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Peter Eötvös : « Nous vivons une nouvelle époque de l’opéra »

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Interview
28 juillet 2016

Infos sur l’œuvre

Détails

Après la récente création scénique de son dernier opéra, Senza sangue, à Avignon, Peter Eötvös n’oublie pas la musique vocale puisque le festival de Salzbourg donnera le 30 juillet, en création mondiale, une oeuvre pour mezzo-soprano, ténor, récitant choeur et orchestre, intitulée Halleluja – Oratorio balbulum (littéralement, « oratorio bégayant »). C’est l’occasion de faire le point sur le parcours d’un compositeur lyrique le plus joué aujourd’hui.

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En tant que compositeur, saviez-vous que vous en viendriez un jour à aborder l’opéra, ce genre longtemps dédaigné par la musique contemporaine ?

Je dirais que oui, parce que j’ai toujours eu un intérêt pour le théâtre. Quand j’avais 18 ans, au début des années 1960, j’ai passé six années à travailler dans différents théâtres de Budapest. On y donnait le grand répertoire, et j’ai rencontré de grands acteurs. J’adorais l’odeur propre aux théâtres, et encore aujourd’hui, quand je suis dans un théâtre, je me sens chez moi. Ensuite, en 1967-68, j’ai passé deux ans comme répétiteur à l’Opéra de Cologne : ce fut ma première expérience associant théâtre et musique.

C’est là que vous avez été touché par le virus de l’opéra ?

J’aurais aimé rester à Cologne, mais ma bourse s’arrêtait et j’ai dû partir. J’avais trouvé l’expérience intéressante, même s’il n’y avait pas assez de théâtre pour moi. Que pouvais-je donc faire ? Je n’étais pas écrivain. J’étais doué pour la musique, mais pas pour autre chose. Or les années 1960-1970 étaient celles du MusikTheatre, le « théâtre musical » tel que le pratiquait Mauricio Kagel, par exemple.  De toutes celles qui existaient, c’était la meilleure forme de mélange des deux genres, mais je trouvais que ce n’était pas assez musical.

Donc vous en êtes venu à créer votre propre forme ?

A Budapest, au début des années 1970, j’ai créé quelques pièces pour un petit groupe à l’intersection du théâtre, de la musique et du cirque, genre qui m’intéressait beaucoup. J’adorais la légèreté des clowns tels que Fellini les voyait. J’étais très touché par Grock, que je situais dans le même esprit que Beckett. C’est alors que j’ai composé ma première pièce vocale, Harakiri, une commande du Westdeutscher Rundfunk de Cologne. En 1972, ils organisaient un festival japonais, alors j’ai utilisé un texte du poète hongrois Istvan Balint, retraduit en japonais, une clownerie sur la mort de Mishima. La partition était écrite pour une petite formation instrumentale, avec notamment deux flûtes shakuhachi, et un percussionniste qui frappe sur un morceau de bois avec une hache. Le chant était destiné à un acteur du théâtre No, et se réduit à une simple ligne ondulante, avec une indication de mélodie. C’est une pièce qu’on joue encore, qui fonctionne très bien.

Vous avez ensuite continué dans cette veine ?

Il s’est écoulé quatre ans avant que j’écrive à nouveau pour la scène. En 1976, j’ai reçu une nouvelle commande de Cologne, et j’ai écrit quelque chose d’un peu plus élaboré, même si c’était encore une pièce de chambre. Radames. J’étais inspiré par le théâtre pauvre de Grotowski, typique des années 1970. Ça se passe dans un théâtre qui n’a plus un sou, où il y a un contre-ténor, parce que ça coûte moins cher, puisqu’il peut chanter à la fois comme une soprano et comme un ténor ! Et face à lui, il y a trois metteurs en scène qui lui demandent de jouer le rôle d’un acteur interprétant le rôle de Mario Lanza jouant le rôle de Caruso chantant le rôle de Radamès. A la fin, le chanteur est déchiré entre ces trois metteurs en scène. J’ai beaucoup pensé au Bunraku, ce théâtre de marionnettes japonais, sauf qu’ici, les trois manipulateurs tuent la marionnette au lieu de la faire vivre.

