Dans un opéra, le chargé de la programmation, s’il est soucieux de la pérennité de l’institution pour laquelle il travaille, doit adapter ses visées artistiques aux contingences matérielles, techniques et financières. D’où, probablement, le choix de reprendre des productions bien accueillies en leur temps. Six ans après sa création, revoici donc à Marseille ce Hamlet de Ambroise Thomas. C’est l’occasion de vérifier comment le spectacle évolue, d’y confronter nos souvenirs et d’apprécier une distribution presque entièrement nouvelle.
Le décor unique – jusqu’à l’acte V où il s’élève partiellement dans les cintres pour dégager l’espace scénique dont les profondeurs demeurent dans l’obscurité – de Vincent Lemaire représente toujours les hauts murs intérieurs de la forteresse royale, espace vide à l’exception de quelques accessoires signifiants, comme le portrait décroché du feu roi, ou fonctionnels, comme le miroir où Claudius pourra se voir en assassin désigné par Hamlet, ou la baignoire substitut de la rivière où Ophélie trouvera la mort. N’aurait-il pas été possible de faire, d’un acte à l’autre, croître la lèpre qui ronge le bas des murs, signe visible de la pourriture en action dans le royaume ? Et ce flot de feuilles mortes couleur argent qui viendront recouvrir le cercueil, n’est-il pas too much, quand le chœur chante : « elle est morte sous la brise du printemps » ? Les costumes de Katia Duflot étaient-ils les mêmes ? Les épaulettes du roi ont disparu, et ceux des femmes semblent pour certains inspirés par le modern style quand le metteur en scène évoque une transposition à l’époque de la création. Certes, à revoir le spectacle, l’œil se fait plus critique. Pourtant les lumières de Guido Levi nous semblent avoir gagné en subtilité, en particulier dans la scène de l’apparition. Quant à la mise en scène de Vincent Boussard, globalement efficace, elle est reprise par Natasha Ursuliak sans aucun changement notable, pour autant que notre mémoire soit fidèle.
Christophe Gay (Horatio) Jean-François Lapointe (Hamlet) et Samy Camps (Marcellus) © Christian Dresse
Pourquoi, alors, la mayonnaise prend-elle moins bien ? Sûrement pas à cause des chœurs, dont la qualité continue, sous la direction vigilante d’Emmanuel Trenque, de s’élever. Si l’on peut hasarder une hypothèse, la direction d’acteurs de l’assistante de Vincent Boussard nous a semblé parfois déficiente, peut-être à cause de la personnalité des interprètes. Ce problème ne se pose, en fait, que pour les premiers rôles. Les autres sont globalement irréprochables, des deux fossoyeurs philosophes campés par Antoine Garcin et Florian Cafiero au Polonius de Jean-Marie Delpas, et aux remarquables Marcellus de Samy Camps et Horatio de Christophe Gay. C’est avec soulagement qu’au dernier acte on entend la voix profonde de Patrick Bolleire sans l’amplification qui l’enlaidissait dans les apparitions précédentes du spectre. Rémy Mathieu déconcerte : l’entrée de son Laërte séduit par sa couleur et sa projection, et puis un enrouement prive la voix de son emprise initiale. Dans le rôle de Claudius, Marc Barrard n’a ni la prestance physique ni le mordant vocal idoines pour incarner l’ambitieux qui a osé devenir criminel pour accéder au trône. Néanmoins son expérience et sa sensibilité lui permettent de pallier au moins en partie ces lacunes et au final sa composition est d’un bon niveau. Sa complice dans le crime, la reine à la sensualité éperdue, est cette fois Sylvie Brunet-Grupposo. L’opulence bien connue de la voix trouve ici matière à se déployer sur toute son étendue, et c’est le plus souvent une pure jouissance auditive que de se soumettre à ce flot sonore qui n’est pas sans rappeler Rita Gorr ou Berthe Monmart. Malheureusement le jeu dramatique aussi semble se rattacher à des modèles aujourd’hui surannés, et ainsi le mélange audiovisuel donne parfois l’impression vertigineuse d’avoir remonté le Temps. Rescapée, si l’on peut dire, de 2010, Patrizia Ciofi retrouve Ophélie, un personnage déjà condamné à son entrée en scène, marginalisé par une tenue impropre au lieu et à sa position. Elle sait toujours en exprimer toute la fragilité, aidée par un physique à l’aspect juvénile, et maîtresse d’une technique propre aux pianissimi et aux sons filés. Mais la voix, qui n’a jamais été grande, semble encore avoir réduit sa projection, et les suraigus sont moins faciles et de tenue limitée. Peut-être la chanteuse s’économise-t-elle pour avoir les moyens de venir à bout de la longue scène du IV ? Elle y réussit, sans toutefois nous donner l’illusion grisante de virtuosité que ce morceau de bravoure peut susciter. Hamlet enfin est échu à Jean-François Lapointe, baryton canadien qui incarne ici pour la cinquième fois le prince danois. Le rôle ne lui pose pas de difficulté particulière, et comme il le maîtrise manifestement bien nous devrions être au diapason d’une salle conquise. Nous l’aurions été si les deux premiers actes avaient été aussi sensibles et musicaux que les trois suivants. Souci de netteté de la diction, désir d’affirmer le personnage, ou tension d’un trac éventuel, l’interprétation nous semble d’abord pesante sur le plan vocal, avec des accentuations sur certaines consonnes qui alourdissent et emphatisent inutilement, et suggèrent des références devenues archaïques. Mais la finesse avec laquelle le délicat monologue du troisième acte est rendu, si elle n’efface pas les réticences précédentes, nous révèle une subtilité qui dès lors éclairera toutes ses interventions.
Pourtant, plus que ces interprètes et leurs mérites, c’est ce qui vient de la fosse qui nous a comblé. A la tête des musiciens leur directeur musical, Lawrence Foster. Fatigué, il avait dû renoncer à diriger la générale, laissant la baguette à son assistant, le jeune Victorien Vanoosten dont les Massenet donnés l’an dernier avaient permis d’apprécier la valeur éclatante. En ce soir de première, Lawrence Foster ne donne nul signe de défaillance : il indique inlassablement les innombrables nuances d’une partition dont sa lecture, aussi minutieuse qu’un travail d’orfèvre, met en lumière l’efficacité dramatique et l’originalité. Grâce à cette patiente ciselure il révèle les trouvailles du compositeur, dans sa recherche sur les timbres et l’harmonie, et tire l’œuvre de la seconde zone où elle est rangée d’ordinaire. Cela commence avec le prélude, qui semble naître du néant, cela se renouvellera avec l’entracte qui précède l’acte II, à un degré moindre avec celui du début de l’acte IV, c’est à une véritable redécouverte qu’il nous est donné d’assister. Il n’est pourtant pas si éloigné, le temps où l’on pouvait brocarder l’orchestre de l’opéra de Marseille. Mais entre renouvellement des pupitres et arrivée d’un nouveau directeur musical, voilà un ensemble invité à l’étranger, réinvité où il est passé et appelé à l’avenir dans des lieux prestigieux comme le Concertgebouw d’Amsterdam ou en tournée aux Etats-Unis. Il n’y a pas de hasard : il faut du talent et du travail. A Marseille, on l’a compris, comme en témoigne le soin apporté aux effets sonores – pour exemple les deux harpes situées dans les loges d’avant-scène et déplacées en coulisse quand nécessaire pour regagner leur position initiale – et la virtuosité de certains pupitres, aux cuivres un trombone et un cor à faire des jaloux…On venait à Marseille d’abord pour le plateau. A ce train, y viendra-t-on bientôt pour la fosse ?