Paul-Antoine, on se connaît depuis quinze ans : j’étais saxophoniste, lui percussionniste au conservatoire de Montpellier. On a fait des trucs fous ! On travaillait avec Vinko Globokar, on faisait du théâtre musical complètement barré. Ensuite, il a commencé le chant, il est passé par Versailles ; moi, j’étais à Lausanne, encore saxophoniste. On s’est retrouvés plus tard, sur ce projet-là.

Vous avez prononcé le mot : théâtre musical.

Oui, c’est ça, quand même. J’ai beaucoup interprété de pièces de théâtre musical en tant que saxophoniste ; c’était mon exutoire, déjà à l’époque où je sentais que je ne voulais plus être interprète. Ensuite, j’ai découvert les œuvres de Heiner Goebbels, de Christoph Marthaler… et ça m’a poussé vers la mise en scène. Et j’ai eu une révélation : quand j’ai vu Einstein on the Beach à Montpellier, en 2012. C’était la reprise de la version d’Avignon, trente ans plus tard. Je n’étais pas spécialement familier de l’opéra ; j’y suis allé un peu par hasard… Et là, j’ai pris une claque. Une vraie révélation.

Oui, d’ailleurs, Beatriz Sayad, qui jouait dans Einstein on the Beach, fait partie de Graals, non ?

Exactement. Je l’ai rencontrée grâce à Daniele Finzi Pasca, au Festival Tchekhov à Moscou, en 2017. Béatriz est une de ses actrices fétiches. On a refait Einstein on the Beach au Grand Théâtre de Genève, puis je lui ai proposé Graals. C’est une comédienne corporelle, incroyable.
Les trois comédiens du spectacle sont des gens qui comptent beaucoup pour moi. L’homme, c’est Alain Maratrat, acteur de Peter Brook notamment pour le Mahabharata, aux Bouffes du Nord.

Ce qui est frappant, c’est que malgré votre jeune âge, le milieu de la trentaine, vous parlez de tout cela comme si c’était déjà une autre vie.



Oui, j’ai un peu cette impression. Il s’est passé beaucoup de choses. Il y a eu le Covid, aussi… Et puis, j’ai travaillé en Russie avant la guerre : des expériences très fortes, mais aujourd’hui on ne peut plus dire ça sans préciser « avant la guerre ». Je travaillais à Moscou, au Marinski, sur La Double inconstance de Marivaux, avec Alain Maratrat d’ailleurs. On faisait des spectacles avec des Ukrainiens, des Russes, des Géorgiens. Maintenant, tout ça est fini. Maintenant, tous mes amis là-bas, quelle que soit leur nationalité, on ne se parle plus. Oui, il y a un petit côté « avant la guerre »…

Graals au Théâtre du Jorat © DR

Revenons à Graals que vous allez jouer à La Cité Bleue de Genève, un endroit assez inspirant lui aussi, il me semble : la proximité entre la scène et la salle, le rapport au public… Des choses qui peuvent poser problème d’ailleurs.

Pour moi, c’est passionnant. Passer du Jorat, où il faut jouer grand, à la Cité Bleue, où on voit chaque regard, chaque souffle, c’est génial. Par contre, on n’a que deux semaines de répétition – c’est court ! Heureusement que j’ai les mêmes comédiens.

Et puis donc il y a cette œuvre, qui raconte l’histoire du Graal…

Bien sûr, mais pas seulement. Le Graal, c’est génial : il y a tous les ingrédients des grandes épopées – la dimension fictionnelle, historique, la narration collective. Tout le monde a entendu parler du Graal, de près ou de loin. Mais il y a aussi le drame intime : quand Joseph d’Arimathie arrive au bout de son voyage, après avoir traversé les déserts, la Méditerranée, l’Europe… il pense que c’est terminé. Il arrive dans cette espèce de terre promise où il doit déposer le Graal… Imaginons que ça se passe en Angleterre, il découvre toutes ces petites histoires païennes, les divinités locales, qui voient cette grande expansion du christianisme qui vient les envahir, ils décident de se venger. Ils transforment sa sœur en nymphe ; Joseph tombe amoureux d’elle, d’où inceste, malédiction.

Qui est-ce qui transforme la sœur en nymphe ?

Eh bien, les petites fées, les figures païennes qui se vengent de la grande Histoire chrétienne.

Les fées… De là l’idée d’intégrer la musique de Purcell, les extraits de King Arthur, dans votre opéra ?

