L’action circulaire de La finta giardiniera, cet opéra de jeunesse de Mozart, pourrait faire penser à Reigen (Schnitzler-Boesmans) : chacun des personnages cherche à éveiller l’amour d’un tiers plutôt que de répondre à l’amant déclaré. Nardo veut séduire Serpetta, qui cherche à conquérir le Podestat, soupirant de Sandrina. A côté de ces rôles bouffes, Ramiro ne vit que pour Arminda, qui lorgne du côté de Belfiore lequel voit renaître son amour pour Sandrina. Cette dernière n’est pas la jardinière qu’elle prétend, mais une marquise qui a échappé à la mort que Belfiore jaloux lui réservait. Bref, une intrigue embrouillée et riche en rebondissements – dont l’invraisemblance n’étonnait pas les amateurs d’opera buffa du XVIIIe siècle – pour aboutir à l’équilibre retrouvé avec le triple mariage auquel assiste, résigné, le podestat, magistrat ridicule et sympathique qui n’a pu séduire la jeunesse.
A dix-huit ans, Mozart parodie Anfossi dans un ouvrage prémonitoire des « grands », notamment de ce qu’il est convenu d’appeler la trilogie Da Ponte. Chaque air, chaque ensemble, chaque récitatif nous renvoie à ses chefs-d’œuvre. Les marionnettes du livret trouvent leur âme dès qu’il les fait chanter : la vie déborde les conventions et les imbroglios. L’ouvrage est le plus long qu’ait écrit Mozart. Il pratiqua des coupures lors des reprises et en tira un singspiel qui demeura longtemps la seule trace de l’opera buffa original.
La mise en scène de David Lescot confirme ses remarquables qualités : intelligence, efficacité, humilité aussi. Un travail totalement engagé au service de la compréhension de l’œuvre avec un humour discret et jamais vulgaire. Le plateau est toujours animée avec goût et pertinence. Le décor est réduit au strict minimum. Les plantes en pots, les haies se renouvellent en fonction de l’action. Ainsi la ronde incessante de deux jardiniers, animant un ballet de brouettes, armés de la panoplie de l’emploi.
Au deuxième acte, l’apparition stupéfiante de la forêt où les protagonistes vont se poursuivre est une trouvaille originale, bienvenue. L’ensemble est servi par un éclairage recherché.
La distribution fait la part belle à de jeunes interprètes dont c’est pour la plupart la prise de rôle. Le travail d’équipe est manifeste, parfaitement rôdé. L’équilibre des interventions musicales privilégie Sandrina et Belfiore, la marquise-jardinière et le comte.
La fraîcheur et la plénitude d’Erin Morley (Sandrina-Violante) le disputent à sa grande pureté d’émission et une maîtrise technique éblouissante, tour-à-tour drôle, espiègle, superficielle, émouvante. De l’émotion vraie de « Geme la tortorella » au pathétique de « Crudeli, fermate » et au désespoir de «Ah ! Dal pianto », tout est réussi avec brio. Belfiore jeune fat sûr de sa séduction, est Enea Scala, puissant ténor, ravissant de légèreté et d’énergie. Qu’il s’agisse de scènes bouffes, directement issues de la Commedia dell’arte, telle l’énumération de sa prétendue généalogie (« Da Sirocco a Tramontana ») ou d’une parodie de folie (« Già divento freddo ») comme du lyrisme magique du récitatif « Dove mai son ? » où les deux amants se retrouvent comme au premier jour, le bonheur est constant. Serpetta – Maria Savastano – est une soubrette idéale : vive, acide, friponne. Un tempérament et une grande voix, Suzanne et Marcelline à la fois. Arminda, une peste prétentieuse et nièce autoritaire du podestat, est Marie-Adeline Henry, flamboyante, avec une belle projection. Sa coquetterie est patente dans « Si promette facilmente », mais son « Vorei punir ti indegno » au deuxième acte nous émeut par sa force. Ramiro, destiné à l’origine à une voix de castrat, d’une mélancolie touchante, n’est ici jamais pleunichard ou caricatural. Marie Claude Chappuis (qui a enregistré le rôle avec René Jacobs) incarne avec justesse le jeune amoureux éconduit par sa virago. L’aria « Se l’augellin » campe un personnage tendre et émouvant. La violence de son « Va pure al altri in braccio » est juste, servie par une belle voix ample, chaleureuse, généreuse et à la conduite exemplaire, dont le naturel force l’admiration. Nardo, faux cousin de la fausse jardinière, est un beau baryton, excellent comédien : Nicolai Borchev dont l’aisance vocale paraît naturelle. Le Podestat a la voix de l’emploi : un ténor proche du baryton-Martin, Carlo Allemano, remarquable malgré quelques inégalités dans les changements de registre.
Emmanuelle Haïm connaît son Mozart. L’orchestre est superlatif. Direction fouillée et attentive, phrasés justes, mise en place exigeante, millimétrée, mais avec une vie sensuelle intense et colorée, bref, la perfection stylistique. Les ensembles atteignent une qualité rare : précision exemplaire, équilibre et harmonie, vie, tout est là.