Des enfants jouent sur des rails, au milieu d’un champ de maïs. Ils se couchent sur la voie ferrée. On entend à l’orchestre (cuivres et percussions) un train s’approcher puis surgir dans un énorme crescendo et une montée chromatique triple fortissimo, passer au-dessus des enfants et des spectateurs sur un immense écran.
Réalisme, coup dans l’estomac, puissance impérieuse de l’image, quatre cors, deux trompettes, deux trombones, six toms-toms (!), d’emblée de grands moyens pour empoigner le spectateur.
Cet opéra est né d’un film réalisé en 1990 par le cinéaste suisse Xavier Koller, et oscarisé comme meilleur film étranger. Reise der Hoffnung racontait, mi-documentaire, mi-fiction, l’odyssée d’une famille kurde quittant son village après avoir bradé ses champs et sa maison pour une Suisse-paradis imaginée d’après une carte postale (montagnes enneigées, lumière d’idylle). Origine plus lointaine, un fait divers qui avait fait quelques lignes dans un journal : le destin brisé d’une famille turque de migrants et un enfant de six ans mort de froid au col du Splügen, entre l’Italie et la Suisse. Une de ces histoires qu’on lit chaque jour. Vies anéanties, passeurs, centres de rétention, droit d’asile, campements sauvages, immigration économique, noyades, naufrages des corps et des espoirs… Drames anonymes et presque quotidiens. Mais parfois, au fil d’un reportage, des visages, des regards, des histoires, une émotion éphémère, avant de passer à autre chose.
Une interrogation
Si ce sujet on ne peut plus contemporain a été abordé au théâtre, au cinéma, c’est la première fois, sauf erreur, qu’il est abordé à l’opéra. Et c’est une belle création, émouvante, prenante.
Mais on nous permettra d’avouer ici que la dernière image qui nous en restera sera le visage et la colère d’un jeune confrère de la presse écrite, s’éloignant à grands pas après s’être dit « ulcéré » qu’on fasse d’un tel drame un spectacle « ici », dans le temple de la bonne société genevoise qu’est le Grand Théâtre. Belle musique, belle mise en scène, mais, disait-il, si on leur présente le problème dans la vraie vie, ils vous répondent que « la barque est pleine ». Indignation morale dirons-nous dans la ville de Rousseau, qui est aussi celle du Haut Commissariat aux Réfugiés. Et dans un pays où les non-nationaux constituent tout de même un quart de la population (en France 5%, au Royaume-Uni 10%). On mentionne cette réaction parce que, sans doute simplement empoigné par ce qu’on avait vu et entendu, on ne l’avait pas eue, et qu’elle est peut-être légitime et partagée.
Oser l’espoir ?
« Le devoir de l’art est de faire aller les gens plus loin », dit Christian Jost, compositeur allemand né en 1963, dont la musique est « très cinématographique », comme le dit Aviel Cahn, le directeur du GTG, qui lui a commandé cette partition, dont la création a été retardée par le Covid. Le spectacle devait s’inscrire dans la programmation 2019-2020 intitulée « Osez l’espoir », mais il s’inscrit parfaitement dans l’actuelle, sous-titrée « Mondes en migration ».
Fable, parabole, tragédie ?
Après le prologue sur les rails, le découpage, démarqué de celui du film, sera en trois actes. Premier acte, « le paradis », celui que le père Haydar fait miroiter à sa femme Meryem : conversation dans le champ de maïs, ponctuée par un violon songeur, la terre vendue pour trois fois rien à un voisin, la maison brutalement vidée. Sur l’écran sont alors projetées les images des souvenirs qu’une main étrangère bazarde, des tableaux familiers qu’on décroche des murs. Choix de ne partir qu’avec le plus jeune des trois enfants, Ali (« C’est un cadeau de Dieu, il nous portera chance »), plutôt qu’avec les deux adolescents Fatma et Güney.
Deuxième acte : les trois personnages marchent le long d’un chemin de campagne, puis d’une route. Des voitures les dépassent, il commence à pleuvoir, un camion s’arrête (irruption impressionnante de ce camion sur la scène, avec ses phares jaunes), on monte dans la cabine, le chauffeur est un brave type, il donne du chocolat à Ali, il évoque le paradis d’où il vient : « Là-bas tout est propre comme un salon-lavoir »). On arrive à la frontière. Un uniforme de policier italien. Tout s’arrête.
Tableau suivant : les sous-sols de la gare de Milan ; les trois voyageurs s’y réfugient, entourés d’immigrés hagards, qui dorment, cernés de leurs paquets, sur un carrelage que nettoie une femme de ménage indifférente. Le petit garçon est malade, une femme-médecin vient l’examiner : « Il a la fièvre, il doit se reposer, rentrez vite chez vous ».