Exactement. Ensuite la malédiction, c’est que la descendance de Joseph est condamnée, sur des générations, à garder le Graal : c’est la dynastie des Rois Pêcheurs, jusqu’à ce qu’un chevalier chaste et pur – Perceval va essayer, Galaad va réussir – vienne la délivrer.
On arrive ainsi à un point de notre histoire collective, à la jonction entre mythe, foi et transmission. L’histoire du Graal, c’est une manière pour le christianisme d’assimiler des récits païens. Sur son trajet, il absorbe toutes sortes d’histoires locales, les transforme, les baptise, littéralement.
Et à l’arrivée, en Angleterre, toutes ces petites histoires païennes décident de se rebeller contre la grande Histoire. Pour moi, ce petit trait d’union raconte quelque chose d’universel : l’histoire d’êtres humains persuadés que la terre leur appartient. Et c’est une idée qui nous met en crise, encore aujourd’hui. Joseph d’Arimathie et les siens ont traversé la Méditerranée, ils ont souffert, ils sont épuisés. Dans le texte, j’écris : « Les enfants du départ sont les vieillards de l’arrivée ». Ils ont tout perdu – et au moment où ils croient que leur mission est accomplie, une mission sacrée, ils découvrent que la malédiction les attend.

Graals à Mézières © DR

Il y a forcément des résonances avec notre époque…

Oui, évidemment. Même si j’ai écrit le livret avant l’actualité israélo-palestinienne récente, la question de l’exil est universelle.
L’exil est partout. Toute l’histoire de l’Europe en est faite : quand Énée fuit Troie en flammes avec son père sur les épaules, s’arrête, rencontre Didon, c’est déjà un exil. Didon et Énée, c’est un exil et une fondation à la fois. Et exil et fondations ont besoin d’histoires, de récits pour se raconter, pour survivre. Quand je voyage, je demande toujours aux gens : « Quelles sont vos histoires ici ? » Et partout, les histoires sont liées au voyage, au mouvement.

C’est la grande malédiction des hommes : on croit que la terre nous appartient, et quand on doit se déplacer, on se sent déraciné. Pour survivre à ce traumatisme, on doit se raconter. C’est une inspiration sans fin. Ces récits disent toujours quelque chose de nous. Tous ces récits sont des fictions. Et en même temps, ils nous piègent : on a tendance à croire à la fiction.
Les historiens font leur travail, puis viennent les récits, les fictions. Ce sont des récits fondateurs sur lesquels on se bâtit, individuellement et collectivement. Mais il faut se méfier : les récits sont à la fois ce qui fonde et ce qui enferme. C’est à la fois le remède et le poison. Le poison, c’est de croire que notre identité ne dépend que de ça. Ce n’est pas ce qui nous sauve. Ce qui nous libère, c’est de pouvoir raconter ces histoires, mais en sachant qu’elles sont des miroirs — des miroirs de fiction, de mensonge parfois. Quand on prend ce miroir pour la réalité, on va au devant de graves problèmes.

Mais chacun de nous se raconte sa propre vie aussi, l’invente, la reconstruit comme un récit, on supprime les moments où il ne se passe rien, on lui donne une forme. C’est la même chose pour les peuples.

Et dans Graals, on retrouve ça, cette idée d’héritage, de transmission. Au début du spectacle, il y a une femme dont le travail est de raconter tous les cauchemars de l’humanité pour les exorciser. Mais soudain, elle n’y parvient plus, parce qu’elle doit raconter sa propre histoire.
Elle propose alors un pacte faustien à un homme qui cherche sa fille disparue : elle lui dit « Je sais où est ta fille, elle a disparu dans mes histoires. Si tu acceptes de jouer le rôle principal, tu la retrouveras ». Et l’histoire qu’ils vont rejouer, c’est celle du Graal.
Il y a donc cette thématique, qui est très personnelle : à quel point est-ce qu’on hérite des peurs de nos ancêtres, et à quel point raconter notre histoire est un défi qui nous incombe dans notre propre existence pour devenir plus conscient de ces choses-là.

Cela sonne très autobiographique…

D’une certaine manière, oui. J’étais incapable d’écrire un livret sans y mettre quelque chose de moi. On met toujours un peu de soi, sinon l’alchimie ne prend pas. Mais j’ai toujours été frappé de voir à quel point, à une grande échelle, tout cela reste vivace et sensible.

