« Qu’on se promène de nuit dans une grande ville : partout on entend des instruments se faire violer avec une fureur solennelle – le tout entremêlé de sauvages hurlements. Qu’est-ce donc ? Les adolescents, qui sont en train de faire leurs dévotions à Wagner. » L’amer constat de Nietzsche (Wagner provoque la « corruption du goût » et la « corruption des idées » de la jeunesse) a un fond de vérité : le wagnérisme, avec toutes les poses et les imitations qu’il implique, a servi de table d’apprentissage à maints compositeurs dont les premières œuvres datent de la fin du XIXe siècle. Débuts de Bruckner, de Mahler, de Pfitzner, placés sous l’égide, momentanément indépassable, du Leitmotiv. Débuts aussi de Schoenberg qui entreprit, à 25 ans à peine, l’écriture de ses gigantesques Gurrelieder. Comme il se doit, les musiciens forment une foule compacte (150 instrumentistes, 160 choristes, 6 solistes), au service d’une trame où l’amour se mêle à la mort, dans un statisme hautement symbolique qui regarde sans vergogne vers Tristan. Les Gurrelieder sont pourtant bien plus qu’un pêché de jeunesse. Les textures sonores minérales (le prélude !), qui raffinent heureusement les boursouflures que l’on perçoit encore par moments, montrent un art trop puissant pour avoir Wagner comme seule aube : les chœurs, dans la troisième partie, ont un parfum « Sturm und Drang » qui n’est pas sans rappeler le Schumann des Scènes de Faust, auquel une bonne dose d’expressionisme aurait été ajoutée opportunément.
Le romantisme, le Jugendstill, la seconde école de Vienne et jusqu’aux prémisses de l’atonalisme : c’est donc tout cela qu’il faut saisir, dans les Gurrelieder, et c’est tout cela que les interprètes doivent laisser entendre. Pour guider l’Orchestre Philharmonique de Radio-France dans cette tâche hors-norme, qui mieux qu’Esa-Pekka Salonen ? On sait le talent incomparable du chef-compositeur pour rendre limpides les partitions les plus délicates. Prompte à construire une véritable narration musicale, sa battue, tout à la fois précise et passionnée, sécurise et galvanise dans un même mouvement des musiciens chauffés à blanc, portés à un niveau exceptionnel, chez eux dans le déploiement de sonorités oniriques comme dans le brutal martellement des passages les plus percussifs de l’œuvre, enchaînant les climats, dans l’interlude qui précède « Tauben von Gurre », avec une virtuosité stupéfiante. Une même excellence anime les forces conjuguées des chœurs de Radio-France et de la Radio de Leipzig, que des parties extrêmement divisées ne perdent jamais : le chœur final, dans ces conditions, est de ces moments de musique qui vous laissent hagard.
C’est des solistes que viennent alors les seules réserves à exprimer. Presque personne, depuis Ben Heppner, n’a su trouver le mélange de lyrisme et d’héroïsme, l’aisance dans l’aigu comme dans le grave qu’exige Waldemar ; on ne saurait dire si Robert Dean Smith y est parvenu, dont la voix émerge à peine du maelström sonore. Si Katarina Dalayman n’a pas ce problème, et si elle montre, une fois de plus, une magnifique texture de timbre, on rêverait, dans l’idéal, d’une Tove au chant plus lyrique – et au Si aigu plus libre. Grande voix aux intonations parfois engorgées, Michelle De Young réussit, heureusement, un Lied ambigu et inquiétant, superbement engagé. Tandis que Gabor Bretz et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke apportent une touche bienvenue d’ironie et de burlesque à l’ensemble, Barbara Sukowa saisit, ce soir comme dans son enregistrement avec Claudio Abbado, tout ce que Pierrot Lunaire doit à la partie du récitant. Triomphe d’une salle comble et comblée : c’est bien le moins.