Cela fait tout juste un an que la production de Lakmé signée Laurent Pelly a été créée à l’Opéra Comique. Avant de paraître en novembre sur la scène de Strasbourg, voici cette Lakmé débarquée sur les rivages de Nice.
Cette proposition scénique, esthétiquement très réussie, s’écarte d’un certain réalisme orientalisant en allant puiser, plus à l’Orient encore que l’Inde, dans un réservoir d’idées et de formes théâtrales japonaises. Si les personnages de colons anglais ont encore quelque chose de réaliste, bien que tirés vers le croquis ironique, Lakmé, Nilakhanta et les Indous ont une gestuelle et des déplacements très codifiés. On remarque également la présence de kurogo, ces hommes vêtus de noir et au visage dissimulé par un voile qui permettent aux acteurs de kabuki de changer de costume à vue ou qui manipulent aux côtés de leur maître les marionnettes du bunraku.
La scène apparaît alors comme un lieu à l’équilibre précaire, fait de rites et de codes, que les colons anglais viennent perturber en passant au travers d’une déchirure dans le fond de la scène – image du sacrilège par excellence (même dans le christianisme, puisque la mort du Christ entraîne le déchirement du voile au temple de Salomon) et qui renvoie aussi dans notre imaginaire collectif à une perte de l’innocence.
Les décors de Camille Dugas, élégamment éclairés par Joël Adam, donnent le sentiment d’être face à un livre d’images déployées sur le plateau, à l’image de ces lanternes dorées, tirées en accordéon sur la scène à l’acte II et qui figurent le marché, ou bien encore ce tapis de fleurs en papier répandues sur le plateau à l’acte III. L’un des moments les plus réussis du spectacle est peut-être le tableau qui accompagne l’air des clochettes : Lakmé chante dans une charrette, la foule assemblée autour d’elle, tandis qu’un écran descend des cintres et que des manipulateurs tiennent en main des figures dont les ombres sont projetées sur l’écran et illustrent le récit de la fille du Brahmane.
Ce merveilleux, qui n’est pas sans rappeler les contes animés de Michel Ocelot, permet aussi de révéler, en le mettant à distance, l’orientalisme un peu embarrassant de l’œuvre, en rappelant sans cesse que nous sommes au théâtre : les personnages apparaissent comme des figures de papier et agissent parfois de manière strictement théâtrale. Ils peuvent par exemple faire semblant de changer d’espace en parcourant le plateau plusieurs fois de droite à gauche ou bien occuper une place conventionnelle comme les membres du chœur assis sur des chaises de chaque côté de la scène à l’acte III.
On sait que le metteur en scène n’était pas présent sur cette reprise et l’ensemble manque tout de même un peu de fluidité : les interprètes semblent parfois hésiter entre un jeu naturaliste et un jeu plus conventionnel, tandis que les déplacements des membres du Chœur de l’Opéra de Nice, pourtant musicalement irréprochables, demeurent très mécaniques ; comme si seule la forme rigide de la chorégraphie avait été transmise, sans son esprit.
Dans le rôle-titre, Kathryn Lewek impressionne. L’interprète, qu’on connaît encore surtout pour ses interprétations sensationnelles de la Reine de la Nuit – une chanteuse a-t-elle jamais émis un des contre-fa aussi riches en harmoniques ? – possède une voix singulière : la tessiture et l’agilité d’une colorature, mais un timbre capiteux, très dense de soprano lyrique, voire dramatique. Cette prise de rôle met en valeur ses qualités (une musicalité soignée et des contre-notes électrisantes), comme ses défauts (une partie de la tessiture située entre le haut médium et les aigus sonne émaciée). On se situe en tout cas très loin des Lakmé scintillantes et claires (« pures » ?) qu’on a l’habitude d’entendre : c’est comme si le personnage était habité par une sensualité débordante difficile à contenir. La toute fin de l’opéra est d’une beauté à couper le souffle, l’interprète usant de piani et de messa di voce ensorcelants.
Les interprètes masculins de la distribution sont moins convainquants. Le Nilakantha du niçois Jean-Luc Ballestra est un peu rustre et cela conviendrait tout à fait au personnage si le timbre, surtout dans l’aigu, ne manquait autant d’étoffe. Méforme ou rôle peu adapté à sa tessiture ? En tout cas, cela fait perdre au personnage son autorité. Il n’y a que dans la douceur des stances « Lakmé, ton doux regard se voile » qu’il convainc, grâce à une émission vocale sur le fil et un phrasé sensible. Thomas Bettinger souffre de défauts comparables en Gérald : tout est chanté forte, surtout en première partie de spectacle. Il trouve plus de fragilité dans la suite du spectacle, mais peine à donner une dimension attachante à ce rôle, assez ingrat il est vrai…
Tous les seconds rôles n’appellent cependant que des éloges, à commencer par la Malika impressionnante de Madjouline Zerari, au vibrato marqué mais dont la voix se marie idéalement à celle de Kathryn Lewek. Impressionné par l’Ellen de Lauranne Oliva, nous nous disions dès la fin du spectacle que c’était une artiste à suivre : elle vient justement de remporter le premier prix du concours Voix Nouvelles ! Souhaitons que cela lui ouvre de nombreuses portes car l’artiste semble d’une sensibilité musicale rare et le timbre est d’un charme fou, fruité et charnu, sans que l’émission ne perde en clarté et la diction en précision. Elsa Roux Chamoux est aussi une jeune artiste à suivre : sa voix de mezzo claire est pleine de saveurs et on observe un vrai tempérament scénique. Quant à Svetlana Lifar, c’est une habituée du rôle qui fait merveille dans cet emploi, avec une voix pleine de caractère. Côté masculin, si Guillaume Andrieux est un peu en force au début de l’œuvre, il se fait par la suite plus nuancé et rappelle combien son timbre de baryton presque ténorisant est un atout singulier dans la caractérisation de son personnage. Les brèves interventions de Carl Ghazarossian en Hadki ne méritent que des louanges.
Dans la fosse, un habitué du répertoire français qui dirigeait cependant pour la première fois ce bijou de l’opéra du XIXe siècle français : Jacques Lacombe. Il met idéalement en valeur l’excellence des pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Nice, qui n’a rien à envier à d’autres formations françaises plus réputées. Dès l’ouverture de l’œuvre, le chef instaure un équilibre entre la densité sonore des interventions des cordes et des cuivres et la délicatesse des timbres de la petite harmonie, et le maintient tout au long de l’œuvre. La manière dont il soutient l’avancée du drame, tout en laissant s’exhaler la séduction des timbres des instruments, est un modèle de direction d’orchestre à l’opéra.