Graals à Mézières © DR

De toute cette démarche, qu’est-ce qu’il reste, sur scène ?


Un tourbillon d’histoires. Les personnages se disputent pour savoir qui détient la vraie version. Chacun veut raconter sa vérité. C’est pirandellien. Ils ont l’illusion de la quête d’identité. Ils croient que leur identité, c’est ce qu’ils racontent d’eux-mêmes.

Quel est le rôle des comédiens par rapport aux chanteurs ?


Ah, ça, c’est essentiel. Je suis un grand fan du semi-opera anglais, The Fairy Queen, King Arthur, etc. J’aime cette forme hybride où le théâtre et la musique coexistent. À l’époque, en Angleterre, le théâtre parlé était encore l’art noble, et l’opéra une mode venue d’Europe. Alors ils ont fusionné les deux. Moi, j’ai respecté cette idée, sauf que je n’ai pas voulu une séparation du genre : les Dieux chantent et les humains parlent… Les comédiens parlent, mais aussi chantent, parce qu’ils sont pris dans la même histoire.
Les chanteurs, eux, sont un peu comme les domestiques d’une grande maison : ils servent la femme qui raconte. À chaque fois qu’elle doit rejouer un récit, ils incarnent les personnages, ils se transforment, ils sont des comédiens sur demande, en somme.
Ils ne peuvent pas s’exprimer normalement, c’est leur malédiction, ils s’expriment en récitatif. Leur style, c’est un peu celui celui des trouvères : tout doit devenir épique. C’est une donnée de mise en scène, une contrainte dramatique.
Mais ensuite mon but, c’est de faire un spectacle simple !

Mais c’est tout l’intérêt du genre opéra, cette polysémie, ces langages qui se superposent. Le texte, la musique, la mise en scène…

Exactement. C’est la complexité opératique – et c’est ce à quoi je voue ma vie. Dans cette complexité-là, on peut toucher des choses très particulières, essentielles. Quand on chante, on mythifie ce qu’on dit. On élève le réel à une autre dimension. Même les choses les plus simples, quand elles sont chantées, donnent accès à quelque chose d’essentiel, d’indicible.
Et je pense que, quand on crée de l’opéra aujourd’hui, il ne faut jamais l’oublier.
Il faut que ça parle aux gens. C’est un grand défi. Et je suis conscient de ne pas encore l’avoir complètement réussi avec Graals. La complexité est encore trop sensible.
Faire simple, c’est la chose la plus difficile – faire simple sans faire simpliste. Faire simple et faire sublime (sourire). Mais c’est tout l’enjeu de la création. Il faut travailler, essayer, sans cesse.

C’est votre première tentative du genre, non ?


Oui, première fois que je crée un opéra de A à Z. Parfois, on met en scène des œuvres dont le livret existe déjà ; là, c’était une création totale : une histoire nouvelle, sous la forme d’un opéra.

Comment s’est passé la collaboration avec Kevin Juillerat ?


Très bien. On se connaît depuis longtemps. On a beaucoup joué ensemble quand on était musiciens. Kevin a une grande force : il est beaucoup plus essentialiste que moi. Là où je multiplie les couches, lui va droit à l’essentiel. Il éclaircit. C’est pour ça que j’adore travailler avec lui. Il amène la simplicité. Parfois c’est moi qui fais le contraire, mais notre dialogue est fécond. Dans le rapport entre librettiste et compositeur, il y a ce moment où le texte est encore flou et où la musique éclaire. On entend le son, et on se dit : « Ah, mais c’est ça qu’on voulait dire ! »
C’est un travail particulier, parce qu’on avance à l’aveugle. On peut entendre les esquisses au piano, chanter un peu, lire la partition, imaginer. Mais ce n’est que sur scène qu’on découvre vraiment. C’est pour ça qu’on aime travailler en amont avec les musiciens, expérimenter.
Mais attention : pour moi, un spectacle ne doit pas être expérimental. L’expérimentation, c’est notre laboratoire. Le public n’a pas à sentir qu’on a « beaucoup travaillé ». Ce n’est pas son problème. Ce qu’il doit ressentir, c’est ce que ça raconte. Il faut qu’il se connecte à quelque chose de lui-même, qu’il voie que ça parle de lui. C’est ça, le but.
Sinon, on se regarde le nombril, et ça n’intéresse personne. On se fait plaisir entre nous, et on oublie pourquoi on fait ce métier.

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