Et après ces deux œuvres de théâtre musical vous êtes passé directement au « véritable » opéra ?

A la fin des années 1970, je suis arrivé à Paris, où j’étais invité par l’Ensemble Intercontemporain. Je me suis mis à travailler 24 heures sur 24, pour ainsi dire. Je suis devenu chef à temps plein, et je n’avais pratiquement plus le loisir de composer. J’ai quand même écrit Chinese Opera. Kent Nagano m’a demandé s’il pouvait la jouer à l’opéra de Lyon, mais j’ai été obligé de lui expliquer que cette pièce n’avait rien à voir avec le genre lyrique, car c’est une pièce pour orchestre. Il était déçu, et il m’a dit : « Ça vous intéresserait d’écrire un véritable opéra pour nous ? » J’ai demandé à réfléchir.

Mais vous avez fini par répondre favorablement à cette demande.

Nous étions à la fin des années 1980, il m’a fallu près de neuf ans. J’ai décidé d’écrire un opéra d’après Trois sœurs de Tchékhov. Je suis allé à Lyon, j’ai dit à Jean-Pierre Brossman que j’étais d’accord, mais que je voulais d’abord connaître sa maison, y passer un mois, car je connaissais mal le fonctionnement d’un opéra. Là, Jean-Pierre Brossman m’a proposé de diriger Don Giovanni et d’être responsable de l’ensemble de la production. C’était une idée géniale de sa part car cela m’a fait connaître tous les domaines : j’ai intégralement choisi l’équipe, le metteur en scène, les chanteurs… Cette production a été donnée en 1992 dans le Théâtre du 8e arrondissement de Lyon, puis reprise en 1993 dans l’Opéra Nouvel. J’ai alors écrit Trois Sœurs de 1993 à 1996, et lors de la création en 1998, le spectacle a bien marché. J’étais un peu revenu sur mes idées de jeunesse, puisqu’il s’agissait d’un opéra au sens traditionnel. Enfin, il y avait quand deux orchestres et deux chefs, et aussi un livret doté d’une dramaturgie très particulière.

C’est là que vous êtes vraiment tombé amoureux de l’opéra ?

A partir de là, les commandes se sont enchaînées. Quand j’ai accepté de composer Le Balcon pour Aix-en-Provence, j’ai tout de suite pensé à ces autres formes que prenaient pour moi le théâtre (la comédie, le cabaret), et j’ai pensé à faire de la pièce de Genet une sorte d’opérette, dans l’esprit d’Offenbach. Cette idée n’a pas du tout plu à mes amis français, mais aucun n’a été capable de déterminer à quel genre se rattachait ma partition. En tout cas, je suis ravi que Le Balcon ait été remonté par l’ensemble Le Balcon, qui a d’ailleurs choisi son nom à cause de moi : ce qu’ils en ont fait correspond à 100% à ce que je voulais. 

Vous avez composé des opéras très différents, et parfois à un rythme très soutenu.

En 2008, il y a eu en mars à Lyon Lady Sarashina, écrit pour une petite formation, et trois mois plus tard, Love and Other Demons à GLyndebourne, un grand opéra traditionnel. En 2010 à Munich a été créé Der Tragödie des Teufels, puis en 2013 à Vienne sa suite, Paradise Reloaded, qui est mon opéra préféré, celui que je considère comme le meilleur (un enregistrement vient d’être publié par le label Budapest Music Center). Après ça, en 2014, The Golden Dragon, un opéra de chambre, et enfin Senza sangue, donné en version scénique à Avignon en mai dernier.

Composez-vous d’une manière spécifique pour l’opéra ?

C’est dans la musique dramatique que je me sens au meilleur de moi-même. Je compose beaucoup de pièces de concert, mais je les conçois toujours comme le portrait d’un personnage, comme une sorte d’opéra sans voix et sans spectacle. Je dis souvent que je fais c’est du théâtre avec ma musique. Face à l’orchestre, je prends toutes les décisions, je suis à la fois librettiste, responsable de la distribution, metteur en scène…

A défaut d’être votre propre librettiste à l’opéra, vous avez trouvé une solution au problème des livrets, puisqu’ils sont souvent écrits par votre épouse, Mari Mezei.

