Étrange soirée. Les meilleurs moments y côtoient les francs ratages, la bienséance poussiéreuse du récital de chant s’oublie parfois au profit de l’improvisation feinte, la sincérité flirte avec la vulgaire stratégie commerciale comme le bel canto avec l’amateurisme. Il ne fallait peut-être pas grand chose de plus pour faire de cet hommage une soirée inoubliable…
Il faudra bien entendu parler des nombreuses « surprises » annoncées en début de spectacle. Pour le programme officiel, la première partie, passée une exécution « de chauffe » très fragile de l’air de Néron, nous réserve un moment de chant exceptionnel dans l’interprétation successive de l’air de Lenski (Eugène Onéguine) dans sa version originale et dans la version « Caruso » : Alagna y dévoile dans la reprise française une interprétation radicalement renouvelée : plus rapide sans doute, moins barytonnante, les quelques inflexions de voix (par imitation de Caruso ?) démontrent les subtiles articulations qui sont à la source de l’interprétation : une vraie leçon de chant. Voilà d’ailleurs qui faisait un beau projet pour un hommage : faire entendre au public la corrélation entre les partis pris apparemment anodins de Caruso (même forcés, comme ce fut probablement le cas dans le choix de la langue des livrets) et sa définition du style de chant.
Malheureusement l’hommage tourna plutôt au prétexte : après Tchaikovski, Roberto annonce en effet que Caruso interprétait l’air de Gennariello de Gomes, bien qu’il fût écrit pour soprano. En toute logique et sur le même modèle qu’Onéguine, on s’attendait à ce que Roberto nous propose donc cette nouvelle version Caruso. C’est sans compter l’esprit de famille qu’Alagna a érigé en leitmotiv de ses apparitions, et c’est donc Nathalie Manfrino qui vient sur scène interpréter un air qui, autant le dire franchement, n’a pas plus d’intérêt dans sa déclinaison « Caruso » que dans sa version originale, et qui n’en gagne a posteriori pas dans sa « version Manfrino ».
L’autre grand leitmotiv, celui de la chanson sicilienne, émerge alors avec la diffusion d’un extrait de Caruso, dans la sérénade de Turridu. On nous avait promis des grandes voix, en voilà : un legato exemplaire que seul un disque rayé pouvait interrompre avec tant d’éclat… Ce n’était là que la première « surprise » que nous réservait la technique. Flanqué de Richard Rittelmann, l’interprétation de Madame Butterfly le nez collé au pupitre devait achever de manière bien bancale cette première partie.
Au retour de l’entracte et conformément à l’esprit Caruso, on donne les Pêcheurs de perles en italien et sans orchestre, accompagné par le piano imprécis d’Elizabeth Cooper : malgré ces résistances qui firent perdre la moitié du tempo et quelques accrochages vocaux (attaques imprécises, ports de voix « de secours ») Roberto émeut dans une très belle conclusion sotto voce. Intermède « Alagna and friends » avec l’air de Colline dans La Bohème par Rubén Amoretti. (Pourquoi ? Et bien parce que Caruso chantait des airs de basse pardi !). De nouveau la Bohème, mais de Leoncavallo. Là encore, quelques maladresse techniques : un Sib bien escarpé et un soutien fragile.
L’ensemble des rappels forment donc une troisième partie de spectacle à part entière. Très bel « Ombra mai fu » par la mezzo Doris Lamprecht avec une ligne de chant irréprochable. Une belle apparition également de Laurent Korcia dans l’élégie de Massenet, et surtout le ténor Marc Laho dans Fanciulla del West, sans doute le ténor le plus solide techniquement de la soirée ! Sans toutefois le rayonnement et le timbre de Roberto.
La suite confine à l’improvisation totale. Bis de trop, le septuor de Lucia : niveau de mise en place digne d’un déchiffrage ; musicalement à la cavalière, avec un contre-sib de Manfrino envoyé deux temps en retard en passant par la quinte : effroyable. Nouveau couac des techniciens qui se trompent de CD lorsque Roberto annonce l’air de la Juive « Rachel, quand du seigneur » par Caruso. Le public suggère donc quelques bis : une inconsciente réclame « Lucia ! ». Deuxième septuor, donc. Toujours de trop. Deuxième tentative de la technique pour La Juive et nouvel échec.
Au moins, une partie du public s’amuse : on persiste quand même à croire qu’il est possible de rompre avec l’austérité d’un récital classique sans perdre le niveau de professionnalisme qu’on pourrait attendre d’un théâtre et d’un chanteur d’un tel prestige.
Roberto donne finalement l’air a cappella : transposé, donc sombre, et sans orchestre pour tenir le tempo : trop vite expédié. Le coeur y était.