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Agnès Jaoui : « On connaît tous des Don Giovanni »

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Interview
24 novembre 2025
Autrice, scénariste, actrice et réalisatrice, Agnès Jaoui propose, à partir du 20 novembre, sa mise en scène de Don Giovanni de Mozart à l’Opéra National du Capitole de Toulouse.

 Une expérience pas tout à fait inédite, pour celle qui a déjà mis en scène Tosca de Puccini pour Opéra et plein air et L’uomo femina de Galuppi, mais un projet à la hauteur des ambitions et des préoccupations de cette artiste passionnée par les mots et les relations entre les êtres*. 

« L’opéra des opéras » selon Wagner, le Don Giovanni de Mozart a suscité d’innombrables lectures et analyses. Mettre en scène une œuvre si mythique, est-ce intimidant ou stimulant ? 

Le premier opéra que j’ai mis en scène était Tosca, un autre « pilier » du répertoire, alors je commence à me dire que suis un peu abonnée à ce genre de situation ! Disons qu’au début, c’est normal de se sentir intimidé par la charge historique que représente l’œuvre, et d’avoir tendance à se polluer avec l’historique très riche et les nombreuses images qu’on a tous en tête. Et puis, dans un deuxième temps, on se laisse happer par l’intrigue et les personnages, qui sont très riches, d’autant plus qu’à Toulouse je travaille avec deux distributions, ce qui multiplie encore les clefs de lecture. Le personnage de Don Giovanni, par exemple, est un gosse de riche qui se croit tout permis lorsqu’il est interprété par Mikhaïl Timoshenko qui est trentenaire, ou un homme plus fatigué de tous ces jeux quand c’est Nicolas Courjal. Mais dans les deux cas, ce sont avant tout des hommes qui cherchent le pouvoir.

Don Giovanni comme protagoniste a beaucoup évolué dans le temps, perçu, dans une vision classique, comme un libertin amoral et inconséquent, puis comme un homme recherchant avant tout la liberté dans des visions plus « compréhensives ». Depuis quelques années, et notamment #metoo, on peut davantage être tenté de voir en lui un homme violent, un agresseur…

J’essaie toujours de défendre les personnages, et de demander aux acteurs ou aux chanteurs d’en faire de même. Mais effectivement, Don Giovanni est quelqu’un d’assez irrécupérable, c’est un mec qui abuse. On peut lui reconnaître qu’il n’a pas peur, et ça lui donne une forme de séduction, ou au moins une capacité d’attraction. Mais ça le pousse à s’affranchir de toutes les règles, à ne plus respecter rien ni personne. Des hommes comme ça, on en connaît tous. Ils ont une dimension fascinante, ils en imposent tellement que face à eux, on s’aplatit. Aujourd’hui, ça peut être Trump ou Depardieu, ce genre de personnage qui tire son pouvoir de sa personnalité hors-normes. En parlant du pouvoir, Don Giovanni nous parle aussi de sexualité, qui est omniprésente du début à la fin : dans ce domaine comme dans tous, on sait bien que si quelqu’un veut davantage que les autres, il obtiendra davantage, d’une manière ou d’une autre – et, ici, au détriment des femmes.

Ces trois femmes, Donna Anna, Donna Elvira et Zerlina, ont toutes trois des rapports différents avec Don Giovanni, et nouent par ailleurs assez peu de relations entre elles. Comment les représentez-vous sur scène ? 

Ce sont trois figures très différentes. Elvira fait partie de ces femmes qui pensent toujours qu’elles arriveront à sauver leur homme. C’est la compagne du mec violent qui continue à le défendre en disant que parfois, il est gentil. Presque jusqu’à la fin, on sent qu’elle est prête à pardonner, et même dans la scène finale, on se dit que si Don Giovanni se mettait à genoux et présentait ses excuses, elle retomberait sans doute dans ses bras. Des femmes comme elles, on peut en voir tous les jours dans la vraie vie, elles sont à la fois touchantes, énervantes et parfois ridicules. Il y a un côté drôle chez Elvira, avec ses arrivées impromptues et ses scènes de colère, mais ce n’est pas une dimension que j’ai voulu souligner trop lourdement. Sur scène, la drôlerie viendra si elle doit venir.

Zerlina est peut-être la femme la plus intéressante des trois. Sexuellement, c’est la plus libre. Contrairement aux deux autres, elle n’est pas aristocrate, ce qui lui a sans doute permis d’éviter un certain carcan. Elle aime probablement séduire et, dans un premier temps, elle est subjuguée de voir qu’il y a Mick Jagger qui débarque et qui s’intéresse à elle ! Mais bien sûr, elle va vite s’apercevoir que cet homme est violent. Toutes ses scènes avec Masetto sont aussi passionnantes, d’un érotisme à peine voilé. On comprend qu’ils ont sans doute déjà fait l’amour des dizaines de fois, et qu’elle sait parfaitement comment le séduire, le « prendre ».