C’est un travail réalisé en commun. Mon épouse lit beaucoup, et quand elle trouve un sujet intéressant, elle me le soumet. Je le lis, et j’entends alors la musique que je pourrais composer dessus. Pour chaque nouvel opéra, nous avons en général cinq ou six sujets possibles, et le choix se fait avec le théâtre où il doit être monté. Quand nous adaptons une œuvre littéraire, je préfère les textes déjà dialogués, comme le roman de Baricco dont nous avons tiré Senza sangue. Ma femme n’est pas écrivain, mais elle a le sens du théâtre, elle sait doser les ingrédients, comme une bonne cuisinière sait doser les épices !

On vient de donner à Paris Lear d’Aribert Reimann, sur un livret de Claus Henneberg, qui avait rédigé pour vous une première version du livret de Trois sœurs.

Quand j’ai lu le texte de Henneberg, avec qui je suis resté en très bons termes, je lui ai dit : Je ne pense pas qu’une histoire aussi linéaire puisse m’intéresser, mais on pourrait peut-être la transformer. Mais il m’a laissé libre de déconstruire son texte, et il considérait que je ne lui devais rien. Mais comme un contrat avait été signé, son nom doit désormais figurer sur la partition. C’était un homme très gentil, qui est mort trop tôt.

Vos quatre premiers opéras ont été créés en France, et c’est à Avignon que le tout dernier a connu sa première production création scénique. Avez-vous été sollicité par l’Opéra de Paris ?

Non, on ne m’a rien proposé. Cela dit, c’est Stéphane Lissner qui m’a commandé Le Balcon, à l’époque où il dirigeait le festival d’Aix-en-Provence.  

Comment réagissez-vous lorsque vous découvrez finalement une de vos œuvres sur scène ?

Tout dépend des rapports que j’ai avec le metteur en scène. Parfois c’est très harmonieux, parfois ça ne marche pas du tout, mais je ne peux plus rien y faire, une fois que le contrat est signé avec le théâtre. Pendant les répétitions, j’ai l’impression que le metteur en scène a plus de pouvoir que moi : s’il dit quelque chose, on le fait, alors que si je dis quelque chose, on me répond « Ah oui », mais personne ne fait rien. Au début je discutais beaucoup, je tentais d’exprimer mes idées, mais je n’ai jamais réussi à convaincre personne. Ma femme m’a dit : il faut te résigner, tu ne peux pas influencer la réalisation scénique de tes œuvres, et d’ailleurs même si tu le pouvais, ce ne serait pas forcément une bonne chose… Donc maintenant je ne dis plus rien. Je me console en pensant que si la première production ne me plaît pas, il y en aura sans doute une autre par la suite, et c’est intéressant de pouvoir comparer les différentes visions d’un opéra. Pour Trois sœurs j’ai eu la chance de travailler avec Amagatsu, mon idole. Quand Stanislas Nordey a monté Le Balcon à Aix, je n’ai pas du tout apprécié le résultat, alors que j’avais aimé ce qu’il avait fait de Trois sœurs. Désormais, je me contente d’être spectateur.

Quels rapports entretenez-vous avec les chanteurs qui créent vos personnages ?

Comme je les choisis toujours avant de composer mes opéras, je compose pour eux. Je me fais ainsi une idée très précise de chaque personnage, et même si la distribution change en cours de route, ça ne modifie pas l’idée que j’ai en tête. Quand j’écris concertos, comme sculpteur, je vois dans ma tête.

Avez-vous des exigences vocales très spécifiques ?

J’écris pour les chanteurs du répertoire, de grandes voix qui ont l’habitude d’interpréter Puccini, Mozart ou Wagner. Je n’exige pas de tessiture « avant-gardiste ». De manière générale, j’ai eu de très bonnes expériences avec les chanteurs. Aucun d’entre eux ne m’a jamais dit : « Je ne peux pas chanter ça, c’est trop compliqué ». Ma musique n’est pas traditionnelle, mais elle est toujours très chantable.

Avez-vous d’emblée su que vous vouliez des contre-ténors pour Trois sœurs ?

