Il n’y a peut-être rien de plus terrible que la mort des enfants. Si les végétaux meurent avant de renaître et de fleurir à nouveau, pourquoi un enfant parti ne pourrait-il pas revenir ? Pourquoi un miracle ne pourrait-il pas survenir ? La question est tant morale que métaphysique. Et si le miracle survient, ramène-t-il vraiment l’enfant (on sait que non) ou permet-il simplement de continuer de vivre avec l’absence ?
Pour leur quatrième opéra, George Benjamin et Martin Crimp explorent les thèmes de l’absence, du bonheur, de l’illusion, de la possibilité du bonheur suite à la catastrophe. Façon de parler d’une résurrection. Suite à la perte de son enfant, une femme reçoit une liste de personnes à rencontrer. Si elle parvient à ramener un bouton du vêtement d’une personne authentiquement heureuse, un miracle pourra se produire. Reste que le bonheur n’est souvent qu’une apparence ou une illusion. Au mieux, un très fragile équilibre. Au terme de sa quête, la femme rencontrera Zabelle, dont on ne sait si elle est finalement parfaitement heureuse parce qu’elle a elle-même réussi à accepter l’inacceptable : la mort des enfants et la culpabilité. Peut-être la femme se rencontre-t-elle elle-même, peut-être Zabelle n’existe-t-elle pas.
Le texte de Martin Crimp est puissant parce que simple et elliptique. Il permet au compositeur d’insuffler un rythme jamais rompu à une musique harmoniquement et rythmiquement complexe qui, toutefois, ne renonce jamais à la clarté de la ligne de chant et où la perfection formelle ne sacrifie rien à l’intensité émotionnelle. Les rencontres sont l’occasion d’ensembles d’une grand beauté mélodique qui, parfois, prennent des accents baroques. C’est le cas du duo des amants – première rencontre – qui chantent leur félicité sur un piédestal qui les présente comme une sculpture baroque où le mouvement des deux corps efface toute individualité.
Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma situent l’action dans un cadre neutre, à la fois universel et hors du monde. On pourrait y voir un musée, sorte de white cube fait de murs d’aluminium, où défilent espoirs, illusions et déceptions. Seule la rencontre avec Zabelle verra advenir un monde onirique, somptueux en apparence mais terrifiant lorsqu’on sait que, dans le cadre de ses œuvres vidéo, Hicham Berrada reproduit l’action d’agents chimiques qui rendent leur milieu plastiquement éblouissant mais impropre à toute vie. Comme si le bonheur parfait n’était qu’une apparence mortifère ou comme s’il n’était possible de renaître qu’en sublimant les ruines.
Composée pour les interprètes de sa création, l’œuvre est servie par une distribution idéale. Marianne Crebassa est une Woman anéantie mais résolue, sorte de Pietà à la recherche du miracle d’une dimension supérieure. On connaît son timbre chaud, sa voix ronde, sa projection exemplaire et ses graves nourris. En retrait quand le texte l’exige, le son s’ouvre quand la douleur se fait plus vive. John Brancy sert les rôles de l’Artisan et du Collectionneur par un registre impressionnant et une technique imperceptible mais à l’évidence maîtrisée. Le baryton est à l’aise tant dans le très grave que le très aigu, ce qui permet de placer ses personnages dans une sphère irréelle. Beate Mordal, qui incarne la Compositrice et l’Amante, offre une projection plus incisive et une voix bien accrochée, souple et légère qui contraste remarquablement avec le caractère dramatique des deux autres rôles féminins. Le contre-ténor Cameron Shahbazi, dans les rôles de l’Amant et de l’Assistant de la compositrice, signe une prestation sensuelle, tant au niveau du jeu que de la rondeur du timbre. Enfin, la Zabelle d’Anna Prohaska est mystérieuse comme il sied. Son timbre et celui de Marianne Crebassa, s’ils sont très différents, présentent une homogénéité de couleur qui suggère le destin commun que le livret leur prête.
Avec le Mahler Chamber Orchestra qu’il dirige pour l’occasion, le compositeur a pu ciseler sa partition. La formation semble en effet capable de rendre compte des nuances de couleur et des jeux de timbres les plus subtils. Il assure, avec la femme, la cohérence d’une œuvre qui combine continuité et discontinuité, trajectoire individuelle et destins singuliers. Quand les chances de voir advenir le miracle semblent lointaines, l’orchestre reprend systématiquement un même motif, une sorte de glas joyeux, la possibilité d’une fin heureuse quand tout est sombre. L’orchestre suit l’évolution psychologique des protagonistes, la musique ou son interprétation se déstructure et se délite avec les sentiments mais conserve toujours, en dernière instance, une cohérence formelle remarquable au service d’une grande charge émotionnelle.
Opéra intime (peut-être pourrait-on parler d’opéra de chambre), conçu pour un lieu intime – le Théâtre du jeu de paume –, Picture a Day Like This touche de très près les plus belles questions métaphysiques. Preuve que l’opéra n’a pas besoin de démonstrations de virtuosité pour atteindre la nécessité la plus vive : celle de vivre malgré tout.