Sonya Yoncheva avait annulé sa Traviata (comme Rolando Villazon) à Münich les 15 et 18 juillet. Viendra, viendra pas ? Elle était attendue de pied ferme à Montpellier où, dirigée par son mari, Domingo Hindoyan, elle devait rendre vie à Iris. Non seulement le miracle s’est réalisé, mais plus encore, il ne sera plus permis de parler avec condescendance ou dédain de cet ouvrage où elle s’est totalement investie. Plus de quatre ans avant que Puccini crée Madame Butterfly , en 1898, Mascagni nous livrait son chef d’œuvre, loin des platitudes et des boursouflures du vérisme. Estampes, arts décoratifs japonais fascinent alors l’Europe et produiront des japonaiseries variées, avec tous les fantasmes nourris sur la femme orientale.
La richesse de l’extraordinaire livret de Luigi Illica permet de multiples lectures, qui, ce soir, se combinent harmonieusement. Rêveuse et naïve enfant, d’une rare beauté s’éveillant à la vie, Iris est convoitée, puis ravie à son père aveugle, par un débauché, Osaka, aidé du cupide Kyoto, pour servir leurs appétits. Elle ne leur échappe que par le suicide. Cette trame autorise une interprétation très différente, comme une sorte de drame sacré, où Iris, éprise du dieu Soleil, préfère la mort à la déchéance, vierge et martyre, dont la rédemption finale est une véritable apothéose. Associant chacune de ces approches, la musique de Mascagni, héritière de Wagner, du vérisme évidemment, mais prémonitoire du symbolisme et de l’impressionisme debussyste, se distingue par ses qualités, dramatique et musicale. A la différence de Puccini, la couleur locale, tout aussi efficace, y est discrète, l’écriture vocale et l’orchestration sont admirables. Au travers de l’arche imposante que constituent le prélude initial et le finale, les pages symphoniques et chorales sont somptueuses, chambristes comme puissantes, sensuelles, capiteuses ou diaphanes. Un chef-d’oeuvre, incontestablement.
« Ho fatto un triste sogno », la première phrase que chante Sonya Yoncheva, et qu’elle retrouvera au 2e acte lorsqu’elle s’éveillera, recto-tono, pianissimo sur un mi grave, est la certitude d’un régal. Riche, colorée, naturellement sonore, la voix est splendide. Elle impose une personnalité complexe, attachante, où la fraîcheur se colore des accents sombres du cauchemar qui l’accompagnera. Ingénue, elle nous bouleverse d’émotion lorsqu’elle commente à son père l’histoire que présente le théâtre de marionnettes, Dans toutes les expressions dramatiques, elle règne en souveraine, habitée par son personnage, auquel elle donne le meilleur de ses extraordinaires moyens. Croit-elle être au paradis, au début du second ? Extatique est son la aigu, chanté lui aussi pianissimo. Son ultime intervention « Il picciol mondo della mia casetta » suspend le temps, avec une infinie tendresse. L’émotion nous étreint.
Andrea Carè, Osaka, est un excellent ténor à la voix jeune, puissante, nuancée, sensible et sensuelle. Le seul air véritable de la partition, « Apri la tua finestra » est exceptionnel de tenue. Tout autant, sa longue intervention au deuxième acte, où s’enfle son désir sensuel pour devenir une passion que l’on croit sincère est un morceau d’anthologie. Kyoto l’entremetteur, tenancier de bordel, mû par l’appât du gain, est confié à Gabriele Viviani, baryton puissant à la plus large palette expressive, qui fait l’unanimité. L’aveugle, père d’Iris, à laquelle il voue un amour possessif, est particulièrement complexe. Son désarroi, puis sa souffrance qui se mue en désir de vengeance lorsqu’il constate ce qu’il prend pour une trahison sont particulièrement bien rendus par Nikolay Didenko, une basse à la voix ample et bien timbrée. La belle Dhia, une geisha, est Paola Gardina, davantage mezzo que soprano. Le timbre, bien différencié de celui d’Iris, leur permet un magnifique duo. La voix est chaleureuse, d’une belle ligne soutenue, avec le lyrisme requis. Marin Yonchev, ténor clair de timbre, campe un chiffonnier sensible. Les seconds rôles (un marchand et un chiffonnier) sont tenus par deux valeureux choristes, prometteurs (Karlis Ruttentals et Laurent Sérou). Non seulement cette distribution ne comporte pas la moindre faiblesse, mais elle est idéalement servie par un chœur splendide. Comme pour les grandes réalisations lyriques passées du Festival, sont associés les choeurs de l’Opéra National de Montpellier et ceux de la Radio-Lettone. La fusion est parfaite, les pupitres homogènes, et les grands chœurs du premier et du troisième acte, comme les interventions plus ponctuelles des femmes ou des hommes sont des moments forts. Domingo Hindoyan dirige amoureusement : il enflamme, il galvanise, mais aussi sait obtenir les couleurs chambristes les plus ténues. Son attention à chacun, au chant en premier lieu, est constante et il traduit la fluidité de la partition, ses progressions, ses emportements, sa majesté avec art. Le geste est aussi élégant qu’efficace, le chant est proprement sculpté, aux accents toujours justes.
La version de concert qui nous est offerte, appelée à faire date, focalise toute l’attention sur les chanteurs, sur les choristes et sur les instrumentistes. Comme l’orchestre plante le décor, explicite l’action, peint les caractères et nous dit les pensées de chacun, le public ne souffre pas de l’absence de décors, d’éclairages, de costumes et de direction d’acteurs. Seules touches originales : l’arrivée d’une vraie Japonaise, habillée et coiffée en geisha, jouant du luth biwa pour accompagner Iris lorsqu’elle se croit au paradis. Enfin Sonya Yoncheva troque sa robe fourreau bleue du premier acte pour une rouge – aux couleurs de la passion – pour les deux suivants à la faveur de l’entracte. Une des plus longues standing ovations dont j’ai été témoin salue cette production exemplaire.