Séquence suivante : Haydar dans un bistrot voisin (boule lumineuse au plafond, écran diffusant des images de foot) négocie avec un passeur. Les derniers billets, puis les boucles d’oreille et l’alliance de Meryem ne suffisent pas. Haydar signe une reconnaissance de dette, « la moitié de tout ce que tu gagneras là-bas, avec l’autre moitié vous vous en sortirez ».
Troisième acte : dans la montagne. Cheminement pénible dans la neige. Meryem se tord la cheville. Des garde-frontière s’approchent avec leur chien. « Partez tous les deux, on se retrouvera plus loin », dit Meryem. Le froid est intense, Ali est épuisé, il a des hallucinations, il croit voir un monstre, puis ses frère et sœur, Haydar le porte, essaie de le réchauffer, mais l’enfant meurt dans ses bras.
Image ultime : un bureau, un policier. « Immigration illégale, homicide involontaire, pourquoi êtes-vous venu ici ? – J’avais de l’espoir. »
Voilà cette tragédie simple, devenue banale. Peut-être faudrait-il dire cette fable ou cette parabole ? D’abord un mirage, une illusion, un espoir, et puis la fatalité, le destin. Un drame individuel, émouvant, qui se souvient de l’aspect documentaire qu’avait le film de Xavier Koller. Un constat, peut-être fataliste. Ce n’est pas le lieu pour une analyse politique. Le livret de Kata Wéber a la brièveté d’une épure, quelques phrases simples, des situations, des images. Belles. Trop belles ?
Car c’est un très beau spectacle.
La force de l’image
Pour sa mise en scène, Kornel Mundruczó, lui aussi cinéaste, s’est ici associé à la scénographe Monika Pormale qui sur cette même scène avait donné récemment deux spectacles très réussis, L’Affaire Makropoulos et Sleepless. Dans le premier, elle avait fait largement usage de projections sur écran et pour le second, lui aussi un drame aux allures de fable, de décors colorés, changeants, séduisants, aux couleurs acidulées. Ici encore, sous des éclairages flatteurs (de Felice Ross), ce qui pourrait être sordide devient imagerie de BD ou de livre pour enfants ou de comédie musicale.
Avec de singuliers effets de réel. Surgissent parfois deux cameramen qui s’approchent au plus près des visages. Le premier de ces gros plans, dans la séquence du champ de maïs, se focalise sur la main d’Haydar égrenant une poignée de (vraie) terre. Puissance singulière de l’image projetée qui attire l’œil irrésistiblement et le détourne de ce qui pourtant se déroule réellement sur la scène.
D’autres plans montreront les trois voyageurs dans la cabine du camion (gouttes de pluie sur le pare-brise, barre de chocolat Ragusa, emblèmatiquement suisse…) ou les visages des immigrés dans les toilettes de la gare. Des figurants d’ailleurs recrutés auprès de différents organismes d’aide aux migrants, qui jouent en somme leur propre histoire et à certain moment se tourneront vers la salle comme pour la prendre à témoin. Gêne ?
Comme au Châtelet
A ces plans en direct, s’ajoutent des projections documentaires (des foules sur un quai de gare, ou en marche sur une route) ou suggestives (le vent agitant les cultures, la plaine turque, une autoroute sous la pluie), et sur la scène des décors apparaissant-disparaissant (le camion rouge devenant café louche, un gyrophare bleu), et, parangon de théâtralité, l’installation d’une colossale montagne, trois ou quatre massifs de carton-pâte ou de polystyrène qui s’assemblent comme au Châtelet jadis pour figurer un col enneigé, beau comme sur une brochure de voyagiste, avec des projections de nuages en arrière-plan et des brumes montant de la vallée tout à fait bluffantes.
On fait, oui, d’un drame, d’une tragédie, un spectacle, de l’illusion théâtrale, en un mot du plaisir. C’est troublant. Mais séduisant.
Une déferlante sonore
Et la musique de Christian Jost y participe par sa puissance. Si les cuivres, très conquérants, et les percussions, omniprésentes, s’emparent du spectateur, c’est à un violon soliste que revient d’incarner au premier acte les tourments d’Haydar, le violon virtuose de Hae Sun-Kang, de l’Ensemble Intercontenporain, invitée d’un Orchestre de la Suisse Romande par ailleurs resplendissant sous la baguette de Gabriel Feltz dans le débrouillage d’une orchestration déferlante, tandis qu’au troisième acte c’est la trompette d’Olivier Bombrun, non moins brillante, qui tiendra ce rôle.
Polyrythmies, superpositions de timbres (omniprésence du marimba), grands riffs de trombones, parfois sur des tapis de cordes, c’est presque une symphonie avec voix qui se donne à entendre, un continuum expressionniste, un voyage sonore, dit le compositeur, fondé sur des cellules structurantes, parfois tourbillonnant comme des spirales obsessionnelles.
