Avec cette reprise de Manon, L’Opéra de Paris entendait sans doute mettre à l’affiche le couple « de rêve » qui avait incarné Roméo et Juliette à New-York la saison passée avec un succès retentissant. Mais le sort en a décidé autrement. Nadine Sierra s’étant retirée de la production, c’est Amina Edris qui avait déjà chanté le rôle lors d’une soirée unique en mars 2020, juste avant la fermeture du théâtre pour cause de covid, qui a repris je flambeau. La soprano d’origine égyptienne ne manque pas d’atouts, elle possède un timbre clair qui évoque la jeunesse de l’héroïne et dans la voix quelque chose de fragile qui émeut d’emblée l’auditeur. Elle parsème sa ligne de chant, élégante et nuancée, de délicats piani qui font merveille notamment dans la « Petite table » qu’elle interprète avec des accents particulièrement émouvants. Elle ne fait pas de sa grande scène du Cours la reine, « Je marche sur tous les chemins » un numéro d’esbroufe, elle interprète au contraire cette page avec un naturel confondant sans ajouter de suraigus qu’elle ne possède d’ailleurs pas, ce qui confère une certaine sincérité à son propos. Enfin, sa diction parfaitement intelligible et son physique adapté au personnage font d’elle une Manon accomplie. A ses côté, Benjamin Bernheim qui grimpe une à une les marches vers le sommet de son art, campe un des Grieux proche de l’idéal. Après ses sublimes Roméo à Paris en 2023 et au Met en 2024, son Werther miraculeux au Théâtre des Champs-Elysées en mars dernier, voilà qu’il nous offre un des Grieux d’anthologie, supérieur encore à celui qu’il avait incarné in loco en 2020. Le personnage est plus fouillé, l’interprétation plus nuancée et le jeu plus assuré, dès son entrée en scène au premier acte. Son interprétation du « songe » tout en demi-teinte est un modèle d’élégance et de beau chant associé à une diction exemplaire. Au trois il livre un « Ah fuyez douce image » à la fois poignant et spectaculaire avant de laisser s’épancher sa passion amoureuse dans le duo qui suit. Enfin sa prestation à l’hôtel de Transylvanie met particulièrement en valeur ses talents d’acteur. Il n’est pas aisé pour Andrzej Filończyk de passer après Ludovic Tézier dans le rôle de Lescaut. Le baryton polonais ne manque pas de qualités cependant. Son timbre agréable retient l’attention et il dispose d’un medium et d’un aigus solides mais en dépit de louables efforts sur le plan théâtral, son personnage demeure quelque peu en retrait, sans doute à cause d’une projection insuffisante et d’une diction perfectible. Tel n’est pas le cas de Nicolas Cavallier dont la projection et la diction sont souveraines. Il campe un Comte des Grieux à la fois autoritaire et paternel, tout à fait irréprochable. Régis Mengus propose un Brétigny excentrique et par moment ridicule, tandis que Nicholas Jones constitue une erreur de casting, ce ténor mince et fringant n’évoque en rien Guillot de Morfontaine que l’on imagine âgé et repoussant, à la limite du grotesque. Ilanah Lobel-Torres, Marine Chagnon et Maria Warenberg interprètent leurs rôles de courtisanes avec humour et fantaisie. Enfin notons l’hôtelier haut en couleur de Philippe Rouillon, déjà présent lors de la précédente reprise.
Au pupitre, Pierre Dumoussaud, récemment nommé Directeur Musical de l’Opéra Orchestre de Normandie Rouen, propose une direction nette et précise, avec des tempi plutôt retenus qui laissent respirer les chanteurs.

Sur le plan visuel, la production de Vincent Huguet en impose grâce à ses magnifiques décors, dans le style art déco, imaginés par Aurélie Maestre. En effet, l’action est transposée dans les années 20 comme en témoignent les somptueux costumes dessinés par Clémence Pernoud. Lorsque le rideau se lève au début du troisième acte, le public applaudit le salon monumental et les costumes chatoyants des personnages. Transformer le Cours-la-Reine en une salle de bal où se déroule une soirée en costumes dix-huitième siècle s’avère une idée intéressante en harmonie avec la musique du ballet. En revanche l’omniprésence d’une pseudo-Joséphine Baker qui sert d’entremetteuse est parfaitement incongrue. D’autant plus que cette créature chante -en play-back- une chanson de la célèbre meneuse de revue. Plutôt que d’ajouter une page on ne peut plus éloignée musicalement de l’opéra, il aurait mieux valu rétablir certaines coupures comme la fin du premier acte voire le début du cinquième où dans cette production, Lescaut n’apparaît pas. C’est le comte des Grieux qui se charge des tractations avec les archets.