En ce 2 septembre 2020, le soleil inonde le bureau de la ministre de la Culture que je suis alors. Je reçois Paul Hermelin et Pierre Audi, respectivement président et directeur du Festival d’Aix en Provence. Dans cette crise pandémique qui secoue le monde de la culture et tout spécialement celui du spectacle vivant, nous sommes en mode survie. Il faut tout sauver, tout protéger, se battre pour gagner les arbitrages budgétaires et convaincre les mécènes et les publics. En face de moi, Pierre Audi déploie tous ses talents de conviction et toutes les facettes de son charme charismatique. L’année 2019 a marqué sa prise de fonction à la tête du mythique Festival par un Requiem à la sauce Romeo Castellucci qui n’a pas manqué de secouer les puristes de ce temple mozartien. Mais je partage avec Pierre une certitude : l’art lyrique ne peut pas, ne doit pas se résoudre à n’être qu’une nostalgie ou un retour vers un passé idéalisé. Pierre Audi est un visionnaire qui rend l’opéra vivant au carrefour des esthétiques et des sensibilités et qui sait que tout vaut mieux que le ronronnement des facilités. C’est cette voie qu’il a choisie pour que le festival d’Aix reste un des plus grands festivals lyriques du monde. En ces temps d’incertitudes, je l’appuierai alors de toutes mes forces, renforçant entre nous une complicité qui ne se démentira pas.
L’annonce de sa mort en cette nuit funeste de mai a bouleversé tous ceux qui aiment l’opéra. Il était à Pékin pour développer les partenariats indispensables en ces temps de disette budgétaire qui font craindre le pire pour nos institutions culturelles. Pierre Audi n’était pas un homme qui s’économisait et quand certains mécènes ont fait faux bond au Festival d’Aix le mettant ainsi en péril, il a financé certains projets sur sa cassette personnelle sans en faire la moindre communication.
Son parcours parle pour lui. Après avoir lancé un ciné-club au Lycée français de Beyrouth où il est élève, il poursuit ses études en Grande-Bretagne et n’a que 22 ans quand il crée The Almeida Theatre Company où il détonne dans l’ambiance shakespearienne de référence. Tout interpelle et attire l’attention en particulier le festival de musique contemporaine qui met en vedette Wolfgang Rihm ou Alfred Schnittke mais aussi Morton Feldman ou Steve Reich. Il y fallait un culot d’enfer pour assurer avec succès une telle programmation. Cette incroyable prise de risque lui vaut d’être appelé à la tête de l’Opéra national d’Amsterdam qu’il dirigera pendant trente ans. Là encore, on reste ébaubi devant les choix artistiques de Pierre Audi, telle la machinerie de Drottningholm pour Zoroastre de Rameau, l’apport de plasticiens rares à l’opéra comme Georg Baselitz, Anish Kapoor ou Karel Appel avec qui il constitua un duo d’enfer au festival de Salzbourg pour sauver une intégrale Mozart.
2015 le voit prendre la direction artistique du Park Avenue Armory, lieu gigantesque qui lui permet d’accueillir les installations d’Ivo van Hove ou d’Ariane Mnouchkine. A l’Opéra de Paris, il met en scène aussi bien une Tosca de facture classique qu’une Fin de Partie de György Kurtag dans une virtuose direction d’acteurs. 2019, enfin pourrait-on dire, c’est l’arrivée au Festival d’Aix en Provence avec une programmation éblouissante, parfois dérangeante mais toujours stimulante comme Résurrection au Stadium de Vitrolles dans la mise en scène de Romeo Castellucci qui n’a pas laissé indemnes les spectateurs et prend aujourd’hui un relief particulier au moment ou Pierre Audi nous quitte. Les mots de Castellucci expliquant sa vision de l’œuvre de Mahler résonnent alors comme un adieu :
« Il s’agit d’assurer pleinement le mot fin, de le célébrer pour ainsi dire au revers d’une fête où la danse se poursuit, où toutes les présences sont appelées à disparaître telles des flammes ardentes… »
Très cher Pierre, nous te gardons dans notre cœur avec une reconnaissance infinie pour ce que tu as apporté à l’art, à la musique et à la beauté.