Donna Anna, elle, est violentée à plus d’un titre. Évidemment par Don Giovanni, mais aussi par son fiancé, Don Ottavio, qui ne comprend jamais ce qu’elle traverse. Il passe son temps à la presser pour qu’ils se marient, sans trop d’égards ni pour le deuil qu’elle traverse après le meurtre de son père, ni pour l’agression sexuelle qu’elle a subi. Comme si une femme pouvait recommencer à faire l’amour une semaine après un viol. Au deuxième acte, son air est presque un cri de colère : « et tu me dis que moi, je suis cruelle ? » En parallèle, j’ai demandé à ce que les airs d’Ottavio, si émouvants soient-ils, ne soient pas interprétés de façon trop sentimentale.

Dans cette galerie de personnages, le Commandeur est un peu à part, homme au début de l’action, puis statue de pierre. Patrice Chéreau disait qu’il en allait du Commandeur comme du spectre dans Hamlet : il faut rapidement trouver un « truc » pour le montrer sur scène. Quel est votre « truc » ? 

Je vais peut-être vous demander de patienter jusqu’à la première, maintenant (rires). Disons que j’ai imaginé quelque chose qui fonctionne, à mon sens. J’espère que le public trouvera aussi que ça fonctionne !

Dans plusieurs des films que vous avez réalisés, ou dont vous avez signé le scénario, la musique joue un rôle important. Vous avez joué une professeure de chant, dans Comme une image, et vous avez aussi participé à plusieurs projets musicaux. Comme mélomane, quels opéras sont particulièrement chers à votre cœur ?  

Oh, je pourrais en citer plein ! Les opéras de Puccini évidemment ! Wagner aussi, quand je vois ses œuvres sur scène, je trouve qu’il y a des choses époustouflantes. Strauss également, quand j’écoute Le Chevalier à la Rose, je pleure du début à la fin… Je suis également passionnée par la musique baroque, mais aussi par La Traviata. La trilogie Mozart-Da Ponte, évidemment c’est sublime. Et puisque vous parlez de mes films, je viens justement de finir un tournage où toute l’action se déroule pendant les répétitions des Noces de Figaro. Je joue le rôle de la cantatrice qui interprète la Comtesse, et Daniel Auteuil est le chef d’orchestre !

Quand on est habitué à diriger des acteurs, au théâtre ou au cinéma, qu’est-ce que ça change de diriger des chanteurs ?

Bien entendu, je reste à l’écoute des exigences propres au chant. Quand un chanteur me dit : « dans ce passage, il faut à tout prix que je puisse voir le chef », j’en tiens compte. Je les rencontre toujours individuellement pour parler avec eux de leur rôle, de la conception qu’ils en ont, de voir s’il y a des choses à « désapprendre ». Quand j’avais mis en scène L’uomo femina la question ne se posait pas vraiment, c’était une prise de rôle pour tout le monde. Mais quand il s’agit de personnages très connus, le risque est d’accumuler les stéréotypes, les grosses ficelles, et c’est vraiment tout ce que je veux éviter ! Ce n’est d’ailleurs pas propres aux chanteurs, il y a aussi des acteurs très réputés qui se reposent beaucoup sur des béquilles, qui « font les acteurs ». Ce qui m’obsède, et que je répète tout le temps, c’est la lisibilité : peu importe la langue, les surtitres, il faut que tout le monde puisse tout comprendre. Il y a quelques années, à Londres, avec Jean-Pierre et quelques amis, j’étais allée voir À Little night music. J’ai beau parler anglais, il y a parfois des petites subtilités qui m’échappent, et des choses que je ne comprends pas, surtout dans les passages drôles. Et puis Judi Dench a chanté, et là nous étions tous bilingues ! C’est l’idéal que je recherche.

Cette production de Don Giovanni sera jouée prochainement à Montpellier, Marseille, Tours et Dijon. Avez-vous d’autres projets lyriques ? 

Oui ! Les prochains opéras que je vais mettre en scène seront La Bohème de Puccini et les Noces de Figaro de Mozart. J’ai aussi adapté L’homme qui aimait les chiens de Leonardo Padura, qui a été mis en musique par Fernando Fiszbein, prochainement à Caen et à l’Athénée. Et j’ai d’autres projets à venir comme librettiste.

Propos recueillis le 13 novembre 2025

* Lire le compte rendu de Don Giovanni à Toulouse 

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