J’ai d’abord envisagé de confier tous les rôles à des voix de femmes, mais comme il y avait des personnages de militaires, je pensais que ça ne marcherait pas. Ensuite, j’ai pensé à faire le contraire, et quand j’ai imaginé une distribution exclusivement masculine, je me suis dit que ça fonctionnerait, exactement comme le kabuki. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai choisi un metteur en scène  japonais, le danseur et chorégraphe Ushio Amagatsu. J’avais vu un de ses spectacles avec sa compagnie Sankaï Juku, j’aimais beaucoup l’idée qu’il se charge de tout avec ses quatre danseurs : de la lumière, du décor… Il me fallait quelqu’un comme ça, de polyvalent, à l’inverse du Don Giovanni que j’avais dirigé, où chaque fonction était confiée à une personne différente. Bob Wilson est pour moi le metteur en scène idéal, puisqu’il se charge de tout. Amagatsu n’avait jamais fait d’opéra, mais le projet l’a intéressé. Pour être sûr que nous pouvions travailler ensemble, nous avons fait Le Château de Barbe-Bleue à Tokyo. C’était un spectacle visuellement magnifique, très réussi. J’en ai conclu que notre association fonctionnait, donc nous avons fait Trois Sœurs, et plus tard Lady Sarashina.

Vous dites que vous changez de style pour chaque opéra. Votre musique est pourtant reconnaissable ?

Je n’ai pas un style musical unique, mais chacune de mes pièces a un style. Je pourrais composer trois œuvres pour le même théâtre dans trois styles différents. Si l’on se réfère à un autre art, il y a chez les grands cinéastes des éléments que l’on reconnaît, mais ils ont le droit de changer de style d’un film à l’autre. J’apprends beaucoup du cinéma : j’y trouve une liberté, et j’essaye de penser de la même façon. Prenons l’exemple d’un film historique, à costumes. Quand j’écris un opéra qui se passe à une époque passée, je ne compose pas de la musique du XVIIIe siècle, mais je peux en imiter les formes. Dans Le Balcon, il y a le personnage de l’Envoyé de la Cour. Je lui ai écrit un air dans le style de Lully. Dans Love and Other Demons, la mère de Sierva est censée avoir été l’élève de Scarlatti, alors j’ai écrit pour le père un air dans le style de Scarlatti. J’ai joué au piano les 555 sonates pour voir, ça m’a pris trois jours, et ensuite j’ai choisi certains passages dramatiques de sa musique. Donc l’air est un amalgame d’éléments empruntés à Scarlatti, mais réécrits par moi.

Avez-vous d’autres opéra en vue ?

J’ai plusieurs projets en cours mais ils ne sont pas encore signés. Normalement, la composition d’un opéra me prend cinq ans, dont les deux tiers consacrés au texte. Je me mets à composer la musique quand le texte est absolument prêt. Après, je change très peu de choses, car si le livret fonctionne comme théâtre, il fonctionnera comme musique. En revanche, jusqu’à la fin de ma vie, j’ai le droit de changer, d’améliorer mes partitions. Pour Trois sœurs, je considère que c’est un opéra achevé ; l’Opéra de Vienne vient de le donner, ce qui montre bien que cette pièce a trouvé sa place dans le répertoire. Même chose pour Le Balcon et pour Lady Sarashina, je n’y toucherai plus. J’ai ajouté deux scènes à Love and Other Demons, il manque une scène dans Angels in America, et je travaille encore sur Senza sangue, pour réduire l’instrumentation, l’alléger.

Que pensez-vous du monde l’opéra aujourd’hui ?

J’ai des contacts très forts avec d’autres compositeurs. J’admire le travail de Luca Francesconi, même si ses œuvres forment vraiment un autre monde. J’estime beaucoup Dusapin, dont je trouve magnifique le Perelà. J’aime aussi Boesmans, et Hosokawa. Je n’ai pas de contact direct avec Thomas Adès, mais je connais bien sa Tempête, qui a récemment été montée à Budapest. J’essaye de suivre au maximum les créations de mes confrères. S’ils écrivent de bons opéras, cela aide tous les compositeurs, cela m’aide aussi, car cela crée un répertoire, chose très importante : nous vivons ainsi une nouvelle époque de l’opéra, comme il a pu en exister autrefois.

Propos recueillis le 31 mai 2016

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