Qu’ils soient d’origine psychosomatique ou organique, les problèmes de santé de Chostakovitch ne sont pas récents quand au début de 1969 il est hospitalisé pendant deux mois. Depuis une dizaine d’années son corps se délabre et la pensée de sa mort est récurrente. Cet évènement inéluctable n’est pas pour lui un passage, mais strictement sa fin, car il ne croit pas qu’il y ait un au-delà. C’est dans ce contexte qu’il compose sa quatorzième symphonie, l’œuvre étrange proposée au programme de cette édition du Festival de la Valle d’Itria intitulée Guerre et paix.
Dédiée à Benjamin Britten, dont l’opéra antimilitariste Owen Wingrave est aussi à l’affiche à Martina Franca, cette composition atypique enchaîne onze mouvements qui enchâssent onze poèmes dont le thème unique est la mort. Au sein de l’orchestre composé de cordes, de percussions, d’un célesta, deux chanteurs, une soprano et une basse, interprètent ces textes mis en musique, signés Federico Garcia Lorca, Guillaume Apollinaire, Wilhelm Küchelbecker et Rainer Maria Rilke. A la soprano reviennent les mouvements 2, 4, 5 et 10, à la basse, les 1, 7 et 9, les deux solistes chantent dans les mouvements 3 et 6 et se rejoignent en duo pour le 11.
© clarissa lapolla
Chostakovitch lui-même hésita à définir sa création hybride, avant d’opter pour « symphonie ». Ce qui frappe, dans l’interprétation probablement très fidèle aux intentions du compositeur donnée à Martina Franca, c’est une sorte d’abnégation des moyens, tant instrumentaux que vocaux. La partition est lyrique, mais elle n’a pas l’ostentation que peuvent revêtir les compositions ayant la mort pour thème. Dans la mesure où, pour lui, il n’y a pas d’après, le musicien bannit l’emphase vocale ou les envolées instrumentales vers l’on-ne-sait-quoi de mystérieux que d’autres compositeurs utilisent pour suggérer un ailleurs paradisiaque afin d’adoucir la brutalité de l’évènement : la vie est morte.
Cela posé, la musique accompagne l’amertume ou la violence des textes, qu’il s’agisse de la Malagueña où les va-et-vient de la mort sur le rythme de la danse imposent avec le claquement des castagnettes son avènement inéluctable et toujours renouvelé, ou de la Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople, où l’ironie cinglante des cordes et l’impact des percussions font de la mort risquée pour cette bravade un horizon préférable à une interminable répression. Peut-être un écho des sentiments secrets liés à la relation tourmentée de Chostakovitch au pouvoir soviétique ?
Conformément aux indications, les mouvements 2,3 et 4, puis 5,6 et 7, enfin les 10 et 11 sont exécutés sans pause intermédiaire. La mort omniprésente dans le poème de Lorca est illustrée dans Loreley par le suicide du personnage, qui choisit ce moyen d’échapper à ses oppresseurs et de rester elle-même. Le suicidé, de Guillaume Apollinaire, est l’exception de ce cycle par l’extension et l’expressivité vocales demandés au soprano pour rendre compte de la violence des images et pour poser la conclusion « sans croix », peut-être affirmation renouvelée de l’adhésion à la formule sur l’opium du peuple, qui l’éloigna de Soljenitsyne. Un esprit qu’on retrouve dans les textes 5 et 6, où les soldats, celui qui va mourir, ceux qui sont morts, n’ont d’autre étoile que la femme qu’ils ont aimée.
© clarissa lapolla
Car il est difficile d’écouter cette œuvre sans la relier à la biographie du compositeur, de ne pas voir par exemple dans son choix du poème que Wilhelm Küchelbecker dédia à son contemporain Delvig, décédé de tuberculose et du typhus à peine trentenaire, après une décennie de persécution par le pouvoir tsariste, une défense voilée des artistes et intellectuels alors – 1969 – harcelés et un écho de sa propre expérience. Et La mort du poète où Rilke décrit la fin du monde puisque celui en qui il s’incarnait n’y est plus, est très probablement le substitut de celle du compositeur.
En duo, la chanteuse et le chanteur le répètent avec Rilke : la mort est en nous et elle hurle en nous ! Qu’ajouter ? Rien. Et l’œuvre s’arrête, abruptement, comme la mort elle-même.
Ce dépouillement laisse interdit, et il faut quelques secondes à l’auditoire nombreux de la cour du palais ducal de Martina Franca pour reprendre ses esprits et applaudir longuement les interprètes. Annoncé comme basse, Adolfo Corrado semble n’avoir pas les notes les plus graves, et devoir les émettre en mode piano sans forcer augmente probablement la difficulté. Il est manifestement plus à l’aise dans Loreley où il peut donner plus de voix pour incarner le brutal prédateur. La couleur est agréable et la projection assez bonne. Elle semble meilleure pour Lidia Fridman, mais c’est peut-être l’avantage des voix claires ; en tout cas, comme son partenaire, elle module sa voix avec l’économie requise pour libérer le sens, avec l’exception relative du Suicidé, mentionnée plus haut.
Composé des élèves de l’Académie de la Scala, l’orchestre fait preuve d’une grande discipline et Fabio Luisi obtient des cordes des exhalaisons sonores diffuses comme de longs soupirs, des effusions sourdes, des proliférations insidieuses et subtiles qui deviennent des tourbillons obsédants ou frustrants. Ce substrat est ponctué avec une précision implacable par des percussions à la puissance contrôlée, dont les répétitions rythmiques disent l’immuabilité de la mort ou l’ennui mortel de la détention, et orné ironiquement par la légèreté iconoclaste d’un célesta. Le pouvoir de suggestion de cette musique est très fort, et c’est la gratitude de l’avoir reçu qu’a exprimée l’auditoire.