Créer des images avec des sons
Le violon et la prédominance des bois créent dès le projet d’exil un climat d’angoisse, sur lequel se posera le dialogue de Haydar (l’ample et large baryton de Kartal Karagedik, crédible vocalement et physiquement) et le mezzo très charnu, vibrant d’humanité de Rihab Chaieb.
On est frappé par l’ambitus réduit des lignes vocales des deux personnages principaux, comme pour marquer l’étroitesse de leur marge de liberté. Ajoutons que les interprètes, l’une aux origines tunisiennes et l’autre turc installé à Hambourg, nourrissent sans doute leurs personnages de leurs souvenirs personnels ou familiaux.
En revanche, lors du marchandage avec le paysan, percussions et cuivres entreront soudain en jeu, comme pour figurer le destin en marche, et on constatera que, comme tous les comparses, ce maquignon aura droit à quelques figures vocales plus flexibles, moins entravées.
Tous remarquables, les seconds rôles, ici Omar Mancini, comme plus tard Ivan Thirion, le camionneur au grand cœur, ou l’insinuant Haci Baba (le passeur, chanté par Denzil Delaere, ténor à la belle projection) donneront épaisseur théâtrale et vocale à leur rôle, parfois fort court. Mention particulière à l’excellente Julieth Lozano, dans le rôle du médecin, dotée sans doute des phrases les plus lyriques de la partition, et qui, dans un trio au deuxième acte avec Haydar et Meryem, participe à l’un des moments les plus émouvants de la partition, moment de fraternité et de répit.
Le rôle d’Ali lui aussi bénéficie de lignes vocales moins ténébreuses que ses deux parents, et plus mémorisables par les deux jeunes garçons qui le chantent en alternance. Ulysse Liechti était, le jour de la première, d’une lumineuse sincérité. Rien de plus touchant que la fraîcheur de cette voix de presqu’enfant passant par dessus un tissu orchestral très dru.
Figuralisme orchestral
La partition d’orchestre dans son foisonnement, dans son figuralisme, mériterait d’être entendue au concert dans la puissance de sa matière sonore, de ses pulsations souterraines, ses stridences parfois, ses déchirements dans la scène de l’adieu (entrelacs de trompettes comme hagardes, puis hurlements avec sirènes, et retour des spirales-leitmotives) ; les transitions entre les scènes sont particulièrement ahurissantes, notamment le grand tohu-bohu de la route, avec sifflements des bois, sombres harcèlements de percussions, hurlements de cuivres, rafales de vibraphone et woodblocks en folie !
Mais l’émotion des lamenti
Ces grands déferlements brutaux, quasi sauvages, évidemment atonaux, jouent de toute la palette des timbres. Tout se superpose, rythme et sonorités, dans de violents cataclysmes, qui s’effacent pour ne pas couvrir (trop) les voix et par exemple le touchant duo des deux femmes a cappella (Méryem et le médecin) bientôt rejointes par Haydar et des cordes frissonnantes et pathétiques pour un des rares moments où on les entend à découvert.
Peu après viendra un autre moment lyrique, une manière de lamento chanté par le père, « Nous ne sommes pas faits pour ce monde », ample phrase sur un tapis de cordes ponctué par le vibraphone et le marimba piano, l’une des premières pages où toute l’ampleur de Kartal Karagedik pourra se déployer dans un crescendo où s’inséreront les phrases de plus en plus douloureuses de la mère – c’est le moment où elle se résoudra à vendre boucles d’oreille et alliance, son passé autrement dit.
L’émotion au sommet
La transition vers l’acte 3 donnera prétexte à de vastes appels de cors et de trombones propres à évoquer un drame en montagne, très cinéma pour le coup, au sens hollywoodien du terme, puis à une manière de concerto pour trompettes, un peu jazzy d’ailleurs.
C’est là que se déploiera, au terme d’une ascension difficile, un autre sommet d’émotion, quand se seront apaisés les déferlements de marimba et de contrebasses qui l’auront accompagnée : successivement, un grand crescendo chromatique des bois entrelacés de notes de vibraphone et d’appels d’une trompette à la Miles Davis, l’hallucination d’Ali resté seul, ses phrases en arabesques, démunies, fragiles, l’apparition fantasmée de Fatma et Güney, puis après la mort de l’enfant, la déploration du père culminant sur de douloureuses vocalises, quand il prendra conscience que l’âme de son fils qu’il porte dans ses bras, se sera envolée. Enfin le cri déchirant de la mère, « L’horreur ! L’horreur ! Tout ce que nous étions est mort » sur une mer de fanfares consternées. Scène tragique, puissante, forte.
La suite, on l’a dite plus haut : le bureau de la police, le « J’avais de l’espoir » de Haydar, de nouveaux appels de cors et de trompettes, qui s’apaiseront, un dernier accord funèbre et deux pizz de cordes pour finir.
Applaudissements chaleureux d’un public saisi par l’émotion. Ensuite, selon la sensibilité de chacun, pourra venir le temps des questions.