Artiste en résidence à la Philharmonie de l’Elbe, c’est en voisin que George Benjamin est venu assister à la création allemande de Lessons in Love and Violence au Staastoper de Hambourg. Deux jours plus tôt, il donnait un concert très personnel autour de sa musique de chambre et de pièces de Mahler et de Messiaen (son professeur) dans la petite salle de la Philharmonie. A cette soirée intimiste étaient justement conviés son ami Kent Nagano et le baryton Gyula Orendt qui retrouve sous sa direction le rôle de Gaveston endossé à Covent Garden la saison dernière. A l’applaudimètre, la première a rencontré un beau succès et le compositeur a été particulièrement bien accueilli. Néanmoins, lorsque les chanteurs reviennent, plusieurs spectateurs se sont déjà levés, non pour une standing ovation mais pour quitter la salle, comme s’ils étaient pressés de se dégourdir les jambes ou de respirer un air plus frais. Car si le troisième opéra du musicien britannique, élaboré comme les précédents à partir d’un livret de Martin Crimp, est relativement court (une heure trente et des poussières), il s’avère fort dense et d’une suffocante noirceur…
Les premières mesures nous plongent in medias res avec d’emblée une des multiples confrontations qui jalonnent ce drame presque constamment sous haute tension : le Roi (Edouard II n’est jamais nommément cité) prend violemment à parti Mortimer qu’il soupçonne de vouloir l’évincer. L’homosexualité, comme le soulignait Laurent Bury lors de la parution du DVD du spectacle monté à Londres l’année dernière, n’est pas le sujet principal de Lessons in Love and Violence. Seuls quelques baisers ou une étreinte furtive aussitôt interrompue rappellent le caractère passionnel d’une relation néanmoins conflictuelle et dont Piers Gaveston se dira prisonnier. Elle suscite tout au plus une remarque hostile, mais isolée, dans le chef de Roger Mortimer – un roi ne doit pas partager son lit avec un homme – et le fait que le monarque se soit entiché d’un amant plutôt que d’une maîtresse ne constitue pas un véritable ressort dramatique au sein de cette terrifiante leçon sur l’ubris et la dépravation des hommes.
© Forster
Il n’y en a pas un pour racheter l’autre et nous inspirer sinon de la sympathie, du moins un semblant de compassion. La détresse du Roi quand il apprend l’assassinat de Gaveston pourrait nous émouvoir si nous n’avions d’abord découvert à quel point il est égoïste et méprise son peuple. Le sort d’une femme qui a tout perdu à cause des prodigalités du roi à l’endroit de son amant ne touche pas non plus Isabelle – pire : il attise son sadisme. Et nous restons de marbre devant l’affliction de cette reine, certes trompée mais adultère et meurtrière, quand son fils s’apprête à exécuter Mortimer sous ses yeux. En fin de compte, c’est au personnage muet, mais omniprésent de la Fille du Roi (Ocean Barrington-Cook) que nous devons le seul élan de tendresse de la soirée lorsqu’elle prend son père dans ses bras pour le consoler. En revanche, la douceur des gestes de Gaveston qui enlace Edouard, a priori convaincu d’avoir affaire à son bourreau, se révèle trompeuse en nous laissant croire que leur relation s’est apaisée. S’il peut revoir ainsi les traits de son aimé qui a pourtant été assassiné, c’est parce qu’il a, lui aussi, quitté ce monde…
La trame resserrée de l’ouvrage, dont certaines scènes s’enchaînent de manière fort abrupte, le style lapidaire, voire elliptique de Crimp, les rapports délétères qu’entretiennent les protagonistes, souvent au bord de la crise de nerfs, tout nous empêche d’entrer véritablement dans l’histoire et nous tient à distance – une distance que ne contribue certainement pas à réduire l’opulence glacée et impersonnelle du palais imaginé par Vicki Mortimer.Par contre, le jeu d’acteurs n’est jamais outré, une vraie prouesse à mettre au crédit de Katie Mitchell dont la direction préserve la crédibilité de nombreuses situations paroxystiques où, livrés à eux-mêmes, les interprètes auraient pu aisément déraper. Les mouvements esquissés au ralenti, comme au cinéma, par certains personnages dans quelques tableaux assez poétiques nous offrent une respiration, mais la fosse a vite fait de réinstaurer un climat oppressant, même dans les interludes où la menace continue de sourdre, insidieusement.
Nerveuse, prolixe, la partie orchestrale entretient une agitation anxiogène et sa sophistication contraste avec la sobriété des lignes vocales qui privilégient un récitatif souple mais parfois très lyrique (le Roi), n’était le rôle d’Isabelle, taillé sur mesure pour Barbara Hannigan et que les éclats hystériques propulsent hors de la portée. Le soprano moins percutant, mais très flexible de Georgia Jarman lui succède sur la scène du Staatsoper de Hambourg alors que Peter Hoares retrouve l’écriture, elle aussi relativement tendue, de Mortimer dont il assurait la création en 2018. La voix du ténor, peut-être en méforme, accuse une certaine sécheresse mais il investit à fond la scélératesse du baron retors. Autre changement notable dans la distribution après celui d’Isabelle, Evan Hughes reprend le trône occupé à Londres par Stéphane Degout. Le Roi hérite d’une autre dégaine, tout aussi séduisante, et d’un baryton superbement timbré, aux couleurs plus sombres mais qu’il sait alléger avec délicatesse pour exprimer les affects ondoyants de cette personnalité tourmentée. Remarquable Thésée dans l’Hippolyte et Aricie monté à Berlin cet automne, Gyula Orendt prête son grain mâle et sa présence magnétique au favori d’Edouard, mieux gâté par le compositeur qui lui réserve même quelques mélismes dont le chanteur exalte la sensualité.
Ténor melliflue et apparemment très à l’aise dans le registre suraigu (il excelle d’ailleurs dans le répertoire britannique de countertenor), Samuel Boden semblait tout trouvé pour magnifier la jeunesse du Fils comme pour traduire sa mue psychologique dans ce finale, implacable, où il assoit son pouvoir en vengeant la mort d’un père dont la dépouille est encore chaude. Saluons également la composition, impressionnante, d’Andri Björn Róbertson en déséquilibré revendiquant la couronne et que Mortimer fait éliminer, en guise de leçon, devant le Fils d’Edouard. Emilie Renard et Hanna Sawle ne sont pas en reste et complètent le casting de haut vol réuni par le Staastoper. Elles se détachent d’abord d’une foule anonyme pour témoigner de la misère du peuple délaissé par son roi avant de jouer un fragment de drame biblique, théâtre dans le théâtre brutalement interrompu par une nouvelle dispute entre les protagonistes de l’oeuvre principale. A l’issue de la soirée, George Benjamin semble particulièrement ravi de la performance du Philharmonisches Staatsorchester Hamburg qu’il congratule chaleureusement. Kent Nagano a plus que probablement eu l’occasion d’échanger avec lui, s’ils n’ont pas travaillé ensemble